Se souvenir de l’éruption de la montagne Pelée de 1902, avec Anne Terrier

Avec son premier roman, « La Malédiction de l’Indien », paru aux éditions Gallimard, l’écrivaine française d’origine martiniquaise Anne Terrier fait une entrée remarquée dans le monde littéraire francophone. À la fois biographie romancée de sa grand-mère et enquête historique sur les circonstances de l’éruption de la montagne Pelée il y a bientôt 120 ans, son livre témoigne de la maturité littéraire de cette auteure qui regarde le passé de son île et de sa famille avec une lucidité emphatique.

« Pendant qu'en métropole, on célèbre pour la cinquante-septième fois la victoire de 1945, la Martinique tout entière converge vers la ville de Saint-Pierre, au nord de l'île. Le ciel des matins est chargé de nuages qui s'accrochent à la montagne, noyée dans un brouillard malfaisant. Cela n'empêche ni les marcheurs partis au milieu de la nuit du Carbet, du Morne-Rouge ou du Morne-Vert, voire, pour certains, de Fort-de-France […] d'arriver à l'heure au rendez-vous de 7 h 55, l'heure exacte où la vie, brusquement, s'arrêta. La veille au soir, trente mille lumières ont jailli au-dessus de la mer […] en mémoire des trente mille vies soufflées par la montagne. »

Ainsi débute La Malédiction de l’Indien, mémoire d’une catastrophe, le premier roman d’Anne Terrier. La catastrophe en question, dans le titre, renvoie à l’éruption de la montagne Pelée, le 8 mai 1902, qui raya de la carte du monde la belle ville martiniquaise de Saint-Pierre, surnommée le « petit Paris des Antilles ». Cette catastrophe fit 30 000 victimes, mortes sous les cendres ardentes et les fleuves de lave émis par le volcan. L’événement a marqué l’histoire des Antilles et la mémoire de leurs habitants.

Cataclysme et fiction

Le roman s'ouvre sur les cérémonies du centenaire de l’éruption à la Martinique en 2002. Évidemment, Anne Terrier n’est pas la première romancière à s’être emparée de cette catastrophe. Des auteurs prestigieux tels que Raphaël Confiant (Nuée ardente, 2002), Daniel Picouly (Quatre-vingts dix secondes, 2018), ou encore le Camerounais Gaston-Paul Effa (Le Miraculé de Saint-Pierre, 2017), ont restitué, à travers la fiction, l’immense tragédie que fut l’éruption de la montagne Pelée.

Le roman d’Anne Terrier est différent car celle-ci y mêle étroitement l’histoire avec un grand « H » et l’histoire familiale, jusqu’à faire de l’explosion volcanique la métaphore des turbulences qu’a traversées sa famille, originaire de Saint-Pierre. L'auteure revient sur cette correspondance dans un  passage aussi ironique qu'émouvant de son roman-document : « L’histoire de notre famille, écrit-elle, originaire de Saint-Pierre, est traversée de mêmes soubresauts que l’histoire de la Martinique. En apparence, tout va bien ; mais en sous-sol, ça travaille, ça craque, ça bouillonne tel un volcan […] puis viennent les alertes, les grondements sourds, les signes avant-coureurs […] Jusqu’au jour où se produit une explosion cataclysmique qui laisse s’échapper la lave dévastatrice. Viennent ensuite les ricochets, les répliques qui, bien que douloureuses, achèvent de régler la question. C’est seulement alors que la voie est dégagée pour les générations futures. »

Anne Terrier incarne ces générations futures. Originaire d’une famille illustre de la Martinique, pierrotine plus précisément, elle est née quant à elle à Paris, d’une mère martiniquaise et d’un père lyonnais. Elle est aussi une nièce par alliance du grand poète de la Martinique Édouard Glissant. « Je suis sa nièce par alliance, précise la romancière. Édouard et mon père étaient des amis de jeunesse et chacun d’eux a épousé une sœur Survélor. Ils étaient le quatuor si vous voulez, mes parents, ma tante et Edouard. Évidemment, j'ai lu les livres d’Édouard Glissant et je n'ai pas tout compris. Pour moi, Édouard, c'est vraiment l'homme, la personne que j'ai connue quand j'étais enfant, adolescente et puis après jusqu'à sa mort. Je me suis toujours située à l'écart de son oeuvre. Je ne suis pas spécialiste de la pensée glissantienne.»

La trajectoire de Passion

On aura compris, ce n’est pas par l’émulation de l’oncle admiré qu’Anne Terrier est venue à l’écriture, mais comme elle aime à dire, par souci de transmission à ses enfants l’histoire éparpillée et méconnue de sa famille. En arrière-plan de cette histoire, l’ombre du volcan dont l’éruption tragique est à l’origine des légendes familiales de l’auteure. L’une de ces légendes concerne la grand-mère maternelle de l’auteure. Celle-ci s’appelait « Passion ». Nom on ne peut plus prémonitoire, comme on le découvrira à la lecture du livre que lui consacre aujourd’hui sa petite-fille. La trajectoire de Passion, est au cœur de cette biographie romancée.

Selon la légende, Passion, qui était une adolescente au moment de la catastrophe volcanique, fut sauvée de la mort certaine par son père médecin qui exerçait dans la ville maudite. Alerté par les secousses et les grondements à répétition qui avaient précédé l’éruption finale du volcan, le père avait écourté les vacances de sa fille chez lui pour la ramener chez sa mère, l’éloignant ainsi de Saint-Pierre où il périt lui-même sous le poids de la lave, le 8 mai 1902.

Un récit métissé

Spoliée de son héritage à la mort de son père, Passion ira s'installer à Paris, où elle se marie et fonde une famille. Ses petits-enfants, qui l’ont connue, dont Anne Terrier, gardent le souvenir d’une femme acariâtre, à la langue fielleuse et à l’origine des scandales financiers et immobiliers qui ont secoué la famille depuis. C’est l’énigme de cette grand-mère, si peu maternelle, que l’auteure tente de tirer au clair dans les pages de son livre, en s’appuyant sur les témoignages de ses oncles et ses tantes, mais aussi sur ses propres souvenirs d’enfance et d’adolescence. Le livre qui en résulte est un récit « métissé », comme l’auteure s’amuse à le rappeler, caractérisé par son souci d’apprivoiser le passé avec lucidité, mais non sans empathie.

La grande force du roman d’Anne Terrier est d’avoir surtout su restituer, au travers de fresques et portraits, les tendances lourdes de la société martiniquaise, fondée sur les vestiges sociales et politiques de l’esclavage et autres turbulences de son histoire mouvementée. Le roman se clôt sur une anecdote extraite de la résistance tragique des derniers Indiens Caraïbes à la colonisation de leur île par les Français : « Reconnaissant leur défaite, les derniers chefs caraïbes décident alors de se donner la mort plutôt que d’être contraints à se soumettre : ils se jettent dans la mer du haut d’une falaise, sous les yeux ébahis des Français. La légende veut qu’avant de basculer dans le vide, le dernier Indien Caraïbe de la Martinique lança une malédiction aux colonisateurs. ‘’La Montagne de feu nous vengera’’, prédit-il. Ce qu’elle fit. »

À travers ces mémoires du cataclysme de 1902, alternant légendes et récits de vie, Anne Terrier s’affirme comme l’héritière de l’oralité créole de son île, écrivant à son tour la « parole de nuit », à la fois grave et cathartique.

La Malédiction de l’Indien : mémoires d’une catastrophe, par Anne Terrier. Collection « Continent noirs », Gallimard, 203 pages, 19 euros.

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