Alors que les problématiques autour de l’eau sont appelées à engendrer de plus en plus de frictions dans les années à venir, nous peinons encore à faire participer réellement les citoyens à ces décisions qui les concernent. Compilant des années de recherche, un ouvrage propose des approches innovantes pour rendre les processus décisionnels autour de la gestion de l’eau plus inclusifs.
Ces dernières années ont été marquées en France par de nombreux conflits autour de la question de l’eau. L’exemple le plus emblématique est celui des mégabassines.
Transformer ainsi une parcelle agricole en champ de bataille dénote, pour les parties opposées, l’absence de volonté et des conditions pour un dialogue constructif. Comment aller enfin vers une participation « décisionnelle » sérieuse et respectueuse ?
Pourtant, comme le montrent des recherches internationales, il est possible de faire intervenir réellement les citoyens à toutes les étapes du cycle de décision et d’action publique. Et cela à différents niveaux : leur faire choisir un processus participatif et endosser des rôles, les aider à comprendre la gouvernance passée, dialoguer sur les principes de justice, explorer les chemins possibles, assembler des plans d’action couvrant les divers enjeux et échelles, ou encore autoévaluer les changements. De quoi cheminer ensemble vers des usages durables et justes de l’eau dans les territoires.
Nous détaillons cela dans notre ouvrage récent, « Transformative Participation for Socio-Ecological Sustainability – Around the CoOPLAGE pathways ». Co-écrit par 50 chercheurs et 29 praticiens, nous y décryptons en 19 chapitres des conditions nécessaires à la mise en œuvre de ce type de démarches participatives, à partir de cas réels.
Sur quatre continents, de la Drôme à la Nouvelle-Calédonie en passant par la Tunisie, nous nous appuyons sur 20 ans de recherche-intervention menée par plus de 100 chercheurs. Nous y partageons nos expériences méthodologiques et réflexives, et les pratiques qui soutiennent la participation des acteurs dans la prise de décision et le changement vers davantage de durabilité socioécologique.
À l’heure où la sphère publique résonne d’un appel à « en finir avec la démocratie participative » et où la représentation nationale semble faire peu de cas des avis citoyens, où en est-on ?
Les citoyens eux-mêmes le perçoivent, et les analyses des spécialistes le confirment : la participation reste souvent cantonnée à une simple consultation en « aval » des vraies décisions ou à des propositions d’actions marginales dans les politiques publiques, comme dans les budgets participatifs.
Des moyens sont rarement mis pour soutenir le temps et l’effort des contributeurs, comme lors de jurys citoyens bien organisés où un salaire leur est versé. Il n’y a pas non plus de « contrat de participation » préalable sur le statut et le devenir des résultats. Les garants, arbitres d’un bon déroulement, sont réservés aux grands dispositifs de la Commission nationale de débat public.
Que de frustrations, de déceptions, de temps perdu, de vaines discussions, qui éteignent toute velléité d’engagement ou font bifurquer vers les ZADs et l’extrémisme les citoyens déçus ! Pour les pilotes politiques et maîtres d’ouvrage assistés par des experts, induire l’acceptabilité constitue le ferment d’un régime que l’on pourrait qualifier d’« acceptocratique ».
C’est-à-dire, dont l’objectif est de faire accepter un projet déjà acté au préalable sans les concernés, tout en minimisant les conflits.
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En 2016, des ordonnances avaient été édictées après la mort d’un manifestant à Sivens, entre autres pour renforcer le dialogue « en amont » du processus de décision. Toutefois, elles semblent aujourd’hui souvent négligées. Diverses lois d’« accélération » récente pour l’énergie ou l’industrie « verte » (octobre 2023) effacent les possibilités de recours et privilégient la finalité économique, devant les attentes sociales et écologiques.
Créer des conditions nouvelles de participation avec une inclusion de toutes et tous, plus de légitimité, de cohérence et un réel pouvoir d’influence et d’alignement sur les attentes des habitants. Tels sont donc les défis à affronter, en France, mais aussi à l’étranger.
Pour déterminer puis faciliter les conditions d’une participation décisionnelle « dès l’amont » du processus, les recherches ont suivi diverses pistes. L’initiative en revient d’abord aux sciences politiques, à la sociologie et l’anthropologie, avec une posture visant à principalement à analyser les démarches participatives, sans intervention directe ou volonté expérimentale.
Pour tester les conditions auxquelles la participation peut produire des transformations effectives, c’est plutôt à l’interface entre sciences de l’environnement et sciences de la décision que des chercheurs se sont intéressés. Par exemple, sur ce qui provoque le changement, l’innovation ouverte, la gouvernance participative, les processus de décision multiacteurs en environnement) ou encore l’articulation entre expertise et décision publique.
Dans ces recherches, les questions structurantes semblent avoir été identifiées ainsi que plusieurs réponses opérationnelles (multiplication des méthodes et experts en participation, living-labs, formalisation des sciences de la participation…). Toutefois, il y a encore peu d’approches méthodologiques intégrées, raisonnées et pragmatiques de la participation à l’ensemble des étapes du processus décisionnel.
Tout en reconnaissant les limites des démarches participatives, mais aussi leurs apports précités, un groupe de chercheurs de l’unité mixte de recherche « gestion de l’eau acteurs usage » de Montpellier a, depuis 2003, développé diverses approches participatives. Celles-ci permettent de faire intervenir les citoyens et d’autres acteurs dans les différentes phases de la décision. L’ouvrage présente la mise en oeuvre de ces approches en France et à l’international, y compris dans des zones où les citoyens peinaient à agir sur les politiques publiques.
L’ouvrage explique par exemple comment permettre aux acteurs de préparer et organiser leur propre démarche participative. Il relate une expérience dans la Drôme, portée par le syndicat mixte de la rivière Drôme : 344 citoyens ont défini eux-mêmes qui allait participer, à quelles étapes de la décision, avec quels rôles et quels outils. Puis ils ont bâti ensemble un plan d’action cohérent pour l’eau et la rivière. Cette démarche s’inscrivait comme accompagnement citoyen de la révision du schéma d’aménagement et de gestion de l’eau (SAGE) de la rivière Drôme.
Un autre chapitre présente le processus de planification participative mis en œuvre en Nouvelle-Calédonie pour élaborer la politique de l’eau partagée en 2019. Le chapitre résume les principales étapes et les outils utilisés, ainsi que les résultats et les réactions des participants et des organisateurs. Un Néo-Calédonien sur 600 a participé.
Autre exemple abordé, celui d’une démarche participative en Tunisie pour adapter les territoires ruraux vulnérables au changement climatique. 4 300 citoyens ont formulé quelque 11 500 propositions d’actions. Ces propositions ont ensuite été reprises par des comités de territoire afin d’élaborer des plans d’aménagement et de développement intégré. Des facilitateurs territoriaux témoignent de leur rôle de « créateur de dialogue » entre un large éventail d’acteurs (agriculteurs, élus, administrateurs, etc.) dans cette démarche.
Ces travaux ont une finalité de recherche (tester de nouveaux outils, évaluer les impacts, etc.), mais ils cherchent en priorité à répondre aux problèmes spécifiques manifestés par les acteurs des zones concernées.
Tous les principes et pratiques discutés dans l’ouvrage mettent au centre la modélisation participative. Elle consiste à faire construire aux participants un objet (le modèle) qui représente une partie des phénomènes que l’on veut explorer.
Le modèle est souvent mathématique, mais ce peut être aussi un jeu de rôle, une simulation informatique, une frise temporelle, une carte, un schéma ou une matrice… Nous, intervenants, fournissons aux participants des briques, des règles, un outil, et leur permettons ainsi de bâtir un modèle cohérent et utile pour un but commun. Cela leur donne la possibilité de partager leurs visions, de coopérer et de disposer d’un support commun pour se poser des questions et s’organiser.
Le temps de la modélisation participative est crucial pour l’apprentissage social du groupe. Il requiert une grande confiance et une adaptation dans les capacités des acteurs. Quoique modélisateurs, nous ne construisons pas nous-mêmes des modèles : nous inventons des solutions pour aider d’autres à modéliser, en respectant l’état des connaissances scientifiques.
Pour répondre aux besoins et aux étapes d’une participation décisionnelle, nous avons créé des outils libres, combinables et transférables de modélisation participative. Sur 20 ans, avec plus de 6 000 utilisateurs, nous avons développé l’approche CoOPLAGE, afin de « coupler des outils ouverts et participatifs pour laisser les acteurs s’adapter pour la gestion de l’environnement ».
Cette approche inclut huit étapes décisionnelles et plus de 20 outils pour faire participer les acteurs à ces différentes étapes : PrePar pour modéliser la participation, Just-A-Grid pour modéliser la justice sociale, Wat-A-Game pour modéliser et jouer la gestion d’un bassin versant, CoOPLAN pour modéliser des plans d’action complexes, ENCORE pour modéliser des transformations en cours, etc. Ces outils permettent aux participants de modéliser ensemble leurs situations et de dialoguer de manière structurée.
L’outil CoOPLAN, par exemple, propose un support de modélisation et de dialogue pour que les participants proposent des actions, réfléchissent aux ressources nécessaires pour les mettre en œuvre, aux acteurs porteurs, aux échelles, aux interdépendances entre ces actions, et enfin à la faisabilité et à l’efficience des plans ainsi réalisés.
Schéma explicatif de l’approche CoOPLAGE. A chaque étape de la décision (en gris dans la boucle), différents outils permettent de faire participer différents acteurs, en présentiel et/ou à distance. Créé par les auteurs, Author provided (no reuse)
Il s’agit d’ouvrir à toutes et à tous chaque phase de la décision publique et d’en assurer la cohérence. Tout type d’acteur peut être associé, avec divers rôles, ensemble ou séparément. Le processus peut se dérouler en présentiel et/ou à distance. Sa généralisation a par exemple servi de base aux guides méthodologiques développés avec l’Agence de l’eau Rhône-Mediterranée-Corse. Elle a aussi été déployée, entre autres, au Brésil, en Australie, en Bulgarie, en Éthiopie, ou dans le Briançonnais, avec des contraintes culturelles et politiques très variées.
Exemple d’utilisation d’un modèle représentant le bassin versant de la rivière Mpanga (Ouganda) sous forme de jeu de rôle. Les joueurs (ici à Bamugisa, Kibiito, Kabarole en janvier 2013) peuvent constater l’effet de différentes actions sur l’environnement et sur les autres joueurs et soumettre de nouvelles actions. Ils discutent ensuite de l’application de leurs propositions dans la réalité. G-EAU Inrae
Sur la base de CoOPLAGE et des approches présentées dans cet ouvrage, nous espérons aider à mieux répondre aux défis contemporains en réinsérant les citoyennes et citoyens dans les décisions publiques.
Les priorités nouvelles sont l’inclusion la plus large possible avec une intervention réduite, davantage de participation de la part des politiques et l’informatisation de ces dispositifs. Une application est en cours dans le Briançonnais autour des enjeux d’énergie, d’eau et de biodiversité.
Si la démocratie participative, dans ses formes classiques, a montré ses limites, il existe un réel potentiel de progrès sous des conditions différentes d’intervention. Cela passe par des règles définies ensemble, une autonomie renforcée, mais accompagnée, une approche de la complexité par le jeu et une réelle planification participative, ainsi qu’un suivi-évaluation réflexif et critique. C’est la voie que nous explorons dans cette synthèse collective.
Le 5 juin 1984 naissait le Cirad fondé par décret. Depuis 40 ans, les scientifiques du Cirad partagent et co-construisent avec les pays du Sud des connaissances et des solutions innovantes pour préserver la biodiversité, la santé végétale et animale, et rendre ainsi les systèmes agricoles et alimentaires plus durables et résilients face aux changements globaux.
Science et Société se nourrissent mutuellement et gagnent à converser. La recherche peut s’appuyer sur la participation des citoyens, améliorer leur quotidien ou bien encore éclairer la décision publique. C’est ce que montrent les articles publiés dans notre série « Science et société, un nouveau dialogue », publiée avec le soutien du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
photo : Un groupe citoyen explore des enjeux de gestion de rivière lors d'une visite de terrain. Nils Ferrand, Author provided (no reuse)
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