Comment mobiliser massivement les classes populaires, largement abstentionnistes, dépolitisées ou résignées ? Pourquoi, lorsqu’elles se mobilisent, s’orientent-elles dans une si grande proportion vers l’extrême droite, quand la logique des conditions matérielles de leur existence devrait les conduire « naturellement » à gauche ? Pourquoi, alors qu’à bien des égards elles partagent les mêmes conditions de vie, les classes populaires blanches et non-blanches ne semblent-elles pas converger sur le terrain des luttes ?
La gauche française contemporaine est tiraillée par ces enjeux qui pourraient lui redonner la force nécessaire à la conquête du pouvoir, et qui m’intéressent en premier lieu au regard de mon cheminement politique personnel – pour le moins sinueux, j’y reviendrai. À ces questions, et en dépit des lignes qu’a pu commencer à faire bouger la candidature de Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2022, elle semble pour l’instant en peine d’apporter des réponses claires. Mais dans l’ombre des projecteurs médiatiques braqués sur le spectaculaire jeu électoral/politicien, certains penseurs et militants ont investi ces thématiques de manière conséquente.
Celle dont la pensée me paraît être la plus singulière à cet égard, et dont je m’autoriserai à réemployer ici les catégories, est Houria Bouteldja. Exemplairement, son récent ouvrage « Beaufs et Barbares – Le pari du nous » (La Fabrique, 2023) s’attache entre autres à travailler ces problématiques en profondeur. L’essai, qui comme son prédécesseur (Les Blancs, les Juifs, et nous – La Fabrique, 2016) ne manque pas de susciter la controverse qui s’étalera assurément dans le temps long, essuie un feu nourri de critiques (et plus sûrement d’attaques) venues notamment de la gauche, que le livre devrait pourtant intéresser prioritairement. Et l’une des cibles récurrentes de ces attaques est un chapitre précis du livre – au titre ô combien provocateur – qui est pourtant la partie de l’essai qui m’a le plus interpellé, le plus touché, car elle me concerne intimement :
« Rendre à Soral ce qui est à Soral ».
Voilà qui a de quoi déstabiliser. Ce nom maudit ? En ces termes ? Une hérésie, un scandale ! Soit. Cependant, ça m’intéresse, moi. Mais pourquoi d’ailleurs ? C’est qui, moi ?
L’enfer est pavé de bonnes intentions. (Dicton populaire)
Moi, je suis ce qu’il convient d’appeler un « petit blanc ». L’archétype du petit blanc, même. Aussi banal que singulier. Banal car, comme chacun, produit de mes déterminismes, de mon milieu, de l’époque… Singulier par les affects qui m’ont traversé, les choix qu’ils m’ont dictés et qui ont guidé mon parcours jusqu’à l’écriture de ces lignes. En espérant que le récit de ce parcours ne soit pas trop fastidieux, il me semble néanmoins nécessaire d’en poser les jalons les plus significatifs pour que le lecteur comprenne d’où je parle.
Produit de la « petite classe moyenne », fils de fonctionnaires dans une famille socdem, attaché à sa banlieue comme le chien à sa niche, je n’ai pas d’affiliation partisane, je ne suis pas un militant de terrain chevronné, je n’ai pas de curriculum universitaire à faire valoir. Pas d’expertise autre que de moi-même, pas de légitimité particulière à m’exprimer. Pourtant, je prétends malgré tout me l’autoriser.
Ce que j’ai à offrir, c’est une expérience sensible. Ma subjectivité propre qui, je l’espère, entrera en résonance avec celles d’autres parmi les miens. Le récit de l’itinéraire politique d’un « beauf », qui viendra peut-être corroborer des intuitions et, pourquoi pas, valider des hypothèses théoriques et en illustrer une des incarnations possibles. Poursuivons.
Entré dans l’âge adulte à l’aube des années 2010, en quête de compréhension des causes des injustices de ce monde qui m’avait toujours animé intensément, je suis confronté à l’une des offres politiques les plus en vue sur l’internet français de l’époque : un homme, seul, assis dans son iconique canapé rouge, qui tient un discours sans concession revendiqué comme « iconoclaste », « sans moraline », en croisade contre « la bien-pensance » … Un homme qui prétend détenir des vérités interdites, et dont les éloquents monologues, consommés de manière presque clandestine, séduisent rapidement un public de plus en plus large, en demande de révélations sur la duplicité du monde tel qu’on nous l’avait vendu jusque-là dans les médias « mainstream ». En un mot : sulfureux.
Oui, pour beaucoup, Soral nous a « matrixés ». Sous couvert d’une démarche de « réconciliation » à destination des prolétaires blancs ET non-blancs (originalité de sa ligne par rapport à celle des identitaires majoritaires à l’extrême droite), d’un discours enrobé de prétendue complexité et porté par des promesses en vrac de communauté, de spiritualité, d’identité, de vérité, de justice, de grandeur, de révolution… Soral nous menait en fait vers un projet destructeur.
L’enfer est pavé de bonnes intentions, pas vrai ? « Egalité & Réconciliation », « Gauche du Travail, Droite des Valeurs » … Accrocheur, non ? Bandant ! même… Belle devanture pour camoufler la puanteur de l’arrière-boutique. Car un peu de bagage politique et critique suffisait à dévoiler ce qui pourtant se dissimulait très mal : « un discours nationaliste, masculiniste et antisémite » pointe Bouteldja. Hélas, les moins bien équipés, donc les plus naïfs, s’y sont trompés. Et c’est à ceux-là, dont j’étais, que nous devrions être capable de nous adresser aujourd’hui.
« Naïfs ? Mais devient-on vraiment nazi par naïveté ? »
Oui. Oui et non. Certes, on n’est pas soralien innocemment.
La première partie de « Beaufs et Barbares » retrace méthodiquement la généalogie de la domination capitaliste, impérialiste, bourgeoise, blanche sur le monde. L’auteure développe dans les pas de Gramsci le concept d’Etat racial intégral, fruit de la modernité dont l’avènement structure la société sur la base d’une hiérarchisation simultanée en classes et races sociales. Elle y dévoile le pacte social-racial conclu tacitement par le pouvoir bourgeois avec les classes laborieuses blanches qui, au prix du renoncement à leur(s) culture(s) (au sens large) et de la séparation d’avec le reste de « l’humanité générique », se voient offrir un statut social privilégié par rapport aux “indigènes”, un « cadeau empoisonné » (sic) : la blanchité. Le monde occidental ainsi accouché peut donc jouir de la spoliation des richesses globales et de la domination des rapports Nord/Sud fondés sur le continuum suivant : impérialisme – colonialisme – racisme.
Insidieusement, les petits blancs ont donc un intérêt objectif à défendre la suprématie blanche, bien que bourgeoise. Plus vicieux encore, les non-blancs vivant dans les pays du Nord perçoivent malgré tout une forme de rétribution dans ce système en profitant de facto de l’exploitation du Sud global. La bourgeoisie le sait et joue de ces ambiguïtés et de ces divisions pour régner, berçant les uns de la fable méritocratique et faisant miroiter aux autres l’inatteignable horizon de l’intégration, tenant ainsi tout le corps social en respect.
J’aurais pu dire de manière provocatrice : Alain Soral c’est moi. Car à bien des égards nous sommes tous deux le fruit de la blanchité, de ce monde blanc dominant. Il en est le monstre. Le fruit pourri de notre ensauvagement. Suis-je condamné à le devenir aussi ? Oui, nous sommes les signataires du pacte social-racial. A la différence que lui, bourgeois (fût-il déclassé), en est un des réels bénéficiaires ; quand moi, prolétaire, n’en perçois que les subsides. Signataire contre mon gré – et cela ne sera pas sans conséquences. Pour l’heure, le constat est amer : des nôtres se sont fourvoyés – et j’insiste sur ce point – en nombre dans ce projet funeste, pour des raisons et par des moyens ambivalents, troubles, paradoxaux, relevant de manière presque quintessentielle de ce que les marxistes appellent la « fausse conscience ». Comment ? Pourquoi ? Comment l’empêcher ? Qu’y opposer ?
Je marque une pause avant d’aller plus loin, car avant de répondre il faut qu’on parle de quelque chose, d’un événement qui s’est produit et qui allait tout bouleverser.
« On est là ! » (Chant révolutionnaire contemporain)
2018, lentement broyé dans les rouages du salariat et mis progressivement face à la réalité de ma condition de prolo, je suis franchement maussade. L’homme pérorant dans son canapé rouge commence à tourner en rond, à me lasser, à m’agacer parfois, souvent. Il ne répond pas ou plus à mes attentes. Rien de concret ne semble advenir et la « dissidence » se réduit comme peau de chagrin autour de son gourou sur le déclin, croulant sous le poids de son égo démesuré… J’ai le seum.
Quand un jour, venu de nulle part… Non, de partout à la fois, un souffle se fait sentir. Une rumeur sourde qui gronde et qui enfle, comme les remous aux tréfonds d’un volcan… Puis l’éruption. Le mouvement des Gilets Jaunes, spontané, imprévisible, tonitruant déferle sur le pays. Enfin, quelque chose se passe. Il m’apparaît immédiatement évident que se déploie là quelque chose qui me correspond intimement. L’expression d’une colère trop longtemps contenue, le cri éraillé d’une voix trop longtemps tue.
Beaucoup a déjà été dit à propos du mouvement et je n’aurais pas la prétention de parvenir à élucider ici ce qu’il a été réellement. Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est ce que nous croyions qu’il était : 1789, rien de moins. LE moment, le Grand Soir, les Gilet Jaunes ou rien – ou la mort ! Nous pensions sincèrement être le peuple qui se soulève ; « le peuple » dans toute sa diversité, d’ailleurs, qui ne « voit pas les couleurs » – et encore moins la sienne… Venait qui s’y reconnaissait, et puis c’est tout. Surtout, je dois vous dire ce que le mouvement m’a fait. Ce que j’y ai découvert et compris, de manière accélérée par la répétition hebdomadaire de l’affrontement au pouvoir.
8 décembre 2018 – Acte 4. Après une longue et anxieuse hésitation, je réponds finalement à l’appel. J’enfile le fameux gilet fluo et me rends à Paris aux abords des Champs-Elysées où convergent des milliers de mes semblables. Après de longues heures de blocage et de tensions allant crescendo, l’assaut est finalement donné par les forces de l’ordre. Panique, cris, dispersion. Dans une rue adjacente nous nous retrouvons piégés par à un mur de CRS qui amorce sa charge aux claquements bruyants des LBD, alors qu’une nuée de grenades lacrymogènes s’élève dans les airs avant de s’abattre sur la foule. Ma femme me tire violemment par le bras pour nous sortir de là, mais je reste abasourdi.
« C’est pas possible… Il FAUT que je le voie de mes propres yeux. »
Dissonance cognitive instantanée. Pourquoi ? Dans l’édifice idéologique autoritaire, la police tient un rôle prépondérant : elle est un symbole du pouvoir fort, de l’Ordre. Un « corps intermédiaire » présenté comme une émanation du peuple, qu’elle est chargée de protéger et servir héroïquement… Mais alors, puisque nous sommes le peuple qui exprime sa colère légitime, pourquoi subissons-nous une telle violence de la part de ces soldats qui sont des nôtres? Qui connaissent nos conditions de vie, partagent nos fins de mois difficiles? Que l’on supplie inlassablement de nous rejoindre pour aller défaire ensemble « les méchants », aller chercher Macron chez lui ?
La matraque s’abat sur mon crâne. Plus que la douleur physique, ce qui heurte, en vérité, c’est la vexation. De quel droit ? Au nom de quelle légitimité s’en prend-on à nos corps de la sorte ? La rupture est consommée. L’expérience des violences policières – de la violence d’Etat — est vécue comme une profonde trahison. C’est la France qui m’a trahi ce jour-là. Et avec elle, tous ceux qui me l’ont vendue comme l’idéal absolu pour lequel j’aurais dû être prêt à tout sacrifier. Donc pour moi, en premier lieu : Soral. Lui qui se montrait souvent portant fièrement des polos des forces de l’ordre offerts par ses adeptes en leur sein… Oui, l’Etat nous a trahi. Face à l’hypothèse d’une menace potentielle, il a préféré immédiatement rompre de manière explicite et cruelle le pacte qui nous unissait. L’ordre à tout prix.
Je perçois un écho lointain… Celui de l’avertissement lancé par les banlieues depuis les émeutes de 2005 (depuis toujours ?) et qu’on n’avait fait mine de ne pas entendre… Pour moi, dès lors, l’illusion fasciste s’effondre.
Oui mais autre chose se passe. Face au sentiment d’abandon et de désespoir qu’aurait dû susciter cette désillusion vient dans le même temps s’y substituer un sentiment symétrique, contraire.
« On est là. » Dans la lutte, nous réalisons que si nous avons fini par prendre la rue, excédés de se voir crever à petit feu, c’est que la trahison s’était en fait opérée depuis bien longtemps.
« On est là. » Dans la lutte, nous sommes ensemble. Unis entre gens de même condition, animés de la même rage, portés par les mêmes espoirs.
« On est là. » Dans la lutte, nous éprouvons notre puissance collective. Ceux que la société capitaliste avait méthodiquement isolé les uns des autres, atomisés, nous éprouvons la Joie d’être ensemble.
« On est là. »
Cette joie, c’est François Bégaudeau qui me permettra de la comprendre analytiquement une paire d’années plus tard lorsqu’il publiera l’essai littéraire « Notre Joie » (Pauvert, 2020), vibrant éloge de cette force motrice du camp social. Un basculement intime s’opère. Il me faut de nouvelles réponses. Galvanisé par la force insurrectionnelle que nous avons su déployer face au pouvoir identifié comme bourgeois, je sens renaître ma soif de compréhension du monde, je me sens prêt à bousculer les paradigmes que je tenais pour acquis. Je suis mûr pour être cueilli par la gauche.
La séquence Gilets Jaunes a été pour moi l’occasion d’amorcer une forme de… repentance. Ma rédemption. Ouais, je sais, les mots sont forts. Mais sincères. Ce soulèvement populaire inespéré m’a permis de pleinement conscientiser ma place de subalterne dans le corps social, de nous inscrire collectivement dans la longue histoire des luttes pour l’émancipation, de comprendre la centralité du capitalisme dans toute question politique, économique, sociale… et la nécessité de le défaire. Philosophie politique, anarchisme, communisme, féminisme marxiste, écologie radicale, sociologie critique… j’ingurgite pêle mêle les « 100 ouvrages obligatoires du parfait militant gauchiste ». Je me fonds dans les débats internes qui animent notre camp et j’admets m’y perdre un peu. Je m’accroche, tâche de m’y inscrire doctement et humblement au regard de mon récent et honteux passé… Je mène un travail conscient et volontaire d’auto-« dé-soralisation », mais je sens qu’il me manque quelque chose. Je réalise l’ampleur des difficultés stratégiques sur lesquelles nous butons alors. Et, la gauche française étant ce qu’elle est, c’est-à-dire blanche, il reste dans mon champ de vision politique un sérieux angle mort sur la question du continuum impérialisme – colonialisme – racisme, pourtant central au monde capitaliste.
Considérant les immenses espoirs et la portée presque mythologique que nous avions projeté dans le mouvement des Gilets Jaunes, l’usure de la répression puis le coup d’arrêt brutal marqué par la pandémie mondiale de Covid-19 et le confinement, je me sens comme orphelin de la contestation et du mouvement social. Mais je suis de retour à la maison. Je suis ce gauchiste blanc, colorblind et class-first, comme on dit, un peu donneur de leçon, un peu moralisateur…
Un peu chiant.
Les mains sales
« Réenchanter la gauche », « recréer des imaginaires », « rendre notre projet désirable » … On entend souvent ces vœux répétés comme des mantras dans nos rangs, espérant presque que ces problématiques se solutionnent d’elles-mêmes. Il est vrai que face à la résurgence du fascisme et au désastre humain et écologique engendré par le rouleau-compresseur capitaliste, nous avons un besoin vital d’arriver à nous unir largement. Bilan d’étape : la gauche a produit un fabuleux corpus analytique et militant. Un véritable trésor de guerre. Nous avons pour nous toutes les datas, toutes les idées, toute la pratique, toute une histoire. Mais alors merde ! Pourquoi est-ce qu’on galère à convaincre aujourd’hui ? Pourquoi un tel décalage avec les masses populaires ? Et, pour revenir à mon objet initial, qu’est-ce que Soral semblait avoir compris à ce sujet qui nous a échappé et qui failli porter ses fruits ?
Car avec du recul, et c’est en fait tout ce que Bouteldja lui reconnaît dans la partie de son essai qui lui est consacrée, Soral était parvenu à accomplir un véritable tour de force : « avoir su toucher simultanément les âmes de deux groupes aux intérêts contradictoires et [avoir] envisagé avant tout le monde une politique des beaufs et des barbares. » Il avait réussi à capter des questionnements, des attentes, des angoisses… au travail parmi les « catégories les plus méprisées, et néanmoins antagoniques les unes aux autres de la société », pour les rassembler, puis les détourner en direction de son projet résolument fasciste, maladivement complotiste, viscéralement antisémite, impitoyablement hétérosexiste – et cela ne souffre d’aucune ambiguïté.
Il est nécessaire de résoudre cette équation, car bien que Soral reste pour la gauche (à juste titre !) une figure du Mal absolu, il me semble néanmoins que son influence durable sur le paysage politique français (internet, notamment) et l’ampleur réelle des dommages causés sont paradoxalement sous-estimés. Entendez-le : toute ma génération est tombée au moins une fois sur une de ses vidéos. Nous étions des centaines de milliers à écouter ses diatribes, des centres-villes aux périphéries, des banlieues aux campagnes. Tous ces gens n’ont pas disparu comme par enchantement et l’on ne peut se permettre de mettre cette question sous le tapis sans y apporter les réponses adéquates, à la hauteur du danger. Car si, fort heureusement, le personnage en lui-même s’est rendu progressivement obsolète, ses héritiers prospèrent dans le camp adverse : ses thèses, sa rhétorique, ses punchlines… continuent d’irriguer massivement l’extrême droite, l’entre-deux rouge-brun confus, et parfois même au-delà.
De plus, si l’on veut réussir à récupérer les nôtres partis s’abîmer dans ces limbes et empêcher que d’autres s’y abîment à leur tour, bref enterrer définitivement le « soralisme » et ses avatars, alors il faudra accepter de se salir les mains, d’aller creuser le fond des affects troubles qu’il a su mobiliser à son compte. Oui, plonger les mains dans la merde au risque d’en être éclaboussé. Et si c’est à ce prix que se combat le fascisme contemporain et qu’il peut être défait, qu’importe ? A prétendre demeurer moralement immaculée, jonchée sur sa tour d’ivoire idéaliste, une certaine gauche a fini par abandonner la bataille affective, esthétique, et in fine politique.
Les affects et l’esthétique comme armes pour (re)conquérir une forme d’hégémonie culturelle: c’est ce qu’ont compris intuitivement les deux streamers Dany et Raz, passés maîtres dans l’art du divertissement politique, de l’autodérision et de la critique au vitriol du lore militant de gauche – et qui leur a valu et continue de leur valoir, au choix, l’indifférence feinte ou le mépris affiché. Les « deux débiles » s’autorisent une liberté de ton totale sur tous les sujets, assument un certain goût de la provocation et la nécessité de pouvoir dire les termes. Pour toucher les gens, il faut se débarrasser de cette espèce de rigueur et d’orthodoxie professorale qu’on s’impose trop souvent, par besoin presque maladif de légitimation (bourgeoise ?), et qui en fait nous coupe des prolos et de tous ceux qui ne collent pas aux exigences de pureté en vigueur. Bref, qui rend le propos inaudible et nous fait rater notre cible. Parce que le constat qu’ils dressent est simple, mais difficile à encaisser pour ceux qui s’y reconnaissent : OUI la gauche est toujours pertinente, OUI « le réel est de notre côté », mais OUI, aujourd’hui, la gauche, elle est CASSE-COUILLES.
Déclic.
Évidemment, c’est ça aussi qu’avait compris Soral. Impertinence, franc-parler, humour… bien sûr que ça attire, c’est racoleur. Je le lisais encore récemment sur les réseaux sociaux : « Soral au moins, il était drôle ». On pouvait se divertir devant ses vidéos ; c’est même précisément pour ça que beaucoup ont commencé à le suivre. Son alliance avec l’humoriste Dieudonné a été un coup de maître en la matière. Mais pourquoi laisser le champ libre à l’extrême droite ? Pourquoi ne pas occuper ce terrain nous aussi ? C’est sur ces bases que Dany et Raz entament le dialogue avec le camp décolonial via les militants de Paroles d’Honneur, dont le précieux travail de fond les situe à la fois dans et « au sud » de la gauche, en « soutien critique ». Et c’est là que je prends la pensée d’Houria Bouteldja comme une claque en pleine gueule.
Alors disons simplement les termes : qu’est-ce qu’il lui est reproché concrètement sur la question du « soralisme », qu’y répond-elle et pourquoi c’est fort ?
Quiconque veut se convaincre de l’antagonisme radical opposant les projets politiques défendus par Soral et les décoloniaux n’a qu’à se référer aux écrits historiques produits par le Parti des Indigènes de la République (qu’a co-fondé Bouteldja) l’attaquant systématiquement sur sa ligne politique [1], ou tentant de mettre en garde Dieudonné contre la déchéance certaine qui résulterait de son alliance contre-nature avec la suprématie blanche [2]. Ce faux-débat a une décennie de retard. Soral avait bien senti le danger que représentait cette opposition pour son petit business et lui rendit donc coup pour coup. Mais, prisonnier du cordon sanitaire tendu par la gauche institutionnelle depuis son acte fondateur [3], le PIR ne pouvait seul abattre l’ennemi. « Exister, c’est exister politiquement » nous enseigne Abdelmalek Sayad. Pour que les « indigènes » puissent accéder à l’existence et à l’autonomie politique, l’école décoloniale française n’avait eu d’autre choix que de se constituer en rupture avec l’antiracisme moral prédominant et le paternalisme de la gauche, qui ne le lui a en fait jamais pardonné. Là est le péché originel.
Cette gauche morale reproche donc à Houria Bouteldja une compromission, une proximité idéologique supposée avec les réactionnaires de tous poils. D’opérer sur le même terrain que l’extrême droite. Or, c’est bien connu, on ne combat pas l’extrême droite sur son terrain. Vraiment ?
Je crois tout le contraire. Je crois que si la pensée décoloniale est forte, c’est parce qu’elle assume une politique des mains sales, sans faux-semblants, sans illusions. Elle s’adresse indifféremment aux « petits blancs » et aux « indigènes », aux « beaufs » et aux « barbares » avec la même franchise que l’on se doit d’égal à égal, comme entre membres d’une même famille, sans se hisser en surplomb moral ou intellectuel. Elle s’efforce de comprendre la complexité dialectique et la matérialité concrète dans laquelle se déploient leurs rapports sociaux, leurs habitus, leurs pensées, leurs cultures, leurs espoirs, leurs craintes… « Nous nous adressons à ces groupes sociaux tels qu’ils sont constitués réellement et non comme nous voudrions qu’ils le soient. »
Si cette gauche-là a été inefficace pour endiguer le « soralisme », c’est parce qu’elle a négligé, voire éludé et méprisé ces affects que Soral avait su déceler chez nous pour les utiliser à ses fins ; et ce faisant elle n’a pu leur opposer aucune expression émancipatrice. Son inconséquence voire son abandon tendanciel de la question anti-impérialiste lui a ouvert un boulevard pour monopoliser la parole antisioniste, et y substituer ses thèses conspirationnistes. En affrontant l’ennemi sur son propre terrain, Houria Bouteldja – pour qui seules comptent l’intelligence tactique et l’efficacité stratégique – évite ainsi l’impasse du mépris envers ceux qui ont pu adhérer au discours soralien (mépris qui ne génère que réactance). Le chapitre de « Beaufs et Barbares » consacré à ce sujet se veut également critique de la stratégie déployée à cet égard, recontextualisant et analysant de manière pragmatique les raisons de son échec dans le but de la dépasser. Par ce geste, elle parvient simultanément à reconnaître la force de l’adversaire et la retourner contre lui pour l’achever. Elle se risque à entrer en empathie avec ceux qui se sont souillés auprès de lui et qui seraient encore « récupérables », pour peu qu’on soit en mesure d’apporter des réponses à la hauteur de leurs attentes, en ouvrant une voie de sortie positive et réellement libératrice. C’est d’ailleurs ce qui fut aussi l’intuition de Bégaudeau et le point de départ de l’écriture de « Notre Joie« , qui se trouve incidemment être un dialogue entre son auteur et un « soralien » dans lequel je me suis beaucoup reconnu. Enfin, elle reconsidère totalement la stratégie de la gauche, mais pour mieux la renforcer et éviter de continuer à en reproduire les erreurs.
Peut-on se le permettre quand on perd encore tant des nôtres aux mains de nos adversaires par manque de compréhension, d’assurance, de pertinence ou d’empathie sur ces questions délicates d’identité, de spiritualité, de virilité, d’attachement national… ? On n’aime pas ou on ne veut pas y penser, pourtant c’est un vrai truc pour les gens [4]. Pierre Bourdieu y avait décelé de vrais « refuges » pour les classes populaires. C’est la question de leur dignité.
C’est ça qu’a pris au sérieux Soral et que prétend garantir l’extrême droite aux classes populaires blanches. C’est ça aussi que les Gilets Jaunes sont allés arracher sur les barricades. Le respect de notre dignité.
Alors bien sûr, dans notre perspective, il ne s’agit nullement de légitimer telles quelles les aspirations réactionnaires à l’œuvre dans le corps social. L’écrivaine Louisa Yousfi nous le rappelle [5] : les identités, les affects (aussi troubles soient-ils) … ne sont pas des vérités figées dans le marbre. Si l’on en comprend les ressorts intimes on peut arriver à les transformer, à les subvertir. Chose qui est possible, souhaitable, et en vérité nécessaire. Le « pari du nous » est une esquisse de ce que pourrait être cette « alternative qui pourrait les en libérer« . Ce que les Gilets Jaunes tentaient à leur manière d’amorcer instinctivement et maladroitement. L’union la plus large possible de la totalité du « bas » contre le « haut », de l’ensemble des classes populaires sur une base de dignité commune contre le monde capitaliste.
L’alliance inédite des beaufs et des barbares.
Or pour que cette tentative puisse porter ses fruits, encore faut-il que nous soyons en mesure d’en apprécier la générosité et la portée derrière son apparente âpreté. La réhabiliter, et se l’approprier largement. C’est cette réponse que j’aurai voulu qu’on m’apporte lorsque l’abîme me dévorait et qui n’est pas venue, sans laquelle nous nous amputons d’une part de notre puissance potentielle. Celle qui peut nous permettre de remporter la victoire.
Celle qui permettra à nos âmes de vibrer à l’unisson.
« – Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais transgressé tes ordres […] mais quand ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu as fait tuer pour lui le veau gras.
Le père répondit :
– Toi mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Il fallait festoyer et se réjouir car ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie. Il était perdu et il est retrouvé. » (Evangile selon Luc – 15 : 29-32)
Pour avoir formulé cette défense de la pensée d’Houria Bouteldja comme rempart au « soralisme » sur les réseaux sociaux, j’ai reçu des tombereaux de merde de la part de beaucoup qui sont pourtant des camarades, empêtrés dans leurs conjectures morales et leurs idéaux de pureté, projections de leurs propres incertitudes.
« On ne demande pas son avis à un ex-soralien », « ton passé nazi ne te donne aucune expertise », « la seule chose que tu as à faire c’est de fermer ta bouche fort quand on discute antiracisme », « vous avez honte de rien ? », « y a certaines choses de votre passé que vous feriez mieux de garder pour vous… », « tais-toi », « tais-toi ! », « TAIS-TOI !!! » …
Assumer ouvertement mon passé a constitué un affront pour certains, pour d’autres c’est mon évolution présente qui dérange. Mais je ne souhaite ici ni régler mes comptes, ni suivre une psychanalyse publique. J’aimerais plutôt leur tendre la main. Au-delà de ma trajectoire personnelle, qui demeurera toujours entachée d’un stigmate fasciste ineffaçable à leurs yeux, je tenais surtout à souligner ce qu’ils semblent refuser d’admettre : personne n’est pur. Parmi vos camarades se trouvent nombre d’individus aux parcours aussi tortueux que le mien. Oui, vous côtoyez probablement des soraliens repentis. Si vous ne les comprenez pas et que nous ne construisons pas ensemble les moyens de se comprendre, que vous les empêchez de s’exprimer et de réfléchir à ces questions, comment nous armer efficacement contre elles ? Si vous niez leur présence à vos côtés, avez-vous conscience que ce que vous revendiquez, finalement, c’est de n’avoir jamais convaincu personne ?
A l’occasion d’une discussion [6], Houria Bouteldja rappelait qu’à l’évidence « les Blancs, individuellement, ne sont coupables de rien. En revanche ils sont responsables, ils ont une responsabilité » vis-à-vis de l’impérialisme et du racisme d’Etat. Ce texte est un premier pas pour m’efforcer de prendre mes responsabilités. Alain Soral ce n’est pas moi. Je me suis compromis avec le fascisme mais en suis revenu. J’essaie d’élucider comment j’ai pu échapper à ma ruine intérieure, et m’efforce de donner un sens à cette expérience, d’en tirer une force qui me permettra d’aller essayer de sauver les miens de l’ensauvagement. Est-ce une formule transposable, une vérité universelle ? Certainement pas. Ce n’est qu’un chemin parmi d’autres, je n’offre que ma vérité. A ce titre, j’accepte toute critique de bonne foi qui peut être faite à l’endroit de ma démarche. Et si toutefois cette voie ne vous convenait pas, un vieux camarade vous en a légué une autre : faites-mieux, et soyons complémentaires. Ensemble et à côté.
Lors d’une soirée de présentation de « Beaufs et Barbares » [7], un ami pris la parole pour dire à propos du mouvement des Gilets Jaunes, et de sa continuation possible qu’il avait enfin trouvé dans ce livre, quelque chose que je ne saurais exprimer par des mots plus clairs, plus justes, plus beaux. Il dit ceci : « Dans notre saleté, on était tous ensemble dans une direction qui, elle, était belle. »
Alors, comme toujours, ne reste finalement que la question baldwinienne.
Qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ?
Souvarine
photo : les mains sales « De même, je vous le dis, il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance. » (Evangile selon Luc 15 : 7)
Il faut être un sacré farceur pour faire croire aux Martiniquais qu'un deuxième Cuba est possible Lire la suite
...toute la "classe politique" (qui n’est d’ailleurs pas une "classe sociale") sur le même plan ? Lire la suite
...ou ka trouvé tout diks-li, òben yo ka viré enprimé tou sa i fè-a vitman présé! Lire la suite
...À une époque pas si lointaine, l’adjectif qualificatif "national" était fréquemment utilisé po Lire la suite
ce sera très drôle! Lire la suite