Alignement des prix sur l'Hexagone ou suppression des 40% ?

Jean-Laurent Alcide

   Le débat actuel sur "la vie chère" doit-il être réservé aux seuls "experts" et politiques qui se réunissent depuis quelque temps à la Préfecture de la Martinique et aux militants de l'alignement des prix sur l'Hexagone qui ont pris le problème à bras le corps et manifestent depuis bientôt trois semaines ? 

   Il me semble que non car ce débat concerne tous les Martiniquais.

   D'emblée, il est impossible de ne pas reconnaitre que le groupe béké en est le tout premier responsable à cause des marges exorbitantes qu'il pratique sur tous les produits importés à commencer par ceux qui relèvent de l'alimentaire. Si la revendication d'alignement des prix pratiqués en Martinique sur ceux du lointain Hexagone est, du point de vue de l'économie capitaliste, irréaliste, voire même surréaliste, on est en droit de se demander si, en plus de la gloutonnerie du groupe béké, il n'y a pas d'autres causes à la cherté de la vie. 

   Quid par exemple du sursalaire de 40% des fonctionnaires appliqué au départ aux seuls fonctionnaires métros et qui fut élagi aux fonctionnaires indigènes suite à une longue grève de 4 mois, cela en 1953 ? Ce sursalaire avait pour objectif de lutter contre la vie chère ! Ici, il convient d'être précis : par "fonctionnaire", il faut entendre tous les fonctionnaires. De la Catégorie C (employé municipal, par exemple) à la Catégorie A (haut fonctionnaire) en passant par la Catégorie B (employé administratif). Si la longue grève qui a permis d'élargir l'attribution de ces 40% à tous les fonctionnaires et non aux seuls "Métros" ne fut que justice, elle a eu un effet pervers : créer une classe de semi-privilégiés pieds et poing liés à l'Etat français. Ce qui explique que ni la gauche autonomiste ni les indépendantistes n'ont jamais questionné ce sursalaire et sont souvent montés au créneau dès qu'il était question de le supprimer. 

   Or, ce transfert financier considérable a permis aux Békés, déjà gloutons dans l'âme, d'en profiter pour augmenter progressivement les prix. Quasiment d'une année sur l'autre ! Grâce aux 40%, la classe des semi-privilégiés a pu encaisser le coup mais ce sont les non-fonctionnaires, le petit peuple comme on dit, qui en a pris plein la figure. Ici, il convient d'apporter une autre précision : les professions libérales (pharmaciens, architectes, notaires, avocats etc...) ont, elles aussi, largement profité des 40% par ricochet. La somme qu'un avocat martiniquais, par exemple, demande à un client pour s'occuper d'un divorce ou d'un conflit de voisinage est autrement supérieure à celle que pratiquent ses confrères métropolitains. Ce n'est pas, contrairement aux Békés, par avidité ou gloutonnerie, mais tout simplement parce que ces professionnels libéraux ont été pris dans la sorte de spirale inflationniste provoquée par les 40%. 

   Une question vient alors à l'esprit : ces 40% ont-ils permis à la Martinique de se développer ?

   La réponse est évidemment négative. Certes, en toute honnêteté, elle a permis à toute une fraction de la population de sortir de la pauvreté. Elle a amélioré significativement son niveau de vie. Voire considérablement quand monsieur et madame sont fonctionnaires, ce qui est fréquent dans le milieu enseignant. Mais cette "prime de vie chère" a eu deux effets extrêmement négatifs : augmenter la pauvreté chez les personnes déjà démunies et augmenter l'importation de produits métropolitains, réduisant à néant ou presque la production locale. Parler d'autonomie alimentaire en Martinique n'est qu'une vaste blague ! En cas de Troisième Guerre Mondiale, qui sera forcément plus terrible que les deux précédentes, la Métropole peut tenir 8 mois alors que la Martinique ne tiendra qu'1 mois comme on a pu le constater lors de la grève générale de 2009. 

   Pour en revenir à la proposition d'alignement des prix martiniquais sur les prix métropolitains, en plus de la juste lutte à mener contre la caste békée, ne pourrait-on pas dans le même temps envisager une suppression progressive des 40% ? Et cela, dans un premier temps pour les retraités de la Fonction publique qui ont nettement moins de dépenses que les actifs. Ensuite, pour les fonctionnaires de 50 ans et plus et enfin pour tous les fonctionnaires. Cela pourrait se faire sur une dizaine d'années à condition de mettre cette mesure en œuvre sans délai. 

   Cette proposition provoquera, à n'en pas douter, une levée de boucliers mais je rappelle que le premier combat à mener est contre la profitation békée. C'est un combat à la fois juste et indispensable. Il faut que l'Etat français et la CTM contraignent les Békés et autres grands profiteurs non pas à aligner les prix sur ceux de la Métropole mais à les raboter. Aligner est complétement irréaliste dans le système capitaliste actuel, par contre, raboter est tout à fait possible. Mais, et c'est là qu'il faut avoir une vision à long terme : ce rabotage, s'il sera bénéfique à court et moyen terme pour la fraction défavorisée de notre population, dont 30% vit sous le seuil de pauvreté, sera, à long terme catastrophique pour l'économie martiniquaise. Il renforcera, en effet, l'importation et ce système mortifère qu'est l'économie de comptoir qui remplit les poches des Békés. On voit fleurir sur les réseaux sociaux des photos montrant des tomates importées de Métropole à 14 euros le kilo mais en supposant qu'on parvienne à raboter ce prix à hauteur de 6 euros, par exemple, en quoi cela sera-t-il bénéfique pour le petit agriculteur martiniquais ou la marchande de fruits et légumes ? Le consommateur martiniquais fait l'essentiel de ces courses en supermarché et il est peu probable qu'il se dise : "Je ferai la moitié des mes courses en supermarché et l'autre auprès des producteurs locaux". Si le prix de la tomate devient identique à celui de la petite marchande, pourquoi le consommateur s'embêterait-il à ne remplir son caddy qu'à moitié et ensuite, prendrait son cabas pour faire le reste de ses courses au marché de sa commune ou de sa ville ? Il faudrait pour cela qu'il soit doté d'une solide conscience "patriotique" !

   En fin de compte, tout cela, ce juste combat contre la profitation békée, aussi indispensable qu'il soit, masque le vrai problème : celui de la souveraineté de la Martinique. Il masque le fait que notre problème est aussi un problème politique. Or, personne, aucun parti politique ni ceux qui sont partisans de l'alignement des prix ne l'évoquent. Les mots "autonomie", "souveraineté", "indépendance" sont totalement absents du débat actuel et sont même en passe de devenir des gros mots ! On assiste, en fait, à un débat "franco-français". Sauf que les pays indépendants de la Caraïbe, observent, grâce à l'Internet, notre agitation actuelle et n'en croient pas leurs yeux. Ces "Fwansé", comme ils nous appellent ironiquement, les sidèrent. Notre "anti-métropolitanisme" au quotidien, nos vitupérations contre les "Zoreilles", "les Vié-Blanc", les 'Métros" les laissent perplexes puisque, visiblement, nous n'avons aucune envie de rompre avec notre..."scélérate" Métropole. 

   Il me semble donc qu'il y a trois luttes importantes à mener : contre la Caste békée en tout premier lieu, pour le rabotage (et non l'irréaliste alignement) des prix et surtout pour poser les jalons d'une accession de notre pays à la souveraineté politique, fut-ce à moyen ou long terme. Malheureusement, à la date d'aujourd'hui, aucun de ces jalons n'a été posé !

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