Créole : l'entêtement ou le refus de comprendre

   Cela fait plus d'une quarantaine d'années maintenant que des créolistes se battent pour préserver la langue créole et surtout le promouvoir mais le vrai message n'est toujours pas passé.

   Par "créolistes", il faut entendre les universitaires du GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créole) de l'Université des Antilles, puis des seules Antilles, dont Jean Bernabé fut le directeur. Ce dernier a non seulement créé la graphie phonético-phonologique qui a fini par s'imposer, mais, avec ses collègues, a créé une Licence, un Master et un Doctorat d'Etudes créoles au sein de ladite Université. Le GEREC s'est aussi battu, non sans difficultés pour la création d'un CAPES de créole (2002) mais aussi une Agrégation de créole (2007). Sans même évoquer la centaine d'ouvrages publiés par le GEREC dans des domaines aussi divers que la linguistique, la sociolinguistique, la lexicographie, l'ethnologie, l'anthropologie, l'analyse littéraire etc... Par créolistes, il faut aussi entendre l'équipe de Grif An Tè (1979-82) qui fonda le seul et unique journal entièrement en créole de la Martinique et qui publia 52 numéros. Il faut nommer également l'équipe du magazine trimestriel Antilla-Kréyol (12 numéros), le travail réalisé par l'OMDAC d'Yves-Marie Séraline, des troupes théâtrales comme celle de José Alpha, l'association Bannzil Kréyol dont Jane Etienne fut la présidente etc...etc...

   L'objectif de toutes ces personnes était de poser les bases d'une LANGUE CREOLE ECRITE.

   Seule voie pour une langue majoritairement orale, dominée pendant des siècles par le français et méprisée par une partie de ses locuteurs pour espérer accéder un jour à la pleine et entière souveraineté scripturale. En effet, une langue qui persiste dans la seule oralité est condamnée à terme, ce qui est le cas de nombre de langues amérindiennes, africaines et polynésiennes puisque l'UNESCO estime que chaque jour une (1) langue meurt chaque jour. Disparait à jamais surtout. Car si toutes les langues sont mortelles au plan de la pratique orale, elles sont éternelles dès l'instant où on les couche sur le papier ou sur l'écran d'un ordinateur. Le sanscrit, le grec ancien, le latin, l'arabe littéraire etc...sont bel et bien des langues qui ne se parlent plus mais elles perdurent grâce à l'écrit. 

   Or, ce message n'a toujours pas été compris par les créolophones ! 

   Par exemple, on continue à croire que "LA JOURNEE INTERNATIONALE DU CREOLE", le 28 octobre de chaque année, a été créée (en 1981) pour inciter les gens à... parler créole. Ce qui est une pure sottise ! Toutes sortes d'opportunistes ce sont greffés sur cette journée et véhiculent cette idée complètement vide de sens. Pire : ils transforment cette célébration en "Journée du costume créole", "de la cuisine créole" ou de "la musique créole". Toutes choses importantes mais qui sont célébrées peu avant le 28 octobre lequel n'est que l'aboutissement des différentes célébrations. C'est pourquoi dans certains pays comme les Seychelles ou la Guadeloupe, ces dernières durent une semaine, voire un mois entier. Simenn kréyol ici, Mwa kréyol là.

   Il ne s'agit donc pas tant de "parler" créole que de "l'écrire". D'alphabétiser la population dans sa langue maternelle pour certains, matricielle pour d'autres. Mais pas uniquement pour écrire des poèmes, du théâtre ou des romans mais pour pouvoir investir tous les domaines de la réalité. Pour ce faire, il n'y a pas trente-six solutions mais quatre :  

 

    . rendre l'enseignement du créole obligatoire à raison de 2h par semaine dès l'école primaire alors qu'il n'est jusqu'à présent que facultatif. Enseignement dispensé bien évidemment par des personnes formées par l'Université comme c'est le cas de toutes les autres matières scolaires et non pas des personnes hâtivement formées suite à des stages de quelques semaines à peine comme c'est malheureusement trop souvent le cas. 

 

   . sortir le créole de la chanson, de la littérature, du théâtre etc...pour le faire pénétrer dans l'histoire, l'économie, la psychologie, le droit et surtout les sciences exactes et naturelles. Pour ce faire, il faut créer des mots et des expressions, fabriquer des néologismes et surtout les tester (par le biais de l'écrit) auprès de toute la population qui sera, comme cela s'est fait partout à travers le monde, la seule qui, en dernière instance, décidera d'en éliminer certains et d'en conserver d'autres. Du Bellay, dans sa Défense et illustration de la langue française (1549) publié au moment où le français essayait de s'imposer face au latin, avait ainsi proposé plusieurs centaines de néologismes dont le français n'a retenu qu'environ le tiers. Il ne s'agissait pas d'imposer des néologismes mais d'en proposer en se fondant sur les mécanismes de création lexicale propre au français.

 

   . confronter, au sein du système scolaire et universitaire, les apprenants aux autres variétés de créole que celle qui leur est maternelle. De l'école primaire à la Classe de 5è, on enseignerait la seule variété maternelle, puis à partir de la Classe de 4è, on ferait les élèves étudier progressivement des textes écrits dans d'autres créoles que celui qu'ils connaissent. L'objectif étant de parvenir à instaurer un créole écrit pan-lectal ou compréhensible par tous les créolophones. Cela n'a rien de farfelu ni d'extraordinaire : un Marocain peut avoir, à l'oral, des difficultés à communiquer avec un Irakien, mais à l'écrit, il n'y a plus de problème car tous deux  utilisent l'arabe moderne (issu de l'arabe classique). D'ailleurs, toujours à l'oral, un Français peut avoir des difficultés à comprendre un Québécois mais, à l'écrit, il n'y a pas non plus de difficultés. 

 

   . se soumettre à l'épreuve de la traduction c'est-à-dire sortir la langue de l'univers qu'elle a l'habitude d'exprimer pour se confronter à d'autres univers, à des imaginaires étrangers. C'est ce qu'ont fait la plupart des langues modernes, ce qui leur a permis d'augmenter leurs capacités expressives. Car si le créole est parfaitement à l'aise pour décrire l'univers de l'Habitation (/Plantation), les combats de coqs, le quimbois (sorcellerie), la pharmacopée, le carnaval, le koudmen ou konvwa (travail collectif), le monde des quartiers populaires urbains etc..., il doit pouvoir aussi se coltiner à l'univers européen, nord-américain, arabe ou asiatique. C'est ce difficile travail qu'ont commencé à faire Vincent Placoly (traducteur de Molière), Monchoachi (traducteur de Samuel Becket), Hector Poullet (traducteur d'Annie Ernaux), Térèz Léotin (traductrice de Giono), Raphaël Confiant (traducteur de Le Clézio, Flaubert, Céline, Camus), Judes Duranty (traducteur de Maryse Condé et Dominique Lancastre) et bien d'autres.

 

   Si jamais, dans un avenir pas si lointain que cela, ces quatre objectifs (enseignement obligatoire de la langue, utilisation de cette dernière dans tous les domaines, ouverture sur toutes les variétés de créole et épreuve de la traduction) ne sont pas atteints, le créole disparaîtra. 

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