De la "lactification hallucinatoire" (F. Fanon) à la "négrification hallucinatoire"

   Il y a quelque chose d'amusant à voir nos intellectuels, journalistes, chroniqueurs, bref tout ce qui affecte de penser dans notre chère Martinique, se gratter la tête pour tenter de comprendre le mal qui affecte non pas seulement une portion "énervée" de la population, dite "Rouge-Vert-Noir", même si elle est la plus bruyante, mais une large fraction de notre population (ou notre peuple, si l'on préfère).

   Chacun de ces analystes y va donc de son diagnostic : jeunesse inculte et addict à l'idéologie "woke" (terme étasunien qui se traduit par "hystérisation scénarisée de l'indignation", ce qui est tout de même plus explicite) ; crétinisation du grand public par cette plaie que sont les réseaux sociaux sur lesquels "le premier quidam venu se croit autorisé à critiquer un Prix Nobel" ; défiance envers l'Etat français et les politiques locaux à cause des mensonges autour du chlordécone pendant trois décennies ; désespérance d'une jeunesse sans emploi et obligée de quitter, par milliers, la Martinique chaque année pour trouver un emploi ; arrogance et hypocrisie tout à la fois du monde béké qui continue imperturbablement à piller le pays et à exploiter ses employés ;  duplicité de l'Etat peu enclin à doter la Martinique des mêmes avantages et infrastructures que la "métropole" etc...

   Tout n'est pas faux dans ces différents diagnostics. Il y a un peu de vrai dans chacun d'eux.

   Mais on se rend vite compte qu'ils ne sont que les symptômes d'un mal plus profond, beaucoup plus profond. Avoir 40° de fièvre est un symptôme mais cela peut être le symptôme de tas d'affections différentes : une banale grippe, le zika, le chikungunia, le covid-19 etc... Se contenter donc, s'agissant de la fièvre sociétale qui affecte la Martinique depuis bientôt deux ans, d'aligner les symptômes sans rechercher l'origine du mal, c'est "charroyer de l'eau dans un panier" comme on dit en créole. C'est surtout s'arrêter à des constats qui s'ils sont pour la plupart justes, comme on l'a vu plus haut, sont incapables d'identifier le vrai problème.

   Quel serait donc ce "vrai problème" ?

   Selon nous, le suivant : une large fraction de notre jeunesse et une moins grande partie des adultes souffre de "négrification hallucinatoire". Pour ceux qui ont lu Frantz Fanon et ne se contentent pas des deux ou trois citations répétées à l'infini sur les réseaux sociaux, il est clair que cette notion fait référence à celle de "lactification hallucinatoire" décrite par lui dans son ouvrage Peaux noires, masque blanc paru en 1952. Il y analysait (et démolissait) le roman Je suis Martiniquaise d'une certaine Mayotte Capécia paru deux ans plus tôt. Cette dernière confessait, en effet, son désir d'épouser "un homme blond aux yeux bleus" et de lui faire un enfant. Selon Fanon, ledit désir reflétait une forme d'assimilation névrotique à savoir le désir de devenir autre que soit même, celui de se lactifier, de se blanchir par tous les moyens, ne serait-ce qu'à travers sa descendance.

   C'est ce qu'il appela la "lactification hallucinatoire".

   70 et quelques années plus tard, aujourd'hui donc, les Martiniquais souffrent du syndrome inverse, exactement inverse : on peut l'appeler "négrification hallucinatoire". Hier, ils se croyaient et se voulaient Européens ; aujourd'hui, ils se veulent Africains. Aux cheveux défrisés au fer chaud ont succédé les cheveux nappy ou les locks ; aux robes pimpantes à la dernière mode de Paris les parures africaines des stylistes à la mode ; à Vercingétorix-Louis-XIV-Napoléon-De-Gaulle ont succédé Toutankhamon-Samory-Haïlé-Sélassié-Marcus-Garvey ; au drapeau tricolore le drapeau Rouge-Vert noir et le drapeau rastafari mêlés dans les manifestations des activistes etc...

   Bref, un renversement à 380° des valeurs qui ont eu cours en Martinique depuis la loi de Départementalisation/Assimilation de 1946 (rapportée à l'Assemblée nationale par Aimé Césaire, faut-il le rappeler). Mais qu'avons-nous gagné au change ? D'aliénés à la France et à l'Europe que nous étions hier, nous voilà aujourd'hui souffrant du même tropisme mais à l'endroit de l'Afrique. Et dans les deux cas jusqu'au délire ! Car le délire assimilationniste n'est qu'une face de la médaille. L'autre est le délire noiriste et afrocentriste. Sauf que la première était au moins conséquente : elle voulait que la Martinique demeure française ad vitam aeternam. Or, la seconde est, elle, inconséquente : si on ne veut pas du "Blanc", on doit se séparer de ce dernier et réclamer l'indépendance. L'indépendance immédiate. Le mot d'ordre d'indépendance doit être logiquement LE TOUT PREMIER. Avant les cheveux nappy ! Avant le tambour ! Avant Toutankhamon ou Hailé Sélassié ! Avant le panafricanisme.

   Or, on n'entend nullement nos atteints de "négrification hallucinatoire" brandir haut et fort le mot d'ordre d'indépendance ! Bizarre...

   Sinon, les beaux esprits n'ont pas de quoi s'alarmer. Leur agitation, à travers chroniques, articles et autres billets d'humeur, a quelque chose de comique. Il n'y a pas le feu dans la Maison Martinique, les amis ! Ne confondez pas des étincelles ici et là (statues déboulonnées, hangars à banane détruits, supermarchés bloqués etc.) avec un incendie. Nous sortons de 70 ans de "lactification hallucinatoire" pour entrer dans "la négrification hallucinatoire". Espérons simplement que cette dernière ne durera pas aussi longtemps que la première ! En effet, un jour ou l'autre, dans dix ans, dans vingt ans, peu importe, les Martiniquais finiront par comprendre cette toute première phrase de l'Eloge de la Créolité (1989) :

   "Ni Européens ni Africains ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles."

  Phrase que les générations futures, en 2050 ou 60, modifieront sans nul doute et avec raison comme suit :

   "A la fois Kalinagos, Européens, Africains et Asiatiques, nous nous proclamons Caribéens." 

   Ce jour viendra ! Forcément. 

   Les délires hallucinatoires ne sont pas éternels...

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    ...ou ka trouvé tout diks-li, òben yo ka viré enprimé tou sa i fè-a vitman présé! Lire la suite

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