« Deux malles et une marmite », les leçons d’écriture d’Ananda Devi

LE LIVRE DE LA SEMAINE. Dans une réflexion autobiographique ciselée, l’écrivaine mauricienne passe en revue ses inspirations et interroge le mystère de la création littéraire. Après plus d’un demi-siècle de production littéraire, Ananda Devi revisite son propre parcours dans un nouvel opus intitulé Deux malles et une marmite. Dans cet essai autobiographique titré comme un conte et qui se lit comme un roman, l’écrivaine mauricienne passe en revue les questions essentielles au fondement de sa vocation.

Qu’est-ce qui, dès son plus jeune âge, a suscité en elle son irrépressible désir d’écrire ? Quels textes et quels auteurs ont nourri ou renforcé sa démarche ? Par quel mystère s’opère chez elle le processus rédactionnel ? Quels événements ou images ont conduit à l’éclosion de ses principaux textes ? Et l’on sait qu’elle en a produit beaucoup (recueils de poésie, nouvelles, romans, récits), très tôt : elle a publié dès l’année de ses 20 ans, en 1977.

Dans la dernière partie du livre, l’autrice revient dans le champ de l’actualité en exprimant ses incertitudes sur la possibilité de continuer à écrire avec élan, liberté et sincérité dans notre monde soumis à des mutations radicales et gagné notamment par la hargne émanant des réseaux sociaux.

« Nos songes voluptueux »

C’est à l’adolescente qu’elle fut qu’Ananda Devi choisit d’adresser ses réponses et ses réflexions. Estimant en effet avoir conservé le même état d’esprit que son double d’autrefois, elle l’interpelle par-delà les années écoulées : « … je suis vieille aujourd’hui chère jeune fille de mes débuts. Et pourtant nous sommes pareilles, toi et moi, avec nos songes voluptueux, notre désir d’être autres pour saisir l’impossible, notre nature de caméléon, et la nécessité absolue d’écrire pour vivre, pour survivre, pour exister peut-être… »

Pour autant, le lecteur ne se sent pas mis à l’écart, mais au contraire très vite happé par la beauté du texte et par l’éclairage qu’il apporte sur la personne de l’écrivaine comme sur sa fabrique d’écriture. « L’aventure de l’imaginaire, pour une petite fille née en 1957 dans un village minuscule du nom de Trois Boutiques où il ne se passait pas grand-chose, tout au moins dans sa vie quotidienne à elle, d’où peut-elle bien venir ? », s’interroge-t-elle, avant d’évoquer sa passion pour le livre née dans son enfance et qui ne se démentira jamais.

Née au sein d’une famille de propriétaires terriens de l’île Maurice, choyée, privilégiée, la fillette d’alors lutte contre l’ennui grâce à la lecture des ouvrages que son père rapporte régulièrement dans une malle, depuis la capitale Port-Louis. Ananda plonge pêle-mêle dans les polars, romans sentimentaux ou de cape et d’épée, œuvres classiques, atlas… Un jour, Les Mille et Une Nuits ouvre en elle les vannes d’un trouble sensuel enivrant que seule l’écriture saura transcender.

« Femme statufiée »

A l’âge de 7 ans déjà, la fillette a commencé la rédaction de très nombreux textes. Elle y ajoute fébrilement des « centaines de nouvelles, de poèmes, de “romans”, des milliers de pages d’écriture, les cahiers d’écolière, les carnets les tapuscrits maladroits au début puis de plus en plus propres ». Autant d’écrits qui, à leur tour, vont remplir la seconde malle importante de sa vie, sur laquelle veille sa mère. Jusqu’à ce que le décès de cette dernière, suivi d’un cyclone et d’une inondation, n’anéantissent cette belle production.

En guise de réaction, Ananda poursuit de plus belle sur la route des lettres. Elle explore tout d’abord les textes des écrivains africains importants des années 1970 : Achebe, Hampâté Ba, Brink, Kourouma, Labou Tansi, Soyinka, Tutuola… La puissance de leurs textes l’éblouit et oriente son positionnement : « Tu ouvres les yeux sur le monde qui t’entoure et te met à le comprendre, à l’appréhender par l’écriture. A partir de là, ce sera ton monde. Maurice, ta chère matière, ton intime étoffe, ta brûlure ; le centre de ton écriture. » Et c’est ainsi que livre après livre, Ananda Devi va construire son œuvre au point de devenir celle qu’on présente désormais comme la grande dame des lettres mauriciennes.

On croise encore dans cette longue réflexion « un pêcheur nu », des auteurs français et anglophones – Guyotat, Rimbaud, Sylvia Plath, John Keats… –, mais également certaines narratrices de ses romans, comme Anjali, Eve, Gunji, Paule, Pagli, ainsi qu’« une femme statufiée par une marmite de riz bouillant déversée sur sa tête ». Car dans cet essai comme dans ses autres livres, violence et sensualité circulent entre les pages. Nul doute qu’il faut y voir des clés d’entrée dans l’univers d’une autrice à la plume acérée, qui a choisi d’habiter pour toujours le « royaume des interdits et de l’instinct souverain et poétique, là où les blessures sont nécessaires parce qu’il n’est pas d’apprentissage sans elles ».

Deux malles et une marmite, essai d’Ananda Devi, éditions Project’îles, 2021.

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