Edouard Glissant: la géopoétique du Divers contre la géopolitique de l’Un

Auteur d’une œuvre riche et complexe, Edward Glissant est né en 1928 en Martinique et décédé en 2011 à Paris.  Les multiples facettes de l’auteur du discours antillais – écrivain, théoricien, poète et philosophe –, témoignent de la philosophie qu’il prônait et qui est celle de la complexité, pour approcher un monde qui nous échappe. Pour appréhender celui-ci, Glissant soutient qu’il faut l’inscrire dans le « le Tout »[1].

Il faut souligner que le lieu de naissance, l’ile de Martinique, laquelle faisant partie des petites Antilles, qui appartiennent aux Caraibes, était  déterminant dans la construction de la pensée de Glissant, que d’aucuns appellent « archipelique ». En somme, l’œuvre de Glissant a souvent dénoncé le « ghetto identitaire » en  interrogeant le rapport entre identité, territoire et culture.

 Les Caraïbes ou l’espace du Tout-monde

La pensée complexe etarchipelique, Edward Glissant la doit au « petit pays », l’île qui l’a vu naitre. Celle-ci, autrefois lieu de Plantation, où l’on faisait la traite des Africains – des esclaves ramenés d’Afrique –, a réussi à échapper à l’enfermement auquel elle a été condamnée en donnant naissance à une communauté, une langue (le créole) et une culture ouvertes sur l’Autre. Le paradoxe de cet espace, isolé du reste du monde, est de rester ouvert sur le Divers. En ce sens, E .Glissant écrit : « En ce qui me concerne, je  cite la caraïbe comme un des lieux du monde où la relation le plus visiblement se donne, une des zones d’éclat où elle parait se renforcer […]. Je la définirais, par comparaison avec la Méditerranée, qu’est une mer intérieure, entourée de terres, une mer qui concentre (qui, dans l’Antiquité grecque, hébraïque ou latine ; et plus tard dans l’émergence islamique, a imposé la pensée de l’Un)»[2].

Contrairement à d’autres cultures et civilisations où l’identité est liée à l’origine et à la filiation, notamment dans l’espace méditerranéen, où prédomine la pensée de l’Un –le monolithisme –, les Caraïbes est un lieu arc-en-ciel ; un espace du « Divers », qui nous permet d’être enraciné et ouvert sur l’ailleurs. De fait, cet archipel, si cher à Glissant, symbolise la pensée de la Relation.

Afin d’appuyer sa thèse sur cette identité-relation, le poète-philosophe martiniquais cite Frantz Fanon comme exemple : « Ainsi le trajet de Frantz Fanon, de Martinique en Algérie. C’est bien là l’image du rizhome, qui porte à savoir que l’identité n’est plus toute dans la racine, mais aussi dans la Relation »[3]. Plus radical encore, il insiste sur le droit à « l’opacité », qu’il préfère à « la transparence », laquelle est trop généralisante : « Ce que je crois être et ce que j’appelle, s’agissant des problèmes d’identité, le droit pour chacun à l’opacité »[4]. Cette « opacité » à laquelle appelle l’auteur consiste à ne pas confondre l’Autre avec limage de soi, c’est-à-dire sa « transparence » ; cette représentation  reste source de malentendus, car elle ne donne pas la possibilité au sujet de jouir pleinement de son être.

La  redéfinition de soi par la Relation

Dans une sous-partie du livre Poétique de la relation, intitulée errance et exil, Glissant évoque le thème de l’errance, conçu comme le contraire de la racine, laquelle est  fermée et totalitaire. Empruntant ainsi à Gilles Deuleuze et Félix Guattari la notion de rizhome, Glissant présente celle-ci comme une alternative pour une identité-racine. L’auteur va plus loin en confondant l’errance avec ce qu’il appelle la poétique de la Relation : « Dans la poétique de la Relation, l’errant, qui n’est plus le voyageur ni le découvreur ni le conquérant, cherche à connaitre la totalité du monde et sait déjà qu’il ne l’accomplira jamais – et qu’en cela réside la beauté du monde »[5]. Le poète qui semble ici rejeter la définition de l’identité par l’origine, prône l’identité-Relation. Pour illustrer son argumentation, il cite, dans le domaine de la littérature,  le romancier américain William Faulkner, dont l’œuvre, décrivant le Sud de l’Amérique, est traversée par ce qu’il appelle « l’étendue » : « Dans tout l’œuvre de Faulkner, le carambolage des lignées doubles (noire et blanche) reproduit avec acharnement et presque à caricature le style de famille étendue qui a si longtemps contribué à la formation du tissu social dans la Caraïbe »[6]. Par cette assertion, nous comprenons que « l’étendue » est le contraire de la filiation, laquelle est une sorte de paradigme sur lequel se sont construites les mythologies occidentales et les différents mythes de la Méditerranée. À cette filiation, l’auteur suggère une autre conception de l’identité, qui n’est pas basée sur l’Un, mais sur le Divers.

Le miracle créole

Edward Glissant a redéfini le créole, langue parlée dans les Caraïbes et les Antilles, à l’aune de ce qu’il appelait le chaos-monde, lequel est à distinguer du chaos apocalyptique relatif à la fin du monde. Pour l’auteur de La lézarde[7], le créole, en tant que langue métissée, fait partie de ces magies qui ont su se libérer des carcans identitaires ; c’est une langue qui a su s’affranchir des systèmes : « Si nous posons le métissage comme en général une rencontre entre une synthèse entre deux différents, la créolisation nous apparait comme le métissage sans limites, dont les éléments sont démultipliés, les résultats imprévisibles […]. Son symbole le plus évident est dans la langue créole, dont le génie est de toujours s’ouvrir, c’est-à-dire peut-être de ne se fixer que selon des systèmes de variables que nous aurons à imaginer autant qu’à définir »[8].

En 1995, le poète martiniquais récidive avec un nouvel essai intitulé Introduction à la poétique du Divers[9]. Cet essai s’inscrivait dans la continuité du travail déjà entamé par l’auteur sur l’identité ; un travail qui consistait à désenclaver le fait identitaire et à lui donner une autre conception que celle épousant une vision monolithique et figée. Ainsi, le Divers ou « la Poétique du Divers » signifie pour Glissant le refus d’une racine unique. L’auteur suggère remplacement de « l’idée de l’unicité par celle de la multiplicité, l’exclusion par la relation, la vocation d’enracinement par la vocation à l’errance, la profondeur par l’étendue, la route par la trace »[10].

Notons que les essais de Glissant sont accompagnés d’une esthétique particulière puisée dans l’oralité (l’oraliture), laquelle est un élément culturel essentiel dans la culture antillaise. C’est dans cette optique que s’inscrit La poétique de la relation, un essai où l’esthétique le dispute à l’essai. Par ailleurs, les concepts d’Edward Glissant sont empruntés aux sciences sociales ou même aux sciences de la physique, à l’image du concept du chaos. L’auteur réinvente ces mots en leur donnant une dimension  poétique.

Conclusion 

Par sa pensée complexe, Glissant rêvait d’un nouveau paradigme dans la représentation que l’humanité se faisait de l’identité et de son rapport à l’Autre. L’œuvre de Glissant s’inscrit ainsi dans le sillage des philosophes humanistes, à l’image d’Edgar Morin, qui ont pris conscience de la condition tragique de l’homme et de la nécessité de la repenser. Néanmoins, il faut souligner que, tenant compte de la réalité et des conflits liés aux problèmes identitaires qui continuent à ronger l’humanité, le rêve d’Edward Glissant de voir sa « géopoétique »[11], où la Relation triomphera sur la racine, et partant, remplacera la géopolitique et les autres considérations d’ordre politique, reste, du moins pour le moment, une utopie.

[1] Le concept du « Tout » ou le «Tout-monde » chez E.Glissant signifie compris dans sa dialectique de changement ; un monde qui change, perdure tout en échangeant.

[2] Edward Glissant, Poétique de la Relation. Poétique III, Paris, Gallimard, 1990 .p .46.

[3] Ibid.,p .31.

[4] Edward Glissant, Introduction à la poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1995.

[5] Edward Glissant,op.cit .,p .33.

[6] Ibid.,p.70.

[7] Edward Glissant, La lézarde, Paris, Seuil, 1958.

[8] Edward Glissant, op.cit.,p.46.

[9] Edward Glissant, Introduction à la poétique du divers, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, Seuil, 1995.

[10] Ibid., p.124.

[11] Muriel Rusenberg, « la spatialité littéraire au rythme de la geographie », in revue L’Espace Geographique, EditionsBelin, Paris,2016 ,289-294

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