Frankétienne...

Raphaël Confiant

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     Que dire en apprenant le départ, à la veille de la quatre-vingt-dizième année de son âge, de cet "homme-total" à la fois poète-romancier-peintre-acteur de théâtre-vaudouiste et ministre (brièvement) ? 

      Ce "grimo" ("chaben") à la peau blanche et aux yeux bleus qui pourtant était en quelque sorte la quintesence de l'haïtianité, je l'avais rencontré la première fois à une date que je n'oublierais jamais : le 31 août 1979. Arrivé la veille à Port-au-Prince, j'avais eu la stupéfaction de voir les rues complètement désertes le lendemain. J'avais alors marché de mon hôtel jusqu'au magnifique Palais National dont l'entrée principale et les abords étaient envahis par des centaines de gens vêtus de bleu. De bleu-jeans. Ils écoutaient le discours (en français) d'un petit homme vêtu d'un costume-cravate noir et arborant d'épaisses lunettes. Discours grandiloquent dont les haut-parleurs ne parvenaient à retransmettre que des bribes. Je l'étais alors aventuré près dès grilles, me faufilant parmi ceux qui__je venais de m'en rendre compte__ étaient les fameux "Tonton-macoutes", officiellement dénommé "Volontaires de la Sécurité Nationale". Ce 31 juillet on célébrait donc ce corps de police. Deux d'entre eux s'approchèrent de moi et me repoussèrent sans ménagement l'un d'eux s'écriant :  

   "Dominiken pa gen dwa maché sou totwa Palé Nasional" (Les Dominicains n'ont pas le droit de marcher sur le trottoir du Palais National !).

   Je m'en allai sans demander mon reste. J'avais pris rendez-vous, grâce à un ami haïtien, avec quelqu'un que j'admirais beaucoup mais dont je n'avais jamais vu le visage. A l'époque, la fin des années 70, l'Internet n'existait pas encore et évidemment pas les réseaux sociaux. Ce quelqu'un n'était autre que le premier auteur haïtien à avoir écrit un roman en créole, Dézafi (1975), oeuvre difficile mais si extraordinaire que j'en avais fait mon livre de chevet. Frankétienne me reçut dans son école privée du quartier Bel-Air et rit de ma stupéfaction à peine dissimulée. Il m'apprit par la suite que son père avait été un Blanc américain qui occupait un haut poste dans la compagnie de chemin de fer d'Haïti. Intimidé par l'ampleur et la puissance de l'oeuvre de Frankétienne, je n'osais lui en parler et l'avait alors interrogeé sur un roman haïtien qui venait de sortir et que j'avais trouvé magnifique : Cathédrale du mois d'août de Pierre Clitandre.

   __Pierre a été embarqué hier, me fit Frankétienne sur un ton calme. Il enseignait chez nous.

   __Comment ça embarqué ?

   __Eh bien, régulièrement, les Macoutes débarquent chez des opposants à Duvalier ou des personnes qui critiquent le régime, les arrêtent et les emmènent à l'aéroport. Pierre a été expulsé vers Montréal il y a deux jours...

   Souvent, sentant leur vie en danger, des opposants s'en allaient d'eux-mêmes. Tel a été le cas de nombre d'écrivains et d'intellectuels haïtiens. Frankétienne, lui, s'était toujours refusé à quitter sa terre natale et n'a voyagé hors d'elle pour la première fois que la cinquantaine passée. Son oeuvre littéraire, ses tableaux, sa personnalité le protégaient sans doute quoiqu'il fut un opposant au régime de François Duvalier. Jamais il ne s'est commis avec lui ! Il n'avait accepté le poste de ministre de la culture que longtemps après l'effondrement du système macoute, lorsque l'éminent politologue Leslie Manigat fut élu président de la République. Mais il ne s'y éternisa pas et revint à ses activités d'artiste-total. Le nombre de livres, tant en créole qu'en français, publié par lui est si considérable que peu de gens les ont tous lus, hormis de rares universitaires, pour la plupart étasuniens ou canadiens. 

 

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   Frankétienne était et demeura longtemps inconnu en France au contraire de ses compatriotes Jacques-Stephen Alexis et René Depestre ou, plus récemment, Dany Lafférière. Cela est dû à une particularité de la langue française ou plutôt de la "République des Lettres" comme s'est proclamée la France. Autant un écrivain nord-américain n'a pas besoin de l'aval de l'Angleterre, ni un écrivain sud-américain celui de l'Espagne ou du Portugal, autant un écrivain francophone a besoin de celui de Paris pour être reconnu. Même un écrivain québécois, fut-il un Blanc et un descendant de Français ! 

  Frankétienne était aussi un peintre de talent qui avait inventé son propre style, assez différent de celui de la peinture haïtienne dite "naïve" qui avait tant fasciné André Malraux quand il avait visité Haïti. Frankétienne, auteur de nombreuses pièces de théâtre comme le fameux Pèlen-tet, était aussi comédien hors-pair. Imprégné jusqu'à la moëlle des os de culture vaudou, le voir sur scène ne relevait pas seulement du spectacle mais aussi de la cérémonie en l'honneur de Legba ou d'Erzulie-Fréda. Grâce au militant créoliste martiniquais Mandibèlè (Daniel Dobat) qui, en 1994, avait créé, avec le soutien du Conseil régional, un prix littéraire, le Prix Sonny Rupaire, afin de récompenser une oeuvre littéraire écrite en créole, Frankétienne en avait été nommé président du jury et eut donc l'occasion de venir plusieurs fois à la Martinique. 

 

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   J'avais eu l'occasion, à cette époque-là, de le recevoir chez moi avec son épouse Marie-Andrée (cf. photo ci-après) , sur les contreforts de la montagne du Vauclin. Taquin dans l'âme, il aimait à se moquer, lui avait le rire contagieux : "Ce que vous appellez montagne en Martinique, c'est juste des mornes chez nous !". En effet, le Pic de La Selles, au sud d'Haïti, fait presque 3.000m d'altitude et parfois, dit-on, il se couvre d'une fiche couche de neige.

   Désormais, c'est de là, j'imagine, que Frankétienne nous observe... 

 

   Raphaël Confiant

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