L’enfant et le vieillard

Corinne Mencé-Caster et Rébecca Rogly

L’enfant dit au vieillard :

-T’est-il déjà arrivé de faire quelque chose dont tu ne sois pas fier?

Le vieillard, sans trembler, lui répondit :

-Non, mon garçon. Certains m'ont reproché ce jour où j'ai donné ma voix à une dame, dont le père avait prêché "l'inégalité des races". Marine, comme on l'appelait joliment. Pour quelqu’un comme moi, originaire des îles, son prénom sentait bon l’océan, le bleu…  Vois-tu, dit-il sans plus d'arguments, il faut toujours assumer ses choix. Que caches-tu dans ta main ?

-Rien, papi... c'était dans la bibliothèque. Au collège, on nous apprend les bienfaits de la colonisation et les exploits de Napoléon Bonaparte. Mais j'ai trouvé ce livre dans un coin de poussière... on dirait que personne ne veut plus le lire…C'est quoi, papi ?

Sur cette étagère qui n'avait pas été rangée depuis longtemps, dormaient, outre le livre dont parlait l’enfant, des livres de Jean Jaurès et Frantz Fanon, de Gisèle Halimi et Robert Badinter, formant un unique et même corpus humaniste que se disputaient les fils d'araignées.

Le vieillard se gratta l’oreille et répondit d'une voix confuse :
-Oui... je ne t'avais jamais parlé d'Aimé Césaire. Avant que tu ne viennes au monde : c'était un "héros" de la Martinique. Puis Marine est devenue populaire, alors ...

-Alors quoi ? demanda l'enfant, troublé par cette découverte.

-C'est qu'à un moment, on s'est dit que ce n'est pas avec Césaire qu'on dégagerait le candidat sortant. Ah! Cet Emmanuel nous avait tant méprisés à l’époque. Voter Marine, c'était, selon nous, dire "Non" à tout ça. Pourras-tu le comprendre ?

-Et puis, reprit-il, derrière ce prénom à la couleur bleutée - Marine -, ne pouvait se cacher le rejet de l’Autre, de l’étranger, du différent... 

-Et comme tu dis toujours, papi, l’Autre, l’étranger, le différent, c’est nous, papi…c’est toi, c’est moi, toute notre famille, et beaucoup de gens d'ici…

-Je sais bien, mon garçon. Nous redoutions alors quelqu'un d'autre, un certain Zemmour. Ah ! Quel raciste lui ! Il divisait tellement que, comparé à lui, Marine ne pouvait que rassembler ! Et puis à l'époque, ajouta-t-il avec un ton plus grave, des personnes souffraient, surtout nos soignants qui avaient perdu leur travail. Il fallait les défendre, quitte à devoir laisser au ban quelques-uns d'entre eux comme le voulait Marine… Saint-Luciens ou Haïtiens notamment chez nous. Nous avons consenti à "faire le tri"... c'est vrai. Dans le reste du pays aussi. Mais enfin... il fallait choisir ! Tant que c'est conforme à la nouvelle Constitution, quel est le problème ? Nous étions plein à faire ce choix. Tu sais, la colère...

-La colère contre quoi, papi ? Contre qui ? dit l’enfant en prenant les mains du vieillard, qui arrachait presque ses cheveux hirsutes.

-Contre ce choix ! Contre cette misère ! Contre le fait que nous étions toujours des citoyens de seconde zone. Après plus de 75 ans de départementalisation, nous voulions "essayer" autre chose. Tout cela pour que demeure notre misère.

Un long silence envahit la pièce et confronta le vieillard à ses contradictions douloureuses, tandis que l'enfant cherchait à rattraper les yeux fuyants de son aîné.

-Tu regrettes, papi ?

-Face à Césaire, Oui ! J'ai emmerdé tous ceux qui nous disaient quoi faire, tous les moralisateurs, alors que la seule consigne qu’il aurait fallu suivre était la cohérence envers soi-même. À l'époque, voter Macron m’aurait fait perdre mes acquis sociaux et certains de mes principes, mais Marine, quand j’ai voté pour elle, ça m’a fait perdre l’estime de moi-même et le sens de toutes mes valeurs. J'ai renié dans un mouvement de foule l’amour de la diversité et la soif d'égalité. Ma haine d'un seul homme - le président sortant - m'a fait haïr tous les hommes.

Alors, retiens bien cela, mon petit : si un jour, choisir te conduit à te renier, c'est soit que ton choix sera source de remords, soit qu'il était préférable de ne pas choisir. 
Retiens bien cela, mon enfant.

 

Corinne Mencé-Caster et Rébecca Rogly

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    ...mè "dannsòl".

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