L'enfumage afro ou comment dévoyer la lutte pour la souveraineté nationale

   Comment dire "enfumer" dans notre langue à nous ? "Vèglé" semble être la traduction la plus appropriée. Et "enfumage", c'est tout simplement "vèglaj"

   La société martiniquaise telle qu'elle a été fabriquée par des siècles de colonisation est empreinte d'enfumages, de vèglaj divers et variés dont il est presque inutile de rappeler la liste. Ils servent tous à renforcer le système en place, à colmater des brèches ici et là, à réprimer tantôt sournoisement tantôt violemment, avec pour objectif, pour seul et unique objectif, celui-ci : le maintien ad vitam aeternam de la Martinique dans la France. 

   Or, si jusqu'à présent les enfumages émanaient d'assimilationnistes et d'autonomistes, voici que depuis une décennie un tout nouveau est apparu sur la scène politico-culturelle : l'enfumage afro. Il consiste en quoi ? A mettre en avant l'africanité ou l'afro-descendance des Martiniquais en valorisant le tambour, les cheveux nappy ou les locks, la nécessité d'établir des liens avec l'Afrique etc... Or, rien de nouveau sous le soleil : depuis la Négritude (Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire a été publié en 1939) cette nécessité s'est faite jour et ce fut et c'est encore une excellente chose. Il fallait réhabiliter l'élément africain au sein de la culture martiniquaise et le SERMAC, pour ne citer que lui, s'y est largement et excellement employé. Sauf que Césaire n'a jamais demandé aux Martiniquais de retourner en Afrique à l'instar du Jamaïcain Marcus Garvey ! Ce qu'il a voulu c'est "domicilier l'Afrique en Martinique", expression qui renvoie à tout le travail qui a été fait et continue de se faire pour renforcer la part africaine de notre culture. 

   "Domicilier l'Afrique aux Antilles", expression tout simplement géniale mais qui doit être immédiatement suivie d'un "mais"...En clair : mais ceci fait, ceci réalisé, on fait QUOI ? La Martinique demeure française jusqu'à la fin des temps ? Et c'est en cela que la Négritude a échoué politiquement, s'enferrant jusqu'à aujourd'hui dans un discours autonomiste totalement creux. Or, nos noiristes et afrocentristes actuels ne font pas mieux car jamais ils ne posent clairement la question de notre souveraineté nationale ni n'esquissent les voies et moyens d'y parvenir. Au contraire, on assiste à ce que nous avons appelé l'enfumage afro c'est-à-dire refaire ce que la Négritude avait déjà fait en se focalisant cette fois-ci sur les ancêtres égyptiens et leurs pyramides, Marcus Garvey, Thomas Sankara etc..., aboutissant même à remplacer la lutte des classes par la lutte des races ("Bétjé déwò !"). Des stages d'"estime de soi en tant qu'Afro-descendant" sont même organisés pour les enfants.

    Oui, mais après ? 

   Car même si le Martiniquais en arrivait à se sentir un jour 100% Noir ou 100% Africain, ça changerait quoi à sa situation vu que les Martiniquais ne sont absolument pas une minorité nationale comme les Noirs américains, par exemple, mais un peuple à part entière. Les Martiniquais vivent à 7.000kms de la France alors que les Noirs américains partagent le même pays que les Blancs américains. S'inspirer de leurs luttes n'est pas dénué d'intérêt, mais les calquer ou les copier est grotesque car les Noirs américains ne sont pas dans un processus de libération nationale ou d'accession à la souveraineté. Copier les luttes des Antillais anglophones et des Africains n'est pas plus avisé non plus car leurs pays sont indépendants depuis bientôt trois-quarts de siècle et leur préoccupation première est de lutter contre leurs bourgeoisies compradores.

   Mais revenons à ce terme d'"Afro-descendant" ! Autant, il se justifie dans un pays indépendant comme le Brésil, Cuba ou les Etats-Unis, autant il est peu utile dans une colonie comme la Martinique, voire même dangereux. Prenons un exemple récent : celui d'un livre à deux voix paru récemment entre un "Afro-descendant" et un "Béké". Le terme "Béké" est un terme spécifiquement martiniquais, un terme qui n'existe nulle part ailleurs et qui de ce fait désigne un enracinement, une autochtonie. A l'inverse, le terme "Afro-descendant" ne désigne aucun lieu, aucune terre, aucun pays en particulier : il peut s'appliquer à n'importe quel Noir vivant hors d'Afrique que ce soit aux Etats-Unis, au Brésil, à la Jamaïque, en France, en Angleterre, en Allemagne et même, ce que peu de gens savent, à tous ces descendants de Noirs en terre musulmane (Turquie, Iran, Irak etc.). Conclusion : quand on se définit comme "Afro-descendant", on ne se désigne absolument pas comme Martiniquais ou Guadeloupéen et du coup la nécessité de lutter pour l'accession à la souveraineté nationale de ces deux îles disparaît complètement. D'où le caractère dangereux de l'afrocentrisme car dans le livre dont nous avons donné le titre plus haut, c'est paradoxalement le Béké (terme spécifiquement martiniquais) qui est le natif-natal alors que l'Afro-descendant, lui, il peut être de n'importe quel pays du monde !!!

   Autre aspect loufoque de l'enfumage afro : le retour en Afrique, la divinisation le l'empereur éthiopien Hailé Sélassié, le pèlerinage à la Porte du Non-Retour au Bénin ou plus prosaïquement l'établissement de liaisons aériennes directes entre La Martinique et l'Afrique. Là encore, où est la lutte pour notre accession à la souveraineté nationale dans tout ça ? NULLE PART ! Car enfin, si la solidarité africaine doit se manifester à notre égard, elle devrait le faire d'abord et avant tout aux deux niveaux ci-après :  

 

   1. Que les pays africains se mobilisent à l'ONU pour que la Martinique (et les autres territoires dits "ultrapériphériques") soient réinscrits sans délai sur la liste du Comité de Décolonisation

 

   2. Que les pays africains producteurs de pétrole et de gaz nous promettent des livraisons gratuites, à hauteur de notre consommation annuelle, pendant les 10 premières années de notre indépendance. Notre population minuscule a une consommation de pétrole et de gaz tout à fait dérisoire pour des pays pétroliers comme le Nigéria, l'Angola ou le Gabon. 

 

   D'abord ça et on verra le reste après...

   Or, nos afrocentristes, afro-descendants et autres noiristes sont à mille lieux de tout cela. Ils sont dans le symbolique. Les cheveux naturels. Les statues qu'il faut déboulonner. Les noms de rue qu'il faut changer. L'estime de soi qu'il faut renforcer etc... etc... Rien qui dérange fondamentalement le système colonial. Tant qu'on ne réclame pas l'indépendance, il s'en fout ! 

   L'enfumage afro est donc tout aussi dangereux que l'assimilationnisme...

Commentaires

"Béké" un terme martiniquais, vraiment ?

chaspann

13/06/2022 - 12:27

C'est avec une grande surprise qu'ayant eu l'occasion d'entendre Césaire expliquer que dans certaines régions d'Afrique, l'Europe était nommée "Alada Béké" ce qui signifie terre ou pays des Blancs, j'ai lu ici que le terme "Béké" est spécifiquement martiniquais, et qu'il n'existe nulle part ailleurs .
Notre grand homme se serait-il trompé ?
Une rapide vérification sur le net nous apprend pourtant que le terme à une double origine.
Chez les Igbo du Nigéria, le mot signifie homme Blanc, chez les Ashanti du Ghana, il désignerait une personne (en général un homme) ayant du pouvoir.

GRAND SPECIALISTE DU CREOLE

Albè

13/06/2022 - 14:44

Césaire fut, en effet, comme chacun le sait un grand spécialiste du créole d'une part et u grand spécialiste des langues africaines d'autre part.

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