Littérature antillaise : la génération du Kréol-Modernisme

   Quoique n'ayant qu'à peine quatre siècles d'existence la littérature de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Guyane a vu naître de nombreux mouvements littéraires, certains ayant été identifiés après coup, d'autres affirmant leur existence à l'aide de manifestes ou de textes fondateurs.

   On peut ainsi dénombrer :

 

   . la littérature coloniale (de 1635 à 1848), ne s'identifiant pas comme telle, principalement blanche créole ou békée, le Code Noir (1685) interdisant d'apprendre à lire et à écrire aux Nègres. On peut y ranger les textes des chroniqueurs comme le Père Labat et son "Voyage aux Isles de l'Amérique", les Père Breton et Dutertre ainsi que les tout premiers auteurs blancs créoles. Parmi ces derniers figurent les tous premiers scripteurs du créole comme Duvivier de la Mahautière (Saint-Domingue), auteur du célèbre poème chanté, Lisette quitté la plaine (1750). Pâles imitateurs de la littérature de la métropole, aucun d'entre eux n'a réussi à se faire un nom au sein de la littérature française, le plus connus étant Nicolas-Germain Léonard (Guadeloupe).

 

   . la littérature régionaliste (1848-1939), mouvement non déclaré, principalement mulâtre, les fameux "hommes de couleur libres" ayant pour certains bénéficié d'une éducation scolaire, voire parfois universitaire, bien avant l'abolition de l'esclavage. Ses principaux représentants sont des poètes comme Daniel Thaly, Osman Duquesnay et Ferdinand Thaly en Martinique. Elle a développé une vision exotique des "îles à sucre", celle où "l'air a des odeur de sucre et de vanille" selon un vers célèbre de D. Thaly, ignorant complètement sa situation effroyable des esclaves fraîchement libérés dits "nouveaux libres", devenus des travailleurs agricoles surexploités sur les mêmes plantations où leurs parents avaient été mis dans les fers.

 

   . la Négritude (1939-1960), mouvement auto-désigné, ce "grand cri nègre" qui a voulu "ébranler les assises du monde", cri poussé par Aimé Césaire, Léon-Gontrand Damas (Guyane), Suzanne Roussi (épouse de Césaire/Martinique), Paulette Nardal (Martinique), Jeanne Nardal (Martinique), Guy Tirolien (Guadeloupe), Joseph Zobel (Martinique), Paul Niger (Guadeloupe) entre autres. Son "manifeste" fut Cahier d'un retour au pays natal (1939) de Césaire. On peut aussi rattacher à la Négritude Jean-Louis Baghio'o (Guadeloupe). Des auteurs de la génération suivante s'inscriront dans ce courant comme Bertène Juminer (Guyane), Georges Desportes (Martinique), Auguste Armet (Martinique), Alfred Melon-Degras (Martinique) ainsi qu'après eux, Daniel Maximin (Guadeloupe).

 

   . l'Antillanité (1960-1990), mouvement auto-désigné, cette affirmation de l'ancrage de nos trois pays dans leur environnement caribéen et amazonien portée par Edouard Glissant et son fameux Discours antillais (1981). On peut y rattacher Simone Schwarz-Bart (Guadeloupe) avec son magnifique Pluie et vent sur Télumée-Miracle, Roland Brival et Fernand Fortuné, tous deux Martiniquais. A peu près à la même période nait dans la Caraïbe anglophone un mouvement assez similaire appelé Westindianess.

 

   . l'Américanité (1975-90), mouvement non déclaré mais repérable par la critique littéraire après coup, cet élargissement de notre vision du monde au-delà de nos territoires insulaires pour nous ouvrir sur le continent américain. Il a été illustré par Maryse Condé (Guadeloupe), les Martiniquais Vincent Placoly, Xavier Orville, Marcel Nérée, Nicole Cage ou encore Roger Parsemain. C'est le cas également du poète Henri Corbin (Guadeloupe) dont la plupart des textes ont été édités en bilingue français/espagnol au Venezuela.

 

   . la Guyanité   : mouvement non déclaré mais dans lequel on retrouve des préoccupations assez semblables à celles de l'Antillanité et de l'Américanité. Les précurseurs en furent Alfred Parépou (en créole) et Thomas Ismail Urbain (en français) au 19è siècle, puis au siècle suivant, Auguste Horth, Michel Lohier et René Jadfard. Au présent siècle, Catherine Lepeltier, Françoise James Ousénie et Françoise Lo-Mie, entre autres, poursuivent dans cette voie. 

 

   . la Créolité créolophone (1970-1990), mouvement non déclaré qui s'est employé à valoriser la langue créole au plan littéraire en se détournant des textes créoles de la période coloniale, en utilisant une nouvelle graphie en rupture avec l'étymologie française et en liant écriture et combat politique, voire parfois revendication nationaliste : Hector Poullet (Guadeloupe), Sony Rupaire (Guadeloupe), Raphaël Confiant (Martinique), Elie Stephenson (Guyane), Max Rippon (Guadeloupe), Térez Léotin (Martinique), Benzo (Guadeloupe), Georges-Henri Léotin (Martinique), Roger Valy (Guadeloupe), Daniel Boukman (Martinique), Judes Duranty (Martinique),  Ti Malo (Guadeloupe), Jala (Martinique), Jean Juraver (Guadeloupe), Romain Bellay (Martinique), Hughes Bartéléry (Martinique), Roger Ebion (Martinique) etc...Il est bon de noter qu'avant cette véritable révolution créolisante, il y avait le tout premier roman jamais écrit en créole, Atipa (1885), par Alfred Parépou (Guyane), au début du 20è siècle, les œuvres théâtrales de Constantin Verderosa (Guyane) et au milieu de ce même siècle, l'important travail de l'ACRA (Académie Créole Antillaise) des Guadeloupéens Rémy Nainsouta, Gilbert de Chambertrand, Bettino Lara ou encore Germain William. La Créolité créolophone est aussi redevable à Georges Mauvois (Martinique), dramaturge mais aussi remarquable traducteur en créole d'œuvres de l'Antiquité grecque comme Antigone de Sophocle. La critique littéraire fait généralement l'impasse sur ce mouvement littéraire.

 

   . L'Indianité, mouvement auto-désigné émanant d'auteurs d'ascendance indienne comme Ernest Moutoussamy (Guadeloupe), Camille Moutoussamy (Martinique), Francis Ponaman (Guadeloupe), Laure Moutoussamy (Martinique), Jean S. Sahaï (Guadeloupe) ou encore Arlette Minatchy-Bogat (Guadeloupe). Il reflète la montée progressive du sentiment identitaire indien à compter de la fin des années 70 du siècle dernier qui, tout comme la Négritude, s'est employé à redonner leur dignité à ceux que la société post-esclavagiste mais toujours coloniale avait qualifié avec quelque mépris de "Coulis" (Martinique) ou "Malabas" (Guadeloupe). Les écrivains relevant de l'Indianité ont été négligés par la critique littéraire, processus d'invisibilisation pour le moins injuste au regard du talent de ceux-ci.

 

 . La littérature "antillanopéenne", ce dernier terme étant forgé sur le modèle d'Afropéen" popularisé par une écrivaine d'origine camerounaise comme Laura Miano. Jusqu'à présent, on parlait de "littérature de l'émigration" ou "littérature negzagonale" pour qualifier les œuvres émanant d'auteurs nés ou arrivés enfants dans l'Hexagone après la mise en place du BUMIDOM (Bureau des Migrations d'Outremer) qui, à compter des années 60 du siècle dernier, a transbordé des dizaines de milliers d'Antillais et de Guyanais dans ce que l'on appelait encore à l'époque "la Mère-patrie". Au point qu'aujourd'hui, leurs descendants sont quasiment aussi nombreux que les habitants de la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique ! La critique littéraire a fait très peu cas de cette littérature "hors-sol" jusqu'à présent alors même qu'elle a produit des auteurs de talent tels que Daniel Picouly (Prix Renaudot 1999), José Le Moigne, Jeanne Loco ou encore, plus récemment, Nady Nelzy-Odry ou Christian Rapha.

 

   . La littérature "eurocréole", sorte d'inverse de la littérature antillanopéenne et rassemblant les auteurs d'origine européenne qui ont vécu aux Antilles ou s'y sont installés, se créolisant quelque part. Les plus emblématiques sont Lafcadio Hean (anglo-américain/19è siècle) et Salvat Etchard (basque/20è). Ce dernier reçut le Prix Renaudot pour son roman Le Monde tel qu'il est en 1967). Peuvent y être attachés, entre autres, Michel Tauriac, Colette Lina-Dubail et André Berthon, auteur de romans policiers.

 

   . La Créolité francophone (1985-2010), mouvement auto-désigné, qui a chercher à lier la problématique antillaise au phénomène de mondialisation avec Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Ernest Pépin, Gisèle Pineau (Guadeloupe), Jean Bernabé (Martinique) ou Jean-Pierre Arsaye (Martinique). Son manifeste, Eloge de la Créolité (1989), co-écrit par Bernabé, Chamoiseau (Prix Goncourt 1992) et Confiant (Prix Novembre dit "anti-Goncourt" 1991), connut un grand retentissement et est traduit à ce jour en 11 langues. On peut y rattacher Marie-Reine de Jaham, l'une des très rares écrivaines békées de la Martinique.

 

    On aura noté que certains mouvements n'ont été identifiés que par l'analyse des textes et pas par les auteurs de ces derniers. C'est que souvent, les écrivains ne sont pas eux-mêmes toujours conscients de leurs affiliations littéraires, certains (es) se défendant même d'appartenir à tel ou tel mouvement alors même que la matérialité de leurs textes le démontre ou le prouve. Un analyste littéraire n'a pas à se soumettre aux déclarations des écrivains même s'il doit en tenir compte. Placé en position d'objectivité ou plus exactement d'extériorité, il doit analyser sans idées préconçues les textes, leurs thématiques, leur style etc. et c'est d'abord et avant tout sur cela qu'il doit fonder les classements qu'il opère. Un texte, une fois publié, n'appartient plus en propre à son auteur mais à l'ensemble de son lectorat.

   Il apparaît d'emblée que certains mouvements se chevauchent soit qu'ils soient apparus concomitamment soit que le mouvement plus récent n'a pas effacé celui qui l'a précédé. Ainsi, quoique A. Césaire ait voulu "déchirer la carte postale" par trop exotique de la littérature régionaliste, des auteurs rattachables à cette dernière ont continué à publier jusqu'au milieu des années 60. De même, Césaire a continué son œuvre en dépit de l'Antillanité de Glissant lequel a poursuivi la sienne malgré le surgissement de la Créolité. Il convient donc de ne pas prendre les dates que nous avons indiquées au sens arithmétique du terme. Ce sont pour beaucoup de simples indications ou des repères, si l'on préfère.

   On aura aussi noté que certains auteurs de grand talent sont difficilement classables dans l'un ou l'autre de ces mouvements littéraires : Saint-John Perse (Guadeloupe; prix Nobel de littérature en 1960), Rané Maran (Guyane ; premier Noir à obtenir le Prix Goncourt en 1921) et, plus tard, Serge Patient pour la Guyane, Clément Richer, Raphaël Tardon, l'immense poète Monchoachi pour la Martinique ou Max Jeanne pour la Guadeloupe. Sans même parler de Tony Delsham (Martinique), véritable fondateur de la littérature populaire aux Antilles-Guyane, qui fut l'auteur le plus lu dans la région au cours des deux dernières décennies du 20è siècle. C'est le plus souvent parce que leurs textes relèvent à la fois de l'Antillanité/Guyanité, de l'Américanité et de la Créolité. C'est aussi parce qu'il n'est pas toujours possible de ranger un écrivain dans une seule et même mouvance littéraire. Certains (es) cheminent en solitaire, traçant leur propre sillon comme Monchoachi.

   Et donc, depuis le mouvement de la Créolité, dernier en date, que devient notre littérature ?

   De nombreux écrivains (es), âgés entre 30 et 50 ans, parfois un peu moins, parfois un peu plus, ont publié des ouvrages dénotant un réel talent. Le problème est que cette génération arrive au moment où, partout dans le monde, la littérature tombe de son piédestal, supplantée par la multiplication des chaines de télévision, l'Internet et les réseaux sociaux. A quoi bon lire Camus ou Garcia Marquez quand on a Netflix ? pourrait-on dire. C'est sans doute ce qui fait que ces auteurs n'ont pas constitué de mouvement littéraire et que la critique s'est contentée de les ranger dans la case "littérature post-Créolité". Or, les expressions "post-Négritude" ou "post-Antillanité" sont rarement employées soit n'existent carrément pas. Il convient donc d'en finir avec cette caractérisation cavalière.

   Nous proposons de ranger ces œuvres dans le Kréol-Modernisme.

   Que faut-il entendre par là ? D'abord, que ces nouveaux textes ont engrangés tous les apports des mouvements littéraires qui l'ont précédés. Ils les ont malaxés, digérés et sans en renier aucun, ont commencé à tracer leur propre chemin. "Kréol" parce que même si les afrocentristes se sont imaginés pouvoir chahuter ce vocable, il demeure incontournable puisque désignant tout simplement la langue et la cultures que nos ancêtres esclaves ont patiemment mais aussi difficultueusement bâti au cours des quatre derniers siècles. "Modernisme" parce que cette nouvelle génération s'est délestée à la fois de l'univers de l'Habitation (/Plantation) et de celui, certes urbain, mais encore fortement marqué par cette dernière. A partir de l'an 2000, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane entrent de plein pied dans ce que l'on appelle la mondialisation ou la globalisation. Les écrivains (es) du Kréol-Modernisme sont donc des "digital natives" pour la plupart. Il vivent, ils travaillent, ils écrivent au quotidien avec l'Internet. Ils sont branchés sur le monde entier et sont d'ailleurs davantage amenés à l'arpenter que leurs prédécesseurs.

   Il serait donc intéressant que les universitaires spécialistes de notre littérature prennent désormais en compte le Kréol-Modernisme dans leurs analyses et cessent de considérer cet ensemble de nouveaux auteurs comme un sorte de magma informe. Il est vrai qu'il ne s'est pas doté d'un manifeste, qu'il n'a pas (encore) connu les faveurs des médias comme la Négritude, l'Antillanité ou la Créolité, qu'aucun de ces auteurs n'a (encore) obtenu de prix littéraire prestigieux, mais les œuvres sont là et bien là. Et elles sont belles, puissantes et surtout pleines de promesses ! Pour l'heure, contentons-nous de nommer ceux qui les ont produites : Miguel Duplan (Martinique), Frankito (Guadeloupe), Jean-Marc Rosier (Martinique), Marie-Claude Pernelle (Guadeloupe), Mérine Céco (Martinique), Marie-Léticée Camboulin (Guadeloupe), Alfred Alexandre (Martinique), Roland Davidas (Martinique), Gerty Dambury (Guadeloupe), Anique Sylvestre (Martinique), Catherine Lepelletier (Guyane), Serghe Kéclard (Martinique), Françoise Lo-Mie (Guyane), Gaëlle Octavia (Martinique), Françoise James Ousénie (Guyane), Barbara Jean-Elie (Martinique), Michelle Gargar (Guadeloupe), Ghislaine Fournillon (Martinique) et bien d'autres. Liste forcément non-exhaustive !

   Nul doute que le Kréol-Modernisme finira par s'imposer à son tour sur la scène littéraire caribéenne et amazonienne. Voire au-delà ! C'est tout le mal que l'on peut lui souhaiter...

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