La " liverté " : être libre par les livres

Patrick Chesneau

  Un copain me disait ce matin, sur un ton sentencieux: " Je lis tellement de romans policiers, de polars et de thrillers américains que quand je referme mes livres, j'efface mes empreintes ". Tel quel. Ça m'a interloqué. J'ai d'abord retenu mon souffle...et d'un coup,  je me suis dit:  "  mais bien sûr...moi aussi ".

   Jusqu'ici, je n'y avais pas vraiment prêté attention. Un peu comme si je lisais par inadvertance. Sans que cela porte à conséquence. Or cette confession d'un ami amateur de polars m'a obligé à cracher le morceau. Je suis passé aux aveux. Vis-à-vis de moi-même. Sans trop m'opposer de résistance. Très vite, je me suis rendu à l'évidence. La littérature modèle ma vie. La sculpte. Elle ponctue mes jours. Le "pitch " (l'argument ) des ouvrages tombant avec une régularité de métronome dans mon escarcelle scande la litanie de mes émotions, égrenées dans le grand bain quotidien. 

   Sitôt un livre est-il lu, d'un trait ou dans une rafale d'épisodes littéralement effrénée, ou plutôt bu jusqu'à la lie, digéré, refermé, replacé sur une étagère, en ai-je pour autant fini avec lui ? Que nenni ! Il continue d'imprimer en moi. Comme un rhum vieillit en son fût. Au point que je désire secrètement remettre le couvert avec un tome consécutif dans le droit fil du premier. Ce désir de bisser un plaisir strictement littéraire me hante. Influe sur mon comportement usuel. Modifie mon rapport au monde. Il me faut alors recourir aux ficelles de la psychologie la plus élémentaire pour me comprendre.

  L'acte d'accusation est grave et s'énonce ainsi : j'aime lire et écrire au-delà de toute modération. En toute impunité. Du moins, le croyais-je.  Intuitivement, je tente d'ailleurs de m'accorder des circonstances atténuantes car je vois bien qu'un livre en appelle toujours un autre. Aucune lecture n'est jamais définitivement close et caduque. A peine ai-je reposé avec moult regrets le livre qui m'a accompagné dans une parenthèse enchantée, c'est à chaque fois une nouvelle cavalcade qui s'enclenche. Peu importe que je me sente pantelant ou rêveur. Quel est le fond de l'affaire ? Parfois, bien que maintenue en rétention par l'éditeur, l'info parvient à fuiter. Par bribes énigmatiques. 

   Avec mille précautions, je m'évertue alors à remonter une filière qui peut traverser des milieux hostiles. En clair, je m'élance sur les traces de l'auteur. Une traque échevelée pour en avoir le coeur net. A mes risques et périls, je finis par établir un semblant de vérité. Qu'elle soit criante, peu me chaut. De recoupements en supputations bientôt corroborées, j'acquiers la conviction que l'auteur sus-désigné a la ferme intention de publier un tome 2. D'un simple faisceau de présomptions, s'impose subitement la conclusion qu'il y aura bel et bien une suite à l'histoire contenue dans le premier exemplaire et qui a composé mes délices plusieurs jours durant. Elle n'était donc que facticement achevée. A ce moment précis, surgit l'angoisse. Fulgurante. Mon coeur palpite. Ma glotte devient aussi sèche qu'une datte du sahel profond. Mon pouls s'accélère. Mes neurones s'affolent. Un fragment de déduction et l'horrible sensation d'une paralysie me parcourt l'échine. De haut en bas. Sueurs froides.

   Enigme éventée. Le suspense est brusquement levé. Inutile de tourner plus avant autour du pot. J'en suis sûr, mon auteur de prédilection se lance dans une course-poursuite avec son oeuvre. Mille questions fusent. Va-t-il la rattraper ? La coincer. Lui passer les menottes au détour d'une phrase. Pour moi, lecteur ordinaire quoique insatiable, le sentiment prévaut que ce coup-ci, il n'y a plus l'ombre d'un doute. Pour capter et saisir... la suite, il y a nécessairement une filature qui se met en place. Et moi dans ce charivari ? Que deviens-je ? Assigné à la marge ? Suis-je repéré ? Est-on en train de me pister comme un vulgaire gibier ? Oui ? Non ? Vite. Je dois brouiller les pistes pour qu'on ne puisse me localiser sur le champ. Qu'on ne me débusque pas si facilement en feignant de croire que ma fonction primordiale est d'ingurgiter des monceaux et des tumuli de prose étincelante. 

   L'auteur du crime, un obsédé textuel qui en est à son quinzième méfait, ne va-t-il pas me retrouver tôt ou tard ? Me happer avec sa dernière création. Me harponner. Me ferrer dans les filets de son écriture. Pour endormir ma méfiance, il appelle ça des opus...Il les multiplie et collectionne les distinctions dans le milieu de l'écriture semi-automatique. Ces fameux réseaux où l'on n'aime rien mieux que faire couler l'encre. On dégaine le stylo matin midi et soir. Souvent même entre les repas. Et on embroche les chapitres au fil de la plume. Dans ce climat oppressant, je dois à tout prix semer des kyrielles de faux indices. Consteller les bas de pages d'annotations trompeuses (ça c'est pour le bouquin que je viens de finir). Je dois circonvenir tous les scénarios cauchemardesques possibles. Par exemple :  s'il est un libraire en passe de m'identifier comme acheteur potentiel de livres spécialisés dans les histoires haletantes, je dois impérativement mettre au point un stratagème afin qu'il se perde en conjectures. 

   Sinon, je suis foutu. La récidive me guette. Va me prendre à la gorge. 

   Un autre ami abonné à un site littéraire a dû vendre la mèche. Une vraie balance. Lui sait que j'aime lire. Mais quel besoin d'aller en parler à des potes écrivains ? C'est de la haute trahison. Conséquence, je risque de replonger. La voici la tentation de la littérature glauque dans laquelle abondent les personnages patibulaires mais presque, disait le plus génial des comiques. Il suffirait que je sois de faction devant une devanture de bouquiniste ou en planque devant une bibliothèque et, circonstance aggravante, que je me mette à tirer un tout petit peu la couverture du nouveau livre à moi et, pan dans le mille (je me connais depuis le temps) je vais céder. C'est plus fort que moi, je lirai cette suite tant attendue, espérée et redoutée à la fois. Car, je sais bien que ça ne s'arrêtera pas à l'épilogue du deuxième tome. C'est une accumulation de livres qui s'annonce. Dans la foulée du deuxième, un troisième. Et ainsi de suite. Une aventure sans fin. Passion perpétuellement inachevée. La lecture est une drogue dure. Au moment des bonnes résolutions de ce début d'année, dois-je devenir un addict ? Un accro irréversible ? Céder à l'injonction comminatoire des livres, est-ce vraiment ce qui est bon pour moi ?

   Lire encore et encore et toujours. Dévoreur de paragraphes. 

   Pas mal comme seconde nature. Je le veux en même temps que cette perspective m'apparaît effrayante. La littérature peut-elle ainsi annexer ma vie ? Assiéger mes pensées ? Je voudrais desserrer cet étau et simultanément m'immerger dans tous les récits du monde. Une chose et son contraire. Les mots à fleur de peau. Les mots dans la peau. Je les vis comme des déflagrations qui déchiquettent à pleines dents la morosité ambiante. Irrésistible appel des livres.

 

Patrick Chesneau

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