« La pensée de Fanon nous enseigne l’intransigeance »

L’insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex, c’est le titre d’un livre que le percutant écrivain martiniquais Raphaël Confiant a publié il y a quelques mois. Ce livre, une « autobiographie imaginée », est d’une rare originalité puisque l’auteur a pris le risque de se mettre dans la peau de Frantz Fanon et de le révéler de l’intérieur, mais cette prise de risque, rude épreuve à vrai dire, a conféré au livre une extraordinaire puissance jouissive en installant le lecteur et l’auteur dans une forme de pacte de confidence, d’intimité. L’insurrection de l’âme, oscillant entre souvenirs, anecdotes et réflexion politique, explore les recoins les plus intimes de l’œuvre et du parcours de l’auteur des Damnés de la terre et nous en donne d’émouvantes et fort enrichissantes synthèses.

L’insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex, c’est le titre d’un livre que le percutant écrivain martiniquais Raphaël Confiant a publié il y a quelques mois. Ce livre, une « autobiographie imaginée », est d’une rare originalité puisque l’auteur a pris le risque de se mettre dans la peau de Frantz Fanon et de le révéler de l’intérieur, mais cette prise de risque, rude épreuve à vrai dire, a conféré au livre une extraordinaire puissance jouissive en installant le lecteur et l’auteur dans une forme de pacte de confidence, d’intimité. L’insurrection de l’âme, oscillant entre souvenirs, anecdotes et réflexion politique, explore les recoins les plus intimes de l’œuvre et du parcours de l’auteur des Damnés de la terre et nous en donne d’émouvantes et fort enrichissantes synthèses.

Pourquoi écrire sur Frantz Fanon aujourd’hui ? Sa pensée et sa vie résistent-elles au temps à ce point ?

Toute pensée est datée et en effet, celle de Fanon date d’avant la chute du Mur de Berlin, l’apparition de l’Internet, la disparition du terme « Tiers-monde » ou encore, plus récemment, le Printemps arabe. On peut donc légitimement se demander ce qu’elle est capable de nous apporter dans le monde nouveau qui est le nôtre aujourd’hui où de nouvelles problématiques (l’écologie, le genre, l’homosexualité, l’immigration massive etc.) ont surgi. Fanon est l’homme, le penseur de la décolonisation des années 60 du siècle dernier, décolonisation non seulement algérienne, mais mondiale. Rappelons que des peuples aussi divers que les Québécois, les Tamouls du Sri-Lanka et les Palestiniens se sont réclamés de lui et des « Damnés de la terre »! Sa pensée résiste, cependant, au temps dans ce qu’elle nous enseigne d’intransigeance face à la domination et à l’injustice, d’intransigeance totale qu’il ne faut aucunement confondre avec le fanatisme. D’ailleurs, aucun mouvement terroriste n’a jamais cité Fanon !

Votre livre est une sorte d’essai exofictif. Pourquoi faire recours à la fiction pour parler de Fanon ? N’y a-t-il pas suffisamment d’éléments pertinents dans son parcours si riche ?

Il existe des dizaines, sinon des centaines d’ouvrages et cela dans toutes sortes de langues sur Fanon et son œuvre. Cette dernière a été analysée, étudiée, disséquée, commentée sous toutes les coutures. Je n’ai pas voulu ajouter du commentaire au commentaire. A l’heure où les jeunes ne lisent plus guère (je suis professeur à l’Université des Antilles et le constate tous les jours), j’ai cherché un moyen de les intéresser à Fanon et le meilleur moyen était de me couler dans la peau du personnage, de parler en son nom. D’écrire ce que j’appelle une « autobiographie imaginée ». Je dis bien « imaginée » et non « imaginaire » car tous les faits qui sont évoqués dans mon livre sont avérés. Seuls les dialogues et les descriptions de paysages sont fictifs. Evidemment, si je n’avais pas vécu en Algérie (dans les années 70, sous Houari Boumedienne), il m’aurait été difficile d’écrire un tel ouvrage.

Vous dites souvent que Fanon et son œuvre subissent une énorme éclipse. Comment est gérée cette mise à l’écart organisée ? Pourquoi éclipser Fanon aujourd’hui ?

Je ne crois pas qu’il y ait une « mise à l’écart organisée » comme vous le dîtes. De toute façon, les trois plus grands penseurs et écrivains martiniquais, à savoir Aimé Césaire, Frantz Fanon et Edouard Glissant n’ont jamais été en odeur de sainteté dans l’université française. Il faut aller dans les universités anglo-saxonnes, nord-américaines, latino-américaines, africaines et asiatiques pour les voir étudiées. La Négritude de Césaire, la Créolisation de Glissant ou le Tiers-mondisme de Fanon n’ont jamais fait recette à La Sorbonne ! Sinon Fanon subit une éclipse pour deux raisons : d’abord, comme je vous l’ai dit, les problématiques nouvelles qui se posent à nous n’étaient pas les siennes ; ensuite, la radicalité de son discours conduit certains à assimiler son œuvre à l’apologie de la violence et au terrorisme. Or, il y a une certaine malhonnêteté intellectuelle à assimiler le recours aux armes au simple terrorisme. Les Palestiniens qui envoient des rockets sur Israël ont recours à leurs maigres armes, mais ne sont aucunement des terroristes. Ils combattent dos au mur et d’ailleurs, cette expression est à prendre non pas comme une métaphore, mais au pied de la lettre puisqu’Israël a construit un mur de séparation entre lui et le reste de la Palestine. Opposer Fanon à Martin Luther King ou à Gandhi, ces apôtres de la non-violence, est une astuce facile pour tenter de le marginaliser.

Vous suggérez, tout au long de votre livre que Fanon est un visionnaire. Pourriez-vous nous dire comment il l’est et par quoi se traduisent principalement ses prémonitions ?

Il l’a été à plusieurs niveaux. Il avait pressenti qu’au sein du FLN, il y aurait des gens qui profiteraient de la révolution le moment venu. En clair, qui prendraient la place des colons. Il avait pressenti que l’Algérie indépendante ne serait pas celle mutiraciale, multilingue, multireligieuse etc. dont il avait rêvée. Il avait pressenti qu’en Afrique noire, les pseudo-élites nègres trahiraient leurs peuples et que la colonisation se poursuivrait sous d’autres formes moins visibles. Il avait pressenti que la Martinique et les autres « vieilles colonies » (celles qui datent du début du XVIIe siècle) ne sortiraient jamais du giron français et cela encore par la faute de leurs élites au sein desquelles « on trouve plus de pantalons que d’hommes » selon une formule féroce de Fanon. Il avait pressenti que son exhortation de la fin des « Damnés de la terre » à savoir « Quittons cette Europe qui n’en finit pas de massacrer l’Homme partout où elle le rencontre ! » ne trouverait aucun écho. Aujourd’hui, et là Glissant à raison, l’Occident n’est plus un lieu, mais un état d’esprit. Un dictateur nègre, arabe ou latino-américain est un Occidental ! Et en Occident, en son sein même, est apparu un nouveau Tiers-monde : les « indigènes de la République ». Donc il faut sortir des dichotomies faciles !

Puisqu’on est dans la fiction, quelle serait la grande idée de Frantz Fanon s’il était encore de ce monde aujourd’hui ?

Je le répète : mon livre n’est pas de la fiction. Ce n’est pas un roman et je n’invente rien au niveau factuel. J’ai essayé d’écrire son autobiographie à sa place et j’admets, certes, que c’est un peu osé. Mais je défie quiconque de trouver dans mon livre un seul fait qui ne soit pas avéré. Bon, quand je décris son émerveillement devant le Djurdjura, j’imagine sa réaction, mais il a bien arpenté le weekend la Kabylie avec ses infirmiers de l’hôpital de Blida et il a bien été impressionné par cette montagne. Quand je le fais dialoguer à Tunis avec Boumediene auquel il demandait de pouvoir rejoindre l’armée des frontières pour combattre comme simple soldat, j’imagine leur échange, mais cette demande a bien existé, cette conversation a bien eu lieu et le refus de Boumedienne a bien été réel. Quant à votre question, j’avoue ne pas pouvoir y répondre. Fanon est mort à seulement 36 ans à une époque où la mondialisation, l’Internet, la fin des idéologies, les revendications féministes, écologistes etc., n’existaient pas. S’il avait vécu, comment se serait-il adapté à tout cela, je n’en sais rien. Je retiens seulement qu’à Tunis, il répétait à ses camarades du GPRA et d’EL MOUDJAHID qu’après l’indépendance de l’Algérie, il ne voulait aucun poste de ministre, d’ambassadeur ou quoi que ce soit de ce genre, mais simplement pouvoir regagner l’hôpital psychiatrique de Blida afin de continuer à y pratiquer la médecine de l’âme…

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