Professeure de linguistique espagnole à La Sorbonne, Corinne Mencé-Caster vient de publier un ouvrage qui explore un domaine assez peu connu, voire inédit de la linguistique et qui a pour titre Pour une linguistique de m'intime. Habiter les langues néo-romanes entre français, créole et espagnol (éditions Classiques Garnier).
Cet ouvrage a été préfacé par deux créolistes ; Ralph Ludwig, professeur à l'Université de Halle (Allemagne) et Raphaël Confiant, professeur émérite à l'Université des Antilles (campus de Martinique). En voici le texte...
Les Petites Antilles françaises sont presque invisibles sur une mappemonde… chapelet d’îles disséminées dans l’océan, coupées du continent…
Pourtant, un constat s’impose : en ces micro-lieux de la géographie mondiale, se sont joués de multiples rencontres et échanges qui, bien que marqués au sceau d’une violence prodigieuse, ont été aussi le creuset d’une fertilité intellectuelle remarquable. Cette fécondité a permis l’émergence de littératures et de philosophies qui ont profondément renouvelé l’écologie générale de la pensée en mettant le Multiple au-devant de la scène…
L’essai de Corinne Mencé-Caster s’inscrit dans cette dynamique du Multiple contre l’Un, de l’hétérogène contre l’homogène, du Divers contre le Même. Linguiste de formation, spécialisée dans le domaine hispanique où le champ de la linguistique contrastive des langues romanes est bien développé, elle est aussi d’origine martiniquaise, et donc, créolophone et francophone. Agrégée d’Espagnol, titulaire de la chaire de linguistique hispanique à la Sorbonne, médiéviste et caribéaniste, Corinne Mencé-Caster aurait pu se contenter de professer un enseignement de linguistique « classique » sans se préoccuper aucunement du créole, langue, certes de plus en plus étudiée au niveau international, mais jouissant encore et toujours, à l’intérieur de ses terres, d’un statut ambigu et d’une image encore quelque peu dévalorisée.
Formée par l’université française à une certaine manière de faire de la linguistique, comme elle le dit elle-même non sans une certaine ironie, l’autrice du présent ouvrage dont la curiosité intellectuelle n’a d’égal que la lucidité épistémologique, s’est mise en tête de faire de la linguistique autrement, non pour déconstruire l’édifice auquel elle a elle-même participé, mais pour l’enrichir et le compléter.
Son ambition consiste ainsi – la lecture de son ouvrage le montre amplement – à articuler aux acquis d’une linguistique d’essence 14saussurienne, entée sur l’imaginaire du monolinguisme, les acquis d’une linguistique de l’intime, issue de la critique de la linguistique moderne telle qu’elle a été menée depuis le milieu du xxe siècle. Les fondements de cette linguistique de l’intime, dont nombre de postulats recoupent ceux de l’écolinguistique de Ludwig, Mühlhäuser et Pagel (2019), reposent sur une attention renouvelée au plurilinguisme et au « vécu langagier » du sujet parlant, en tant que ce vécu relève trop souvent du non-dicible et du non-montrable et qu’il doit donc être exhumé, depuis l’intérieur du sujet. Reprenant de manière originale la notion de « locuteur “diglotte”, Corinne Mencé-Caster désigne par ce terme le locuteur bilingue qui, loin d’être “installé” dans le confort de langues prestigieuses », est en prise, dès la naissance, avec une « langue de la honte » et avec une « douleur » des langues plus ou moins consciente.
Se fondant sur les bouleversements survenus au sein de la « science linguistique », et notamment sur les travaux en sociolinguistique, psycholinguistique et écolinguistique qui remettent en cause le postulat du monolinguisme de l’autre et de soi, Corinne Mencé-Caster réussit à démontrer, avec la modestie scientifique qui la caractérise, qu’une autre linguistique est possible, entée sur le plurilinguisme convergent de l’autre et de soi, non en tant que pratique mais comme horizon à atteindre. Sa démarche que l’on pourrait donc dire « convergente » consiste, non pas à opposer mais à réconcilier, non pas à réduire les perspectives mais à les enrichir, en y intégrant tout ce que les sujets parlants qu’elle dénomme « diglottes » n’ont jamais pu vraiment dire au monde de leur expérience inouïe mais souvent traumatisante du langage.
S’interrogeant sur les mutismes et les silences relatifs à ces expériences, de fait, méconnues, Corinne Mencé-Caster met en exergue qu’elles relèvent de l’intime et que l’intime ne s’exhibe pas. Il a plutôt tendance à s’enfouir pour laisser place au dicible et au montrable, d’autant qu’en contexte de diglossie, la honte guette et menace en permanence de fracturer le sujet psychique.
En se mettant à l’écoute d’elle-même en tant que sujet « diglotte » qui a consciemment fait le choix du détour par une langue apprise – l’espagnol –, Corinne Mencé-Caster entreprend, avec une lucidité parfois douloureuse, de retisser patiemment la trame de son expérience 15langagière, à la lumière des principaux concepts de la sociolinguistique qu’elle soumet à la catégorie de l’intime. Elle épouse donc, de manière tantôt alternée, tantôt conjointe, le regard de la linguiste et de la locutrice, pour tenter de « retrouver » et surtout d’exprimer ce qu’elle a vécu dans le langage, mais aussi ce qu’elle a cru y vivre, se présentant ainsi comme un sujet habité voire possédé par des langues qui la contrôlent en partie.
Il ne faut y voir nul ésotérisme mais le résultat d’une analyse minutieuse qui exhume, tout ce qu’elle a vécu sans jamais s’être risquée auparavant à s’y affronter, parce que justement, ces expériences relèvent de l’intime dont on ne parle ni aux autres ni même à soi. En se prenant comme « otage » de cette exploration de l’intime, Corinne Mencé-Caster ouvre la voie à une réflexion linguistique originale et inédite qui montre que l’aveuglement du locuteur à ce qu’il est dans le langage et à ce que le langage fait de lui suppose un refoulé et un retour du refoulé, qui peuvent lui être préjudiciables, si rien n’est entrepris pour mettre fin à cet assiègement qui est aussi un assujettissement.
Comme l’a bien mis en exergue la psychanalyse, le sujet parle la langue mais est aussi parlé par elle, quand les représentations qui organisent son rapport au langage montrent qu’il succombe à l’illusion de parler une langue pure, d’évoluer dans un cadre de communication endolingue et de pouvoir faire taire en lui les langues jugées indignes.
Si la situation du locuteur « diglotte » est exemplaire de cet assiègement, c’est que ce locuteur, comme le dit si bien Corinne Mencé-Caster, ne sait pas « à quelle langue se vouer », au sens littéral du verbe « se vouer à » et que, pour mettre fin à l’inconfort langagier qu’il ressent, il préfère souvent la voie du déni consistant à faire le choix du monolinguisme, sans aucunement se douter que ce monolinguisme lui est à jamais interdit, vu qu’il est, de fait, structuré au plan neuronal comme un sujet au moins bilingue.
Consciente de ce que la langue muette dont parle admirablement le linguiste-philosophe martiniquais Jacques Coursil travaille, à son insu, le sujet parlant « diglotte », Corinne Mencé-Caster entreprend, dans son ouvrage, et donc, devant nous, une quête à rebours : celle qui vise à lui permettre de récupérer son identité de sujet bilingue (représentation qu’elle s’est longtemps interdite d’elle-même) ou trilingue, dont la 16matrice complexe réside dans l’entre-trois-langues qui l’habite, langues avec lesquelles elle a tissé des liens différents, dans une intimité partagée qui lui a longtemps échappé.
Refusant que le français, l’espagnol ou le créole fonctionnent comme des isolats, alors qu’ils relèvent d’une romanité, fondatrice (français, espagnol) ou rhizomatique (créole) comme l’ont démontré, entre autres, Mufwene, DeGraff, Ludwig, romanité qui a été oubliée, Corinne Mencé-Caster montre comment c’est la langue apprise, c’est-à-dire l’espagnol, qui lui a permis de dépassionner son rapport au français et au créole et d’entreprendre une démarche plus raisonnée dans ces langues. Elle plaide en faveur d’un enseignement des langues (néo)romanes qui valoriserait leurs convergences et mettrait en lumière leurs potentialités communes. Ceci, afin de mettre en lumière l’histoire qu’elles ont en partage et la manière dont celles des leurs qui sont menacées, peuvent espérer puiser, dans le répertoire langagier de leurs consœurs, des ressources pour leur propre survie.
Le long de sa quête exploratoire, elle est ainsi amenée à se confronter à toute une série de concepts issus de la sociolinguistique et de la créolistique, concepts qu’elle dissèque à la lumière de son expérience de sujet parlant et de son expertise de linguiste hispanisante, afin de ne plus succomber au caractère illusoire de certaines représentations langagières qu’elle a nourries durant l’enfance et même à l’âge adulte.
Ces illusions sont de deux sortes au moins : elles concernent l’aveuglement qui fut le sien quant au contexte de communication de son enfance qu’elle a longtemps perçu comme « endolingue », alors même qu’elle savait que deux langues au moins se partageaient le territoire de son enfance et de son adolescence. Elles concernent aussi les stratégies mises en œuvre, par elle, pour être un linguiste comme les autres, un linguiste-sans-histoire, alors même que la langue muette continuait de murmurer sans cesse à son oreille.
Corinne Mencé-Caster nous dit ainsi l’impossibilité qu’il y aurait à prétendre se construire comme chercheur dans le déni de ce que l’on est comme sujet : non pas qu’elle en fasse une fatalité ou un déterminisme oppressant, mais plutôt une sorte de boussole épistémologique susceptible de guider le chercheur dans le choix de la posture épistémique, à même d’être la plus en phase avec son histoire personnelle.
Démêlant avec patience et sans complaisance aucune, les fils de sa biographie langagière complexe, l’autrice de cet ouvrage met celle-ci en perspective avec ce qu’elle croit deviner de la biographie langagière des sociolinguistes natifs qui, comme elle, ont cherché à dire l’indicible de leur expérience langagière et de celle de leurs co-locuteurs, sans jamais totalement y parvenir, en raison de leur réticence inavouée à faire de l’intime, une catégorie d’analyse à part entière.
Corinne Mencé-Caster, pour sa part, franchit courageusement la ligne rouge et nous raconte comment son histoire personnelle avec les langues, dans ce que cette histoire a d’exemplaire et de généralisable, pourrait contribuer à la réflexion désormais ouverte sur la construction d’une linguistique plus soucieuse des sujets « diglottes », du plurilinguisme et des souffrances dont la langue est la matrice.
Pour mettre à jour cette histoire personnelle, de manière non isolée mais en dialogue avec tous les acquis de la sociolinguistique du contact, native et non-native, elle réinterroge, à la lumière de son expérience de locutrice « diglotte », ce qui a pu être dit de la diglossie, des langues maternelles, de la bilingualité, de l’insécurité linguistique, de la décréolisation, autant de concepts reçus, employés trop souvent sans différenciation et sans mesurer leur charge idéologique. Ce parcours exploratoire lui permet alors de proposer sa propre vision des rapports du créole et du français sur le territoire aux proportions certes modestes qu’est la Martinique et de l’évolution de ces rapports.
Se fondant sur tout ce que son expertise de linguiste hispanisante et de médiéviste lui a fourni comme savoirs sur les idéologies linguistiques, le devenir des langues, les représentations et discours épilinguistiques, et combinant ces savoirs « scientifiques » avec les savoirs spontanés, forgés à partir de sa propre expérience de locutrice « diglotte » au sein d’un territoire – la Martinique – qu’elle connaît bien, Corinne Mencé-Caster réussit le tour de force de produire un ouvrage profondément intime et profondément linguistique.
Elle gagne donc son pari de fonder une linguistique de l’intime, tout en suscitant chez ses lecteurs une forte envie : celle de rassembler toutes leurs langues dans un même habitat, afin de se reconnaître, eux aussi, comme sujets intrinsèquement plurilingues. Corinne Mencé-Caster nous fait ainsi prendre conscience que nos langues ne sont pas seulement celles que l’on parle ou que l’on comprend mais bien toutes 18celles qui sont parlées et comprises autour de nous, aussi bien que, loin de nous. En ce sens, elle nous fait entendre que, si l’imaginaire monolingue peut s’avérer à la longue, mortifère, l’imaginaire plurilingue, en revanche, se révèle de manière remarquable dans sa fécondité inépuisable.
Raphaël Confiant
Professeur émérite d’anthropologie créole, écrivain
Université des Antilles
Ralph Ludwig
Professeur à l’Université
de Halle-Salle (Allemagne), romaniste, créoliste
...toute la "classe politique" (qui n’est d’ailleurs pas une "classe sociale") sur le même plan ? Lire la suite
...ou ka trouvé tout diks-li, òben yo ka viré enprimé tou sa i fè-a vitman présé! Lire la suite
...À une époque pas si lointaine, l’adjectif qualificatif "national" était fréquemment utilisé po Lire la suite
ce sera très drôle! Lire la suite
...vous vous bouchez les yeux quand il s'agit d'identifier les VRAIS responsables de la situation Lire la suite