Tout d’abord, je dis bravo à Mohamed M. Sarr pour ce Goncourt, qui porte en lui la voix de tout un continent, de toute une humanité sans voix.
Sarr, vous recevez ce prix prestigieux la même année qu'un autre africain, Abdulrazak Gurnah, est couronné du Nobel de Littérature. Abdulrazak est originaire de Zanzibar, île-carrefour de l'océan Indien et vous du Sénégal. L'Afrique continentale et l’Afrique insulaire disent en vous tout leur talent et potentiel littéraire. C’est pur bonheur...
Je dis aussi à l’éditeur parisien : bravo, cher Philippe Rey, pour ton courage et lucidité éditoriale.
Tu es originaire, comme Abdulrazak, d'une autre île-carrefour de l'océan Indien, l'archipel mauricien. Nous nous sommes rencontrés en 1989 après la publication de Cale d'étoiles-coolitude et avions échangé sur la littérature transfrontalière et la nécessité d’ouvrir le français à d’autres tonalités.
La patrie de coeur des écrivains est cette littérature qui nous construit et nous élève dans un espace-temps particulier, nous permettant d’explorer nos désirs, nos rêves, nos douleurs d'êtres humains avec les mots. La littérature partage nos imaginaires de façon unique. C’est sa vocation forte.
Cher Philippe, pour le roman de Mohamed, pour LA PLUS SECRETE MEMOIRE DES HOMMES, tu t’es allié à une maison d'édition africaine, JIMSAAN, dirigée par Boubacar Diop.
Cette démarche solidaire conforte l’idée des lettres transfrontalières, épousant une vision fluide des identités, des récits et des imaginaires. C’est l’identité corallienne que j’affectionne.
Cher Mohamed, cher Philippe, permettez-moi une digression imposée par le calendrier plus large des débats sociétaux en France…
Car une chose résonne en amont et en aval de ce prix. D’aucuns s’en sont émus…
A l'époque, Shakespeare écrivait « What’s in a name ? » : "Qu’y a-t-il dans un nom ?".
Dans le contexte électoral actuel en France, cette question peut être déclinée sous la forme suivante : "Que dit un prénom ?".
En effet, un certain Zemmour a affirmé dans son dernier livre la nécessité d'"obliger les gens à donner des prénoms français" à leur progéniture parce qu'"appeler son enfant Mohamed, c'est coloniser la France".
Mohamed, précisément.
Or, cher Philippe, cher Mohamed, vous venez d'envoyer un message clair à tous les haineux qui dissèquent le talent ou le génie à l'épiderme, au nom ou au prénom.
Ce prix dit cela très fortement, au moment où un prénom est mis à l'index, pour écarter certains et certaines de l'irrépressible désir ou plaisir du texte, en somme de leur humanité.
On ne peut, dans le contexte tendu actuel, ignorer le message fort que ce Goncourt envoie à une partie de la société française tentée par des "solutions" d'assimilation dure sous la houlette d'un polémiste qui divise la société civile et politise à l'excès des signes érigés en altérité inéluctable.
Oui, ce Goncourt envoie un message fort à l'encontre des effaceurs de "la plus secrète mémoire des hommes", le contexte actuel agissant comme un métalangage, s’invitant à la fête du livre.
En effet, il « commente » le choix du jury Goncourt en l'inscrivant dans un cadre sociopolitique plus large, mettant le Goncourt en miroir par rapport à la crise d'identité française actuelle, aggravée par la crise sanitaire et économique.
On ne peut abstraire ce prix de ce contexte plus large.
Le lauréat lui-même a déclaré ceci : « "Je suis évidemment très heureux et très honoré, a réagi le lauréat à son arrivée chez Drouant. Je crois qu'aujourd'hui l'académie Goncourt envoie un signal très fort à beaucoup de gens. D'abord au milieu littéraire français, évidemment, mais aussi à tous les milieux littéraires de l'espace francophone, et je pense que c'est important de le dire. (...) Je n'ignore pas les questions politiques qu'il peut y avoir derrière une récompense semblable et je remercie vraiment le jury d'avoir eu ce geste là, ce n'est pas un geste de faveur mais un geste littéraire" (2).
Sarr dit adroitement que la politique ne peut obscurcir le fait littéraire authentiquement récompensé mais que celui-ci a aussi pour conséquence de participer au débat politique, même si cela n’est pas sa priorité.
Je cite aussi, sous cet angle, la réflexion d’un autre Goncourt, Tahar Ben Jelloun, au titre évocateur : « Un Goncourt pour Mohamed ? ». Il est écrit le 1er Novembre, à la veille de la proclamation du prix. Ben Jelloun dit ceci : « Aujourd’hui, un Goncourt pour un Mohamed, serait une réponse cinglante à qui vous savez. Mais la dimension politique de ce prix ne doit en aucun cas remplacer la qualité littéraire. La politique vient après, quand on analyse l’impact d’un tel évènement » (3).
La politique vient après… Je suis d’accord avec lui. L’œuvre doit primer sur sa résonance sociale ou politique. Mais il est évident qu’elle ne peut se couper, avant ou « après », des questions qui traversent les sociétés en profondeur. Elle converse aussi avec la société qui la reçoit ou l’inspire…
Pour preuve, Le Monde a salué le livre de Sarr en ces mots : « …un roman très cérébral, vibrant de sensualité, assurément politique et souvent drôle » (4).
Ce roman pose, en effet, la problématique (somme toute) politique de la reconnaissance difficile de la littérature africaine ou francophone à Paris, à travers le parcours du malien Yambo Ouologuem, « le Rimbaud nègre », jadis récipiendaire du Prix Renaudot.
Raphaëlle Leyris, l’auteure de l’article du Monde, arpente justement la posture de l’écrivain africain/francophone face à sa reconnaissance hexagonale. Elle écrit ceci, citant Sarr : « En particulier lorsqu’il (Mohamed) décrit les cercles d’écrivains (ou aspirants) africains vivant à Paris (« le ghetto ») et le rêve, nourri par « beaucoup d’entre nous », de « l’adoubement du milieu littéraire français (qu’il est toujours bon, dans sa posture, de railler et de conchier). C’est notre honte, mais c’est aussi notre gloire fantasmée ; notre servitude, et l’illusion empoisonnée de notre élévation symbolique » » (5).
Ce roman, avant et après le Goncourt, dit quelque chose sur le prénom/l’identité de l’auteur, son inscription ou acceptation non seulement dans la langue qu’il adopte pour son écriture, mais aussi par la société qui la parle. Il pourrait, de ce fait, constituer une catharsis dans le contexte actuel et aussi une mémoire problématique qui s’invite aux questionnements sur les altérités, thème monté en épingle dans le landernau politique. Cela résonne fort sur les réseaux sociaux, à n’en point douter.
Cependant, même s’il est inscrit dans le climat délétère et anxiogène actuel, le Goncourt récompense avant tout l’intrinsèque qualité littéraire du roman de Sarr, comme nous le rappelle François Busnel : « C'est surtout la littérature, et la bonne littérature qui est récompensée, je trouve. Si ce sont des auteurs qui viennent du Sénégal ou de la Belgique (allusion à Amélie Nothomb, récompensée par le prix Renaudot hier, note de l’auteur) qui redonnent un petit coup de force et d'éclat à la langue française, on ne peut que s'en féliciter » (6).
Aussi, Mohamed ou Abdulrazak ou Philippe, qu’importe le prénom de l’auteur ou de l’éditeur d’un livre puissant, il s’agit avant tout de célébrer la bonne littérature, celle qui tend un miroir parlant aux hommes et femmes dont les secrètes mémoires ont besoin de franchir les murs de toutes sortes pour nous élever et nous relier dans un avenir commun…
C’est ce que le livre de Sarr propose avec brio, efficacement soutenu par une maison d’édition créée dix-neuf ans auparavant (j’étais témoin de sa naissance à Paris, ayant rendu visite à Philippe dans ses locaux parisiens et échangé sur son pari audacieux aujourd’hui couronné du Goncourt). Les éditions Philippe Rey ont su promouvoir des voix fortes et originales, brisant un plafond de verre dans le monde éditorial et littéraire. Et peut-être, avec ce prix, dans les débats de société en cours dans une campagne présidentielle assez inquiétante.
Voici, cher Philippe, la réflexion d’un mauricien à un autre mauricien, à Sarr aussi, ce confrère talentueux de notre continent, pour vous féliciter de ce magnifique cadeau !
Je suis convaincu que ce prix Goncourt est à marquer d’une pierre blanche. Il constitue déjà une ouverture à l’intime (pré)nom dont l’amour et la littérature sont faits…
© Khal Torabully, 3 novembre 2021
...toute la "classe politique" (qui n’est d’ailleurs pas une "classe sociale") sur le même plan ? Lire la suite
...ou ka trouvé tout diks-li, òben yo ka viré enprimé tou sa i fè-a vitman présé! Lire la suite
...À une époque pas si lointaine, l’adjectif qualificatif "national" était fréquemment utilisé po Lire la suite
ce sera très drôle! Lire la suite
...vous vous bouchez les yeux quand il s'agit d'identifier les VRAIS responsables de la situation Lire la suite