À travers les titres de ses livres, Yannick Lahens nous invite à parcourir la nuit pour en établir la secrète géographie. La nuit tisse le lien entre les terres, la mémoire et les femmes qui l’ont parcourue. Dans son dernier roman, elle porte en elle une ode à l’insoumission, incarnée par deux femmes : Elizabeth et Régina. Roman d’apprentissage qui est dédié à deux aïeules de l’autrice haïtienne, la première nimbée de secrets et de mystères lorsqu’elle revient sur l’île que sa grand-mère avait quittée quelques décennies plus tôt, l’autre portée par le silence qui lui fera trouver son émancipation aux côtés du fils d’Elizabeth.
La Nouvelle-Orléans au début du XIXe siècle est une ville en pleine transformation. C’est dans ce théâtre que Yanick Lahens plante le décor de son dernier roman, un grand roman des origines où les femmes croisent le fer avec la rudesse des conventions et une société dominée par la violence de l’esclavagisme. Elles ont leur manière bien à elles de vivre une résistance intérieure, où le silence est la forme ultime de protestation contre un abus quotidien aveugle. Telle est leur posture face aux maîtres, aux « ayants », ceux qui possèdent et qui broient des vies pour vivre.
Dès la dédicace du livre, nous sentons le souffle de ces deux aïeules qui traversent le temps et l’espace pour venir inspirer ces pages, jouant sur la mémoire et l’imaginaire de ces terres lointaines. Elisabeth est une affranchie. Devenue commerçante prospère, elle refuse de se soumettre à un homme. Victime d’une tentative de viol, elle décide de fuir La Nouvelle-Orléans pour Haïti, retrouvant le lieu que sa grand-mère avait quitté, échappant aux désastres et aux catastrophes des îles. Elle trouve sa place dans la haute société de Port-au-Prince. Quelques années plus tard, ce sera son fils qui viendra libérer la ville lors de l’arrivée de Sylvain Salnave au pouvoir. Ce sera aux côtés de ce libérateur que Régina découvrira sa liberté, dans une délicate posture que caractérise le refus du statut ou des avantages qu’elle aurait pu tirer d’un tel compagnonnage.
Cette confrontation avec la rudesse et la sauvagerie du monde colonial vient forger des liens forts entre ces deux femmes qui vivent entre la souffrance, les blessures ou la mort des ceux qui possèdent ce « courage étrange » de ne pas être séduit par ce monde de brutalité et de prédation. Elizabeth navigue entre ces deux univers, tandis que le roman est animé par la force et la volonté d’une femme de couleur qui cherche sa place, une « place mienne dans la grande procession des humains ».
« Femmes créoles de la bourgeoisie louisianaise », Édouard Marquis (1867) © CC0/WikiCommons
À côté des rituels et de la logique des naissances, c’est donc par le refus qu’elle résiste lorsqu’elle tente d’assassiner l’homme qui l’assaille pour la violer. Elle refuse d’être victime, comme elle refuse de se soumettre au désir d’un homme. En parcourant les souvenirs familiaux, elle découvre dans sa famille le récit généalogique de sa révolte. Elle y trouve aussi les raisons de son départ comme une passagère de nuit, afin de libérer les siens de la cruauté et de l’appétence de ce maître mal intentionné. Elle découvre le viol de son arrière-grand-mère au cours de ce premier voyage et la secrète lignée de violence sexuelle qui traverse sa famille. La nuit est traversée par la découverte de l’horreur, qui vient se cristalliser dans une expression sordide : « C’est un moment redouté par toutes les femmes. Celui où ces hommes veulent se frayer à violents coups de boutoir un chemin dans l’humidité de leurs cuisses. »
Si les histoires de ces femmes s’entrecroisent et se renforcent, on ne tarde pas à découvrir que chacune d’elles possède sa langue, avec ses mots et ses sonorités. De même, chacune possède un domaine secret, un espace peuplé de magie et de connaissance toxicologique. Si le feu est promu comme l’arme privilégiée de la révolte, celle que les esclaves lancent contre les bâtiments et les plantations, l’usage des plantes mortelles sème une panique plus radicale parmi les grands propriétaires qui craignent ce savoir occulte et nocturne capable de tuer, comme l’absinthe bâtarde. Voilà bien le paradoxe. Alors que les plantations sont porteuses de mort pour l’esclave, voici que leur connaissance de la mort par les plantes effraye les maîtres.
Ce savoir s’enrichit lorsque la grand-mère d’Elizabeth se lie d’amitié avec un Sioux nommé Mystique. Il partage avec elle ses connaissances des plantes afin d’aboutir à cette fusion des savoirs et hybridations des pharmacopées africaine et américaine en vue de guérir des maladies surnaturelles. Ici, la magie joue comme un contre-pouvoir pour ceux qui n’ont rien. Sans jamais que nous entrions dans les détails du rite, nous nous retrouvons au cœur du pays vaudou, dans une proximité étonnante avec la cueillette de plantes magiques et les esprits des divinités qui ont voyagé avec ces esclaves au cours de leur traversée du continent africain jusqu’à l’enfer caribéen. Ainsi, on découvre à travers ces pages que, si l’homme doit fléchir devant l’insoumission de ces femmes, celles-ci s’inclinent devant les esprits de l’initiation.
En traversant les quartiers créoles de La Nouvelle-Orléans, ces femmes de l’ombre nous font découvrir les odeurs et les épices si particulières du jambalaya, ce mets à base de riz que connaissent toutes les familles du sud de la Louisiane. Mais, au-delà des saveurs, de la langue et des esprits vaudous, la posture de ces femmes nous reconduit vers l’impossible rêve d’un retour au pays natal, ou plutôt d’une terre de l’ailleurs qui regarde vers l’horizon pour y déceler les traces de grands changements. T
Tel est le voyage auquel nous convient ces passagères de nuit, qui déclarent : « Il y a tant de portes dans le monde qui donnent sur un autre monde ». Telle est la clé du roman. Elle se retrouve dans la bouche de la grand-mère lorsqu’elle dit à Elizabeth qu’au moment de sa naissance la mort est déjà là et qu’elle doit aller au-delà de la vie et franchir les limites. L’ultime passage de la limite est le geste d’Elizabeth contre le maître prédateur. Il transforme l’héroïne en relevant son malaise et sa force. Peu après l’avoir commis, elle pense s’élever « dans les airs comme une grande chouette ». Rapace nocturne généralement associé à un oiseau de mauvais augure, la chouette est l’animal qui peut voir dans la nuit, comme un indice de sagesse. La mythologie d’Haïti, par contre, considère le rapace comme satanique, un oiseau qui peut maudire.
« Une femme au seuil de sa maison, dans le quartier français » (La Nouvelle-Orléans, 1920-1926) © CC0/Library of Congress
Dans ce pays où les femmes affranchies ont besoin d’un permis de circuler, la féminité coïncide avec cette posture particulière, celle qui consiste à tenir ferme face au maître, au possédant, quitte à tuer l’homme qui écrase la femme pour la tenir sous le joug de sa domination. L’assassinat manqué la contraint au départ, qui n’est qu’un retour, partir pour libérer les siens de la cruauté et l’appétence des maîtres.
Il y a une lumière particulière qui transparaît dans l’écriture de Yanick Lahens, cette semi-pénombre qui fait avancer ces femmes du silence tout en restituant ce secret privilège à la nuit. Ici, évidemment, ce sont les femmes qui se transforment en passeuses de la nuit. Ce sont elles qui la traversent pour fuir le monde de la lubricité des maîtres, un monde qui les réduit à des proies, des victimes. Toujours avancer sans se retourner, c’est ce que murmurent à Yanick Lahens les femmes de sa propre lignée dans ce lumineux roman où se tisse l’invisible chaîne des blessures et de la violence qui relie les femmes de générations différentes.
La seconde partie du roman est un dialogue d’une femme avec un mort nommé Leonard Corvaseau, général libérateur et fils d’Elisabeth. Elle parle à son amant, évoquant un voyage éblouissant qui, en présence de cet homme, se déroule comme la genèse d’une libération. Après un départ difficile, où enfant elle est mise au service d’une famille de la petite bourgeoisie, dont elle finit par s’échapper. Très vite, elle évoque l’enfer de cette maison comme une épreuve du feu, une entrée dans l’espace de douleur : « Oui. J’ai traversé le feu… Pieds nus sur la braise, les flammes à même la peau, les yeux rougis. Je suis depuis une femme brûlée jusqu’aux os ». Au cœur de cette souffrance, elle découvre la fragilité et les failles de l’ordre dominant et comment ceux qui voulait devenir les possédants se retrouvent réduits à la petitesse et à l’étroitesse.
Face à la maltraitance, Régina oppose son silence à la douleur de toute punition, tandis que cette défiance devient la « première déclaration d’amour à moi-même ». Bientôt, la jeune fille est confrontée aux premières convoitises sexuelles, le fils du maître de la maison tente de posséder son corps. Dans le refus des premiers attouchements, émerge une question. Pourquoi vouloir ce sexe qui n’est rien dans ce monde ? De quel pouvoir ce sexe était-il investi ?
Confiante comme une impératrice et effrayée comme un oiseau blessé, Régina fuit cette maison pour habiter la désobéissance et apprendre à devenir elle-même tout en devenant autre. L’expérience de cette femme se résume en ces termes : « Une fois que tu as traversé un cyclone ou que tu as survécu à un tremblement de terre, tu n’es plus la même personne. C’est peut-être cela, la leçon des cyclones et des tremblements de terre ; faire de toi quelqu’un d’autre ».
Avec cette liberté nouvellement acquise vient le temps de l’initiation qui la ramène vers sa nuit première et son pacte ancien avec les divinités. Cette initiation lui ouvre à nouveau la voie vers le monde de son enfance. Plutôt que de la soumettre, les dieux la guident vers son émancipation. Devenant enfin elle-même, elle connaît sa place à Port-au-Prince. C’est au détour d’un soulèvement populaire qu’elle apprend à connaître l’homme qui changera définitivement sa vie. Lors de sa rencontre avec le fils d’Elizabeth, nous comprenons la séduction de celle qui acceptera que son amant finisse par changer son nom de Régina en Reine. Elle réussit à devenir elle-même aux côtés de ce libérateur qui, après avoir conquis la ville et gagné bien des batailles, donne à cette femme tout l’espace nécessaire à son épanouissement.
Il s’agit d’un dialogue ultime, celui d’une femme qui s’apprête à mourir, qui veut quitter cette terre de souffrances pour rejoindre l’homme qu’elle a aimé toute sa vie. La beauté des dernières pages de ce livre réside dans la fragilité d’un tel moment, dans cet acquiescement à la vie au-delà de la souffrance, et dans la liberté immense qu’a eue cette femme de ne pas se laisser réduire par les rudesses des conventions et d’avoir toujours pris pour leitmotiv d’avancer sans jamais reculer. Ainsi, elle avance dans la vie avec un sentiment de liberté inachevée, refusant de se fondre avec la lumière, mettant fin au voyage des passagères de nuit.
Son émancipation consiste dans le choix qu’elle fait de l’homme qu’elle aime et dans le refus de tous les privilèges qu’elle aurait pu tirer de cette relation. Dans les dernières lignes de ce roman fulgurant, plein de beautés, de souffrances et de magie, on ne peut s’empêcher de penser aux lignes écrites par Aimé Césaire dans La tragédie du roi Christophe : « Restent la terre, le ciel, les étoiles, la nuit, nous les Nègres avec la liberté, les racines, les bananiers sauvages ».
lé fè (pami on lo dòt salopté...). Lire la suite
...karant senq lanné, dépi moun té ka di "ça ne va pas durer, c’est un feu de paille blablabla bl Lire la suite
Man pa ka viv lakay sé moun-tala. Véyé zafè'w lè 2027 ké rivé !
Lire la suite...je ne t’ai pas attendu pour penser à Marine et ses copains ! Et à ce qui nous attend tous.
Lire la suite...à mon laïus. Relisez: je ne parle pas de Césaire et de S.Etchart ds les mêmes termes... Lire la suite