Vini vann!

Jean-Luc Herthé

Rubrique

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J'ai toujours pensé que nous avions fait une erreur en plaçant l'économie avant la culture. Ces mots sont ceux du maire de Rivière-Pilote, Monsieur Beaunol, alors qu'il était invité à rendre hommage aux comédiens d'une pièce de théâtre mise en scène par Elie Pennont adaptant le roman d'Arlette Pujar : Vini vann! La boutique de Manzel Yvonn paru le 1er octobre 2015 chez K Editions.

Et l'édilité de poursuivre : “On s'interrogeait sur la pertinence de proposer une pièce de théâtre à cette heure dans la salle Lumina Sophie. Le public a répondu à l'invitation au-delà de nos espérances.” Il faut dire que les spectateurs avaient pris d'assaut la salle au point où la municipalité avait dû faire acheminer, quelques minutes avant le début du spectacle, de nouvelles chaises pour accueillir cette nombreuse assistance. Ce spectacle se déroulait le samedi 10 août, dans le cadre de la quinzaine culturelle de Rivière-Pilote qui a remplacé les nuits culturelles de la dite commune.

Elie Pennont,  qui est comédien, professeur de théâtre, directeur du théâtre de la soif nouvelle et directeur du Centre dramatique régional de la Martinique, avait averti les spectateurs de la nécessité de faire silence durant la pièce afin de bien entendre les interventions des différents comédiens.

Ainsi la pièce pouvait commencer. Elle s'ouvrait sur une scène où Émilienne, la filleule de Manzell Yvonn, balayait nonchalamment l'intérieur de la boutique de sa marraine. Elle pouvait désormais accueillir les premiers clients qui se présentaient et auront pour habitude d'interpeller d'un to-to-to, vini vann! tonitruant la maîtresse des lieux et sa filleule.

Il faut dire que cette boutique représentait un lieu unique pour ses clients. D'après le site de K- Editions à propos du roman d'Arlette Pujar : “La plupart des martiniquais de condition modeste, ne possédaient pas de réfrigérateur. Les plus fortunés parvenaient à s'offrir des réfrigérateurs à pétrole. C'est pourquoi toutes les courses se faisaient au jour le jour. La chaleur,  il fait en moyenne une trentaine de degrés la journée, ne permettait pas la conservation des denrées alimentaires à l'air ambiant.

Manzel Yvonn et sa filleule étaient donc régulièrement interpellées pour an chopin let, an mis pétrol, an tjilo la lanmori avec la précision suivante: san latjé-a. Manzel Yvonn rétorquant : sa mwen ka fè épi latjé-a?

Les activités de la boutique battaient leur plein. Parmi les scènes mémorables, en réalité toutes avaient un cachet particulier, il y a celle où Manzel Yvonn invite à l’unique table de la boutique un client qui souhaitait qu'elle lui écrive une lettre à destination d'une de ses relations qui habite en France afin de lui narrer par le menu les derniers événements du quartier. Et l'homme commença sa transmission ainsi : “Di la que la voisine est enceinte gwo boudin”. Il s'esclaffa “ oui, oui elle est enceinte gwo boudin”, en joignant le geste à la parole! Manzel Yvonn était attentive à transcrire dans le français de France la dictée chaotique de ce client. Elle qui n'hésitait pas à rabrouer sa filleule à la moindre incartade était particulièrement coopérative face à ce récit heurté. Elle semblait prendre autant de plaisir à aider ce client qu'à écouter une des fréquentations de la boutique lui présenter son petit-fils à la peau sauvée.

Toutes ces rencontres liées à  ses journées de travail ne faisaient pas oublier à Manzel Yvonn l'impatience que gênerait la perspective de revoir Anita, sa fille, Marilou, sa petite-fille et le compagnon d'Anita, Philibert,  en provenance de France, un pays qui leur garantissait la réussite sociale. Le moment venu, flanquée de sa filleule Émilienne qui ne ratait, dans ses interactions avec ceux qui avaient commerce avec la boutique, y compris Manzel Yvonn, aucune occasion d'exprimer sans exclusive, dans un body language intégral la nature de ses émotions, cela pouvait aller d'un tjip plus ou moins tonitruant à un mouvement brusque du corps, la maîtresse des lieux était excitée de les recevoir. La petite dernière se fendit d'un beau poème illustrant les bonnes conditions de développement personnel qu'offrait la mère-patrie. Sitôt qu'elle eut terminé, Philibert attira Manzel Yvonn à l'écart afin de lui annoncer son intention de lui faire une demande importante. Le jour convenu, il se présenta arborant une veste des grandes occasions et la mine mielleuse. Manzel qui subodorait le motif de sa demande n'eut aucune réticence à lui accorder la main de sa fille.

Précédant et suivant ces nouvelles rencontres, les journées de Manzel Yvonn et sa filleule  à la fois nonchalante et expressive suivaient leur cours. Maximilien, comme les autres clients, insistait auprès de Manzel Yvonn, qui par un grand hasard le servait sans discontinuer, afin que cette dernière n'oublie pas d'inscrire ses courses sur le carnet de crédit placé sur le comptoir, promettant de régler sitôt l’imminente réception d'un mandat Colbert. Il trouvait constamment moyen pour, après un départ simulé, revenir dans la boutique pour arracher du carnet la page concernant ses courses. Le public, à ce moment, montrait bruyamment sa désapprobation de cet acte répréhensible, comme il faisait des commentaires sur les différents faits de la pièce qui l’interpellaient.

Ce public ignorait à ce moment que Philibert le comptable aurait proposé à Manzel Yvon son aide pour la modernisation de sa boutique! Sitôt acquise l'approbation de la maîtresse des lieux, Philibert s'était mis à éplucher le carnet de crédit et remarqua que certaines pages avaient été déchirées. Ses soupçons se portèrent sur Maximilien qui,  achetant régulièrement, n'avait encore payé aucun de ses achats. Il parvint à le confondre, le menaçant de sous traiter son cas à un certain Gran Zong qui était un personnage redouté et redoutable. Pris de panique, Maximilien lui promit de tout faire pour régler cette affaire sans l'intervention du maléfique Gran Zong. Quelque temps plus tard, il se présenta à la boutique avec en poche des bouts de papier qu'il annonça avoir retirés de la gueule d'un chat! La plupart d'entre eux correspondaient aux achats effectués par ce dernier dans la boutique de Manzel Yvonn. Manifestement, il était coutumier de ce genre de pratique qui consistait à subtiliser les preuves de ses achats. Confondu, il ne put que s'acquitter de ses dettes, probablement à l'aide de ce mandat Colbert qu'il promettait inlassablement à Manzel Yvon. Ce fait  a définitivement convaincu Manzel Yvonn de transformer, à l'initiative de Philibert, sa boutique en libre service, en promettant de garder les relations de proximité avec sa clientèle. L'histoire nous enseigne qu'elle a échoué dans cet engagement.

Auparavant, Manzel Yvonn avait accueilli un Syrien dans la boutique qui lui présenta toute sorte de produits allant de la montre aux chapeaux dont l'un attira son attention et qu'elle promit d'acheter une prochaine fois. Leur échange était si amical que le Syrien y vit une occasion de tenter une koulé. Il avait eu un bon flair puisqu'il faisait partie des invités au mariage d'Anita et Philibert, poussant son avantage jusqu'à danser dans une joie contenue avec Manzel Yvonn vêtue d'une belle longue robe rouge près du corps.

Pour revenir à la pièce et aux interventions du public, j'étais moi aussi subjugué par l'ambiance de la salle et le déroulé de la pièce,  ma femme y allant constamment de son commentaire. Tout ceci me rappelait un article que j'ai lu, il y a peu au sujet du FESPACO ( Festival Panafricain du Cinéma et de la télévision de Ouagadougou), capitale du Burkina Faso, dit pays des hommes intègres. Ce festival qui a vu le jour en 1969, se déroule tous les deux ans et accueille en moyenne 170 films ( petits et longs métrages). Ouvert à la Caraïbe depuis le début des années 2000, Il a récompensé en 2021 par son Etalon d'argent Gessica Geneus pour son long métrage “Freda”.

L'article auquel je fais référence  mettait en évidence les réflexions et commentaires de l'assistance durant la projection des films. Il y a de toute évidence une filiation entre les réactions du public qui assiste aux  films du FESPACO et les commentaires de ceux qui ont pris part à la représentation de Vini vann! Le caractère atavique de ce comportement est une évidence! Je me souviens des séances animées au cinéma Vox-Ecran d'Ajoupa-Bouillon où toute l'assistance se levait, sans doute à tort, comme un seul homme pour avertir le cowboy de la présence menaçante de l'indien.

Cette particularité n'est pas la seule à avoir imprimé mon esprit. Je me suis souvenu avoir été très sensible à un livre de l'auteur kenyan  Ngugi Wa Thiong’ o et qui s'intitule : “Décoloniser l'esprit” et qui a été publié aux Editions La Fabrique. Dans ce livre, l'auteur explique les raisons pour lesquelles, il a décidé de ne plus écrire en langue anglaise, langue du colon, au profit du Kikuyu. En page 134, il écrit au sujet d'un roman qui s'appelle Gaitaani Mutharabaini. “En dépit des difficultés , le roman se vendit relativement bien, suffisamment en tout cas, pour satisfaire l'éditeur d'un point de vue commercial. Le livre parut en avril 1980, en décembre 150000 exemplaires en avaient été vendus. Des chiffres jamais atteints jusque-là au Kenya; pas même pour un livre en anglais!”

Le pari de proposer une pièce de théâtre à 11h00 que Monsieur le maire de Rivière-Pilote avait envisagé risqué ne l'était pas tant que cela. Comme les spectateurs kenyans du FESPACO ,le public qui a assisté à  Vini Vann! a exprimé des ardeurs passionnées et bruyantes. Une verve qui rappelle un comportement passé d'adhésion et qui fait dire à Elie Pennont que les gens sont intéressés par les sujets qui leur sont familiers, ajoutant non sans une certaine justesse que les textes en alexandrin n’expriment pas notre réalité. Une prise de position qui loin de croire complètement transposable la résolution de Ngugi Wa Thiong'o, est de nature à nourrir le débat concernant le rapport à la culture de nos populations.

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