"Whitening" : en Asie, la quête de la peau claire à tout prix

Enquête.- En Asie, la peau claire symbolise réussite et beauté. Face à cet idéal, certains sont prêts à d’immenses sacrifices. Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour dénoncer cette folie du whitening .

Kerwin Octavo se souvient encore des mots blessants de ses camarades de classe pointant inlassablement sa peau jugée trop foncée : "Ils me traitaient d'ulikba, ce qui signifie "négro" en tagalog (la langue des Philippines, NDLR). J'étais harcelé. C'est ce qui m'a poussé à prendre des compléments pour éclaircir ma peau", raconte le jeune Philippin de 29 ans, aujourd'hui enseignant en communication dans une université de Manille. Kerwin consomme ainsi chaque jour, depuis près de dix ans, du glutathion sous toutes ses formes. Cet antioxydant naturellement présent dans le corps diminue la production de mélanine. Le jeune homme teste aussi de nouveaux produits tous les quinze jours en partageant ses impressions avec les abonnés de sa chaîne YouTube. Ses vidéos ont un tel succès qu'il prévoit de quitter son poste d'enseignant pour devenir youtubeur à plein temps.

Aux Philippines, comme dans de nombreux pays d'Asie, avoir la peau la plus claire possible est une préoccupation instillée dans l'esprit des enfants dès le plus jeune âge. Savons à la papaye, concoctions maison, vêtements couvrants et parapluie…, tout est bon pour les protéger du soleil et du jugement social. "Dans certaines régions la peau claire est depuis longtemps synonyme de richesse, de classe sociale supérieure", explique Nikki Khanna, professeure en sociologie à l'université du Vermont et auteure de Whiter: Asian American Women on Skin Color and Colorism. "Avoir la peau claire était le signe que l'on avait suffisamment d'argent pour ne pas avoir à travailler dehors. Pour les femmes, c'est devenu un symbole de beauté. Dans les sociétés postcoloniales comme les Philippines et l'Inde, bien que la notion de colorisme ait existé bien avant la colonisation européenne, celle-ci a exacerbé le problème."

Un déferlement de cosmétiques

Aujourd'hui, la croyance qu'une peau claire serait gage de réussite est perpétuée au cinéma, à la télévision et dans les médias par des célébrités asiatiques au teint et aux traits caucasiens. Selon Robert Moorehead, professeur en sociologie qui a enseigné à l'université Ritsumeikan, à Kyoto, le privilège de la peau claire n'est pas seulement une croyance culturelle mais bien une réalité : "Les gens n'inventent rien. Ils voient qui est à la télévision, qui se trouve en position de pouvoir dans le pays et dans le monde professionnel."

Et les marques de cosmétiques l'ont bien compris. De l'Inde aux Philippines, en passant par la Corée, la Malaisie et le Japon, les étagères des pharmacies et des supermarchés sont remplies de crèmes, lotions, savons, sérums, masques, déodorants et même de produits intimes visant à éclaircir la peau. Une industrie estimée à 13 milliards de dollars en 2020, selon Future Market Insights. Rien qu'en Inde ces produits représentent 50 % de l'industrie cosmétique, d'après l'OMS.

Le marché joue avec les inégalités en se concentrant en particulier sur les femmes, qui ont moins d'opportunités, comme au Japon

Robert Moorehead

Les fabricants utilisent, et par là même renforcent, le sentiment d'infériorité d'une grande partie de la population pour encaisser des millions de dollars. "Les publicités pour la crème blanchissante Fair & Lovely, la plus populaire en Asie du Sud, répètent aux femmes qu'une peau claire va les aider à obtenir un travail ou à trouver un mari", pointe Nikki Khanna. "Le marché joue avec les inégalités en se concentrant en particulier sur les femmes, qui ont moins d'opportunités, comme au Japon", souligne Robert Moorehead. Il ajoute que les produits labélisés bihaku, qui signifie "beauté blanche", constituent une part importante du marché des cosmétiques, et qu'il est difficile de trouver des crèmes qui ne contiennent pas d'agents blanchissants.

Des procédés agressifs

Le succès de ces produits est particulièrement visible en ligne. Il suffit de taper les mots magiques skin whitening pour se retrouver happé par une myriade de tutoriels vidéo, plus fantaisistes les uns que les autres, à la popularité étourdissante. Comme celui intitulé Japanese Secret to Whitening, 10 Shades That Removes Wrinkles and Pigmentation for Snow White Skin, vu 30 millions de fois sur YouTube, qui explique comment s'éclaircir la peau avec un sachet de riz, en commençant la démonstration par un cours de cuisine. Autre astuce : le dentifrice Colgate appliqué en couches généreuses sur la peau, qui a récolté 43 millions de vues.

Les influenceurs beauté autoproclamés sont devenus la cible marketing des fabricants de cosmétiques et de suppléments labellisés blanchissants, comme Kerwin Octavo, qui reçoit désormais ses produits gratuitement et touche de l'argent pour ses vidéos. À la question de savoir si les compléments au glutathion sont efficaces, le jeune Philippin est catégorique : "Ça fonctionne très bien, s'exclame-t-il en nous montrant son bras, mais seulement pour entretenir une peau déjà éclaircie."

Pour cela, il a eu recours à des procédés bien plus agressifs : "Au début, les suppléments n'étaient pas assez efficaces, alors mon médecin m'a conseillé les intraveineuses. Je l'ai fait une fois par semaine pendant un an dans une clinique. Ma peau est devenue plus claire après trois ou quatre mois. Mon médecin m'a ensuite suggéré d'essayer par perfusion, ce qui est plus efficace mais aussi plus cher : entre 35 et 90 euros par session contre 9 à 18 euros pour les injections." Des sommes importantes dans un pays où le salaire mensuel moyen est d'environ 250 euros. De nombreux adeptes de ces techniques partagent leur expérience en ligne, n'hésitant pas à se filmer intraveineuse au bras, distribuant des conseils à tout va.

Colorisme vs racisme

Ancienne journaliste, Betty MING Liu est enseignante à l'université de New York. Née aux États-Unis, elle a les traits asiatiques et le teint mat, hérités d'une mère chinoise et d'un père vietnamien. Elle a grandi entre le New Jersey et le Chinatown new-yorkais, où elle a connu successivement le racisme et le colorisme. S'appuyant sur son expérience, elle nous explique la différence : "Dans le New Jersey, j'ai eu des problèmes à l'école parce que j'étais la seule enfant de couleur. Ça, c'est du racisme. Le colorisme, lui, est une forme de racisme qui ne vient pas de l'extérieur, mais de l'intérieur de votre propre communauté. Ce sont vos semblables qui vous jugent en raison de la couleur de votre peau." Comme les femmes de sa famille qui la comparaient à sa sœur, dont la peau était moins foncée : "Ma mère disait qu'elle était celle qui était jolie, et que moi j'étais celle qui était intelligente. C'est comme ça que j'ai compris que je n'étais pas assez claire."

L'inquiétude des dermatos

Or, sous forme d'injection, le glutathion est interdit par les autorités philippines excepté en cas de chimiothérapie, car les doses administrées dépassent souvent ce que le corps peut tolérer : "Mon médecin m'a dit qu'il y avait des effets secondaires parce que le corps ne peut supporter que 3000 mg de glutathion par jour. Or, certaines injections en contiennent 5000 mg", affirme Kerwin Octavo. Le ministère de la Santé philippin indique en effet un risque d'effets toxiques sur le foie, les reins et le système nerveux, l'apparition possible du syndrome de Stevens-Johnson et, à long terme, un risque de cancer de la peau.

Par ailleurs, la Société dermatologique des Philippines indique que l'efficacité du glutathion comme agent éclaircissant n'est pas prouvée. Les Philippins qui n'ont pas les moyens de s'offrir des injections se tournent vers des produits beaucoup moins coûteux, comme des savons à la papaye, à l'acide kojique ou encore à base de placenta d'animal, qui contiennent souvent des substances toxiques, comme du mercure. Des tests réalisés par l'ONG EcoWaste Coalition sur plusieurs produits en vente libre ont révélé des taux 8000 fois supérieurs à la concentration maximale autorisée par la convention internationale sur le mercure. Et, là encore, la liste des effets d'une surconsommation de mercure sur la santé est longue.

L'Inde fait elle aussi face à un problème de santé publique en raison de la libre circulation de crèmes éclaircissantes contenant des stéroïdes topiques. D'après un sondage publié en 2018 par Front Public Health, plus d'un tiers de la population utiliserait des produits pour s'éclaircir la peau. "C'est le premier sujet d'inquiétude des dermatologues dans notre pays", témoigne le Dr Sudip Das, chef du département de dermatologie du Calcutta National Medical College. "On reçoit chaque jour de nombreuses patientes qui souffrent de TSDF (Topical Steroid Damaged/Dependent Face). Autrement dit, des jeunes femmes qui ont développé une dépendance à ces crèmes." Si la majorité des utilisateurs de produits éclaircissants ne sont pas conscients des risques, certains estiment que le résultat en vaut la peine. Malgré les nombreux effets secondaires modérés dont il a fait l'expérience (maux de tête, poussées d'acné et hyperacidité), Kerwin Octavo compte bien poursuivre ses expérimentations : "Je suis heureux quand les gens me complimentent sur la couleur de ma peau. Ma vie est tellement plus facile aujourd'hui."

Black is beautiful

Si le marché des cosmétiques éclaircissant a de beaux jours devant lui, de plus en plus de voix s'élèvent contre les messages coloristes de ses fabricants. Plusieurs mouvements célébrant les peaux foncées ont vu le jour sous les hashtags #unfairandlovely, #melaninrocks ou encore la campagne Dark is Beautiful, lancée en 2009 par l'ONG indienne Women Of Worth, qui fait notamment de la prévention dans les écoles. On trouve également en ligne de plus en plus de tutoriels beauté consacrés aux peaux foncées.

Parmi les comptes Instagram les plus suivis, celui de la maquilleuse professionnelle Vithya Visvendra, qui regorge de photos de jeunes mariées aux teints profonds sublimés : "Quand je les maquille, je ne cherche pas à faire d'elles quelqu'un d'autre, je ne modifie pas la couleur de leur peau, et je pense que c'est ce que beaucoup apprécient dans mon travail." Originaire du Sri Lanka, la jeune femme, qui vit entre Londres et Kuala Lumpur, organise également des master class partout dans le monde pour lesquelles elle choisit toujours des mannequins aux carnations foncées afin d'inspirer les futurs maquilleurs et ses 290.000 abonnés Instagram. "Quand je poste ces photos, de nombreuses femmes me remercient en disant qu'elles se sentent enfin représentées. Beaucoup sont soulagées de pouvoir se sentir belles avec leur propre couleur de peau", témoigne-t-elle. Vithya Visvendra note également une évolution au sein de l'industrie du maquillage : "Quand j'ai commencé, il y a treize ans, je n'utilisais que des produits M.A.C Cosmetics. C'est incroyable de voir depuis le nombre de marques grand public qui offrent des teintes correspondant à des peaux d'Asie du Sud, d'Asie du Nord, africaines, caribéennes… J'ai tellement plus de choix dans ma trousse aujourd'hui."

Parmi ces nouveaux arrivants, la ligne de make-up Live Tinted, née en réaction aux standards de beauté classiques, propose des teintes adaptées à toutes les carnations. Son message : personne n'est trop pâle ni trop foncé, mais juste ce qu'il faut. Des tendances make-up spécifiques aux peaux brunes fleurissent également sur les réseaux sociaux et servent d'inspiration. "Utiliser des couleurs fluo, électriques, qui sont particulièrement belles sur ces peaux-là, c'est très tendance, confirme la maquilleuse. De plus en plus de femmes aux peaux foncées utilisent elles aussi de la poudre bronzante. Il ne s'agit plus de devenir blanche à tout prix", ajoute-t-elle.

Célébrer la fierté d'être soi

Ce mouvement de skin positivity ne se cantonne pas à l'industrie cosmétique, comme l'illustre la ligne de vêtements philippine Morena the Label, qui affiche fièrement ses messages anticoloristes sur ses créations. "Pourquoi une jeune fille devrait-elle dépenser son énergie à devenir ce qu'elle n'est pas, alors qu'elle pourrait se concentrer sur ses rêves et ses passions ?", interroge sa fondatrice, Ayn Bernos. "Nous voulons célébrer la peau foncée à travers des créations fortes et du contenu pédagogique sur les réseaux sociaux."

Et, là aussi, l'accueil est à la hauteur des espérances : "On reçoit chaque jour de nombreux messages de soutien, se réjouit-elle. Plus qu'une marque, Morena the Label est devenue une communauté de Philippins fiers de leur couleur de peau, qui partagent leur expérience." Sentant le vent tourner, plusieurs géants du secteur des cosmétiques ont modifié dernièrement leurs politiques marketing, comme Unilever, qui a remplacé le nom de sa crème éclaircissante Fair & Lovely par Glow & Lovely. L'Oréal a également annoncé l'année dernière qu'il allait retirer les termes "blanchissant" et "éclaircissant" de ses produits cosmétiques. Preuve que les standards de beauté ne sont pas gravés dans le marbre.

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