BANGKOK : LE TUMULTE ET L'HARMONIE

Patrick Chesneau

La Thaïlande ouvre enfin ses frontières dans les grandes largeurs. Presque comme avant la pandémie, il y a 30 mois. Porte d'entrée principale dans le Royaume, Bangkok. Comme tant d'autres destinations, Krungthep Mahanakorn la Siamoise a été durement touchée par la crise sanitaire et ses conséquences économiques. La ville, rendue atone trop longtemps, reprend graduellement des couleurs. Alors que la Thaïlande s'apprête à recevoir en crescendo des millions de touristes, sans doute est-il opportun de rappeler quelques-unes des innombrables raisons pour lesquelles on peut aimer Bangkok. Inventaire désordonné mais passionné des charmes de la ville géante. La Cité des Anges le vaut bien et c'est infiniment plus qu'un slogan

Il arrive que la première impression soit celle de l'etouffement. L'oppression devant une ville tentaculaire prise à la gorge. Assaillie par une flopée de problèmes structurels lourds : pollution atmosphérique franchissant régulièrement la cote d'alerte, gestion déficiente des déchets, embouteillages dantesques et circulation périlleuse, canaux encombrés au point d'être parfois impraticables, risque de graves inondations à chaque période de mousson. Pas toujours une partie de plaisir ni une promenade de santé. Pourtant... la magie opère. Bangkok, alambic de 12 millions d'habitants en constantes migrations pendulaires. Capitale des superlatifs et des dithyrambes. Impossible d'échapper à un précipité d'images qui impactent frontalement la mémoire profonde. Le cortex ne ressort pas indemne d'une plongée dans la Venise de l'Orient. Trop de contrastes. Bangkok, creuset des paradoxes, symbiose des contraires. Tous les poncifs sont criants de vérité. Cette conurbation obèse réalise un syncrétisme inédit entre la tradition, ciselée par les siècles, et l'hyper modernité à l'aune des défis du futur.

Dès l'arrivée au Royaume, premiers instants de fascination à Suvarnabhumi, l'aéroport aux ambitions futuristes. Les Yaksha, géants de la mythologie thaïe, figures grimaçantes, caparaçonnées dans leur cote de maille étincelante, toujours dotées d'une épée, veillent sur le monde et les hommes. À la fois guerriers et gardiens des temples, ils éloignent les mauvais esprits des monuments sacrés de la Thaïlande

Cette sourcilleuse bonhommie a de quoi rassurer en prélude à la fournaise extérieure. Par paliers, l'étuve se stabilise aux alentours de 37-38° à la mi-journée. C'est alors que s'enclenche l'emballement des émotions. Bangkok, catalepsie hypnotique, ascèse, charivari infernal, tohu-bohu, capharnaüm à ciel ouvert. Une déclinaison du bang cosmique. Figurez-vous une concentration urbaine " no limit " perforée par les expressways et motorways, rocades et périphériques en tous genres qui enjambent des ponts de titans, à l'image de Bhumibol 2. Bangkok, c'est l'étendue démesurée conjuguée

à la folie des hauteurs. La guirlande des rooftops panoramiques accrochés au sommet des tours donne aisément le tournis. Bars en altitude pour déguster des élixirs détonants en agrippant les étoiles. De là, la Cité enchantée offre aux yeux médusés un immense tapis de madrépores luminescents. L'horizon clignote de millions de feux. Délicieuse ivresse.

Retour sur le plancher des buffles mais autre élévation spirituelle, les temples rutilants, moments de recueillement parmi les bonzes en robe safran. Partout l'empreinte du bouddhisme. Dans cette farandole des sens, le regard caracole sur une ligne de crête. Percute le Palais Royal, quintessence de l'architecture siamoise et son esplanade, Sanam Luang, où se déroule chaque année, en présence du Roi, la cérémonie des labours. Un saut de panthère tachetée et c'est une halte au Wat Phra Kaew, temple du Bouddha d'Émeraude et les mille lieux prestigieux de Rattanakosin, le coeur historique si somptueux. Des monuments flamboyants côtoient la panoplie des protubérances verre acier aux étranges audaces stylistiques, telle la Maha Nakorn Tower, dite la tour LEGO, édifice de 314 mètres à l'aplomb, qui défie les lois de l'équilibre ; les shopping malls en série illimitée, antres gargantuesques, foyers endémiques de la fièvre acheteuse qui s'est répandue en 20 ans dans tout le Royaume. Ce sont eux, les navires amiraux de l'époustouflante collection de supermarchés, dédiés corps et âme au consumérisme triomphant. Les hôtels-palaces aux brunches pantagruéliques, les hôpitaux 15 étoiles peuplés d'infirmières pétulantes et de médecins aux diplômes américains longs comme la cinquième Avenue. Conurbation hors norme. Il n'empêche, la praticité de cette pieuvre insatiable rivalise à son avantage avec la plupart des capitales de renom international.

Se déplacer ? Un jeu d'enfant. Bangkok ou l'armada des taxis multicolores, la noria des tuk tuk pétaradants, vue imprenable sur les pots d'échappement, son réseau de bus épuisés, brinquebalants à chaque nid de poule, la cohorte bigarrée des " songthaew " ( véhicules collectifs à rambarde et marchepied ), les " rot thu "  ( prononcer rote tou ), ces vans agglutinés qui desservent la périphérie, la cohue des motosai ( motos-taxis ) en gilets orange vif, le ballet des navettes fluviales, cette myriade de chaloupes dans le lacis des klong ( canaux ), son métro aérien, le BTS et son homologue souterrain, le MRT, stupéfiants de fonctionnalité et de propreté immaculée. Le baron Haussmann avait-il un cousin thaï ? On le croirait à voir la succession des grandes artères rectilignes de la capitale, trafic routier à tombeau ouvert, toujours flanquées d'une débauche de panneaux publicitaires et d'écrans vidéo criards. Flaques de lumières dans la nuit. Ces trouées de bitume alternent avec les ruelles tarabiscotées des quartiers ancestraux.

Quand l'uniformisation est la norme par temps de mondialisation aseptisée, Krungthep Mahanakorn (le nom thaï de Bangkok) cultive son cachet originel. D'abord, la street food (cuisine de rue) qui dilate les narines allogènes. Humer avant de déguster...à même les trottoirs crevassés, tables bancales et tabourets en plastique multicolores. Que d'émotions gourmandes !

Les coins de rues sont la prédilection de ces échoppes des mille saveurs. Instants-délice pour budget-bonsaï. Aux portefeuilles mieux garnis, s'adresse la palette incommensurable de toutes les gastronomies du monde ; Ville babel. Papilles Sans frontières. Ces facéties culinaires co-existent avec les en-cas sur le pouce que procure un 7-Eleven, 24H/24, tous les 100 mètres dans chaque soi (rue) qui se respecte. Oasis climatisée qui aimante tous les chiens sans collier du voisinage. Et les escouades des petits métiers dans le fouillis incroyablement organisé de leurs carrioles. Les vendeurs de tout sans que l'on sache forcément de quoi, à califourchon sur leurs cavernes d'Ali Baba ambulantes. Les "poka meka " (artisans mobiles, petits commerçants itinérants) sont les voix, la respiration, les vociférations, les déclamations de la ville qui ne dort jamais.

Les usagers à budget comprimé notent avec jubilation l'excellent rapport qualité/ prix de la destination dans un environnement mondial qui se shoote continûment à l'inflation. Bangkok n'est pas outrancièrement chère à l'instar de Singapour, Hong Kong ou Tokyo.

C'est d'autant appréciable venant d'un monstre perpétuellement inassouvi. À l'image de la baleine de Moby Dick qui avale, déglutit, regurgite. Fauve insatiable, jamais repu, Bangkok feule et rugit. Bande son expérimentale. Tonitruante et mélodique. Clameurs et chuintements. La Cité gronde et ronronne. On peut aisément en décrypter l'humeur. Les populations vernaculaires, quant à elles, semblent n'avoir cure des miasmes qui les environnent et inventent chaque jour de surprenantes chorégraphies du bonheur ordinaire. Sous les masques, fleurissent les sourires. Femmes orchidées gorgées de désir. Caresse des regards.

Aimer Bangkok, dans un mélange subtil de retenue et de passion, résulte d'une minutieuse observation. Rester aux aguets. Ce tourbillon est un enfer que l'on transforme à sa guise en paradis. Comment égrener les pièces du puzzle sans trahir l'esprit des lieux ?

Prière de noter le gigantisme de Chatuchak, plus grand week-end market d'Asie ; les centres d'exposition gigantissimes tels l'Impact Arena à Muang Thong Thani ou BITEC Bangna ; les marchés de jour comme de nuit qui regorgent de victuailles, les étals croulants littéralement sous les tumuli de fruits et légumes ; le marché aux fleurs, Pak Klong Talat, bulle odoriférante posée sur macadam ; les colliers de fleurs vendus aux carrefours par des ribambelles de gamins pauvres. Leurs grands yeux lèchent les vitres teintées des opulentes limousines qui vrombissent dans les quartiers chics, Nang Linchi ou Thonglor,  là où se bousculent les soirées chics de l'élite et des High-So ( beautiful people, célébrités). Un clignement de paupières, et c'est la grande roue de l'Asiatique, les marchés flottants, tranches de vie pittoresque qui témoignent de la survivance de la Thaïlande artisanale. L'intrusion de la ruralité se fait toujours en barque. Cap sur les délices de Capoue version orientale. Soi Cow Boy, Nana Plaza, Patpong,  zones érogènes, quartiers incandescents régulièrement achalandés en chair fraiche. Sirènes en jachère après deux ans et demi de pandémie. À tout prix, reprendre du service à la personne. Là où les charmes capiteux de l'amour tarifé harponnent le gogo énamouré. Ville repaire des noctambules venus de l'autre bout de la terre. Cent mille bars, clubs, lounges, discos, karaokés, gogo bars, massages et ping pong shows. Déclinaison débridée de toutes les voluptés. Tutoyer les épidermes enfiévrés est ici une seconde nature. Pour en prendre plein les mirettes, aller à Chinatown et Yaowarat en songthaew (taxi collectif populaire à rambarde et marchepied). Quadrilatère énigmatique, prolongement de l'Empire du milieu, quartier privilégié des agapes en mode sea food. Partout, la frénésie, les rythmes trépidants et...son contrepoint immédiat. Ça et là, un parc ombragé. Rituel immuable, deux fois par jour, à 8H et 18H, s'immobilise instantanément la ronde des joggeurs. Les haut-parleurs déversent les sonorités patriotiques de l'hymne national. Hommage à la monarchie. On réitère l'acquiescement indéfectible à un ordre social immuable. Puis, le mouvement reprend son cours. Ces frondaisons sont aussi le refuge des varans surgis de la préhistoire. Mention spéciale accordée à Bang Kachao, immense poumon vert à Phra Pradaeng, en lisière de la ville et à Lumpini Park, son lac et ses pédalos antédiluviens. Bain de chlorophylle tellement roboratif en plein cœur du continent-béton, enclave de verdure à l'orée des quartiers d'affaires Silom et Sathorn où les fortunes et les bilans consolidés s'échafaudent à coups de clics. Gymkhana numérique au hasard des blockchains. Antichambre des Métavers. Bangkok, ville surannée et outrageusement connectée.

The Big Mango (la Grosse Mangue, surnom affectueux) exaltée et alanguie, exténuante, névrotique. Malgré tout, les moments de grâce abondent. Métropole tellement propice aux romances échevelées.

Il suffit de grimper sur une jonque siamoise livrée aux courants indolents de la Chao Phraya River. Poésie-mystère et émerveillement quand les amants déambulent à l'ombre du Bouddha géant du Wat Paknam Phasi Charoen à Thon Buri. 69 mètres de haut, à côté de son stupa, 80 mètres, tout de blanc vêtu.

Ailleurs, l'empilement est incessant, les sons, les couleurs, les odeurs. Des cataractes de décibels. Maelström tropical. Tourbillon et cotillons. The Big Mango a mille vies. Plus ses réincarnations. Il vous en faudra tout autant pour l'effleurer à peine dans ses plis et recoins. Comment échapper à l'emprise de la mégapole enchevêtrée ? S'extasier dans un déluge de sensations inédites. Dans sa furia ontologique, Bangkok réalise une prouesse supplémentaire. Elle reste une plaque tournante du sabai sabai, l'art de vivre à la thaïlandaise jusqu'ici préservé.

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Commentaires récents

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    FARCEURS

    Albè

    24/11/2024 - 08:31

    Il faut être un sacré farceur pour faire croire aux Martiniquais qu'un deuxième Cuba est possible Lire la suite

  • Jean Crusol : "Première tentative d'un gang du narcotrafic de s'imposer dans le paysage politique et social de la Martinique"

    Albè , mon cher, peut-on mettre...

    Frédéric C.

    23/11/2024 - 23:38

    ...toute la "classe politique" (qui n’est d’ailleurs pas une "classe sociale") sur le même plan ? Lire la suite

  • Kréyolad 1052: Polo chanté

    Jid, sa vré! Sé lè on mizisiyen ka mò...

    Frédéric C.

    23/11/2024 - 20:10

    ...ou ka trouvé tout diks-li, òben yo ka viré enprimé tou sa i fè-a vitman présé! Lire la suite

  • "Local", "Traditionnel", "Typique", "D'Antan" "Territoire" et autres euphémismes

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    Frédéric C.

    23/11/2024 - 15:38

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