Le créole dans Chimen Libèté de Tijo Mauvois

Georges-Henri Léotin

  Nous voudrions nous appuyer sur l’ouvrage Chimen Libèté /Histoire des Antilles (1977), dont Tijo Mauvois avait été le maître d’œuvre, pour une réflexion sur la place et le rôle du créole chez les jeunes militants anticolonialistes des années 1960/70.

  Dans un second article, nous évoquerons la question de la créolisation telle que l’aborde Tijo Mauvois, à la fin de son tout dernier livre, Les Marrons de la Mer (éd. Karthala, 2017).

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Jusqu’à tout récemment, à la Martinique, le combat politique, dans les meetings (conférences) et toutes réunions publiques, se faisait en français, et autant que possible en grand français. Une langue dont le pouvoir de séduction provoquait parfois la transe ! Ce que rapporte Fanon dans Peau noire,  masque blanc (l’évanouissement d’une femme lors d’un meeting) est peut-être une blague, mais elle est très révélatrice de l’ambiance de l’époque et du pouvoir de la langue « haute » :

« Fransé a té telman cho ki fanm lan tonbé malkadi ! »

Le créole, certes, ne pouvait pas être absent, mais il restait dans la rue, les cabarets ; il n’était pas sur les estrades, pas dans les conférences (ou très peu : une blague, un bon mot, une anecdote en créole pouvait « pimenter » par ci-par là un discours en français). On pourra évoquer le faible équipement du créole à l’époque, mais ce travail d’équipement nécessaire n’était pas une préoccupation.

Pour en venir au milieu étudiant des années 60/70, on peut remarquer, quand on considère les titres des bulletins des différentes sections de l’ AGEM (Association générales des étudiants martiniquais), le choix du créole est fréquent : Madjoumbé (Paris), Fouté-fè (Toulouse), Manmay-la lévé (Bordeaux).

Mais à part le titre, tout le contenu, tout le nannan était en gran bel fransé.

Dans ce contexte, on peut considérer comme une révolution le livre d’histoire des Antilles qui paraît en 1977, qui porte en grand titre Chimen Libèté, et qui surtout accorde une place non négligeable à la langue créole dans le corps du texte. Le créole dans Chimen Libèté n’est pas un élément décoratif-folkloriste-pittoresque, il participe de l’analyse, apportant son expressivité et sa charge historique.

QUELQUES EXEMPLES

- Pran fè, fouté fè (titre chapitre) : 2 expressions qui semblent porter en elles la marque de l’esclavage : l’entrave des fers. Même si évidemment le sens s’est considérablement atténué et qu’aujourd’hui man ka pran fè renvoie à une situation difficile, et que fouté fè peut avoir le sens d’exagérer, aller trop loin, en comportement ou en paroles.

- Apré « Neg mawon », sé « vakabon » : à propos des lois répressives de l’Amiral de Gueydon et du Général Frébault, qui instauraient en Martinique et en Guadeloupe un régime « ouvertement raciste et policier », avec par exemple obligation de passeport pour se déplacer à l’intérieur même du pays , sous peine de prison pour vagabondage ! (Contre-révolution békée du Second Empire, 1851/1870).

- Lè difé pri, Milat mélé (à propos des évènements de Décembre 59)

- « Fonmi chayé ravet », « Soley genyen lapli » (La guerre de libération victorieuse en Haïti, 1802-1804).

Tijo Mauvois était très sensible à cette présence du passé dans certaines expressions créoles. Par exemple, il interprétait bat manman (chose extrêmement difficile, situation pénible) comme renvoyant peut-être à : fouetter sa propre mère, une punition du temps de l’esclavage. Hypothèse plausible quand on sait le degré d’ignominie que pouvait atteindre le système.

CRÉOLE, RECHERCHE HISTORIQUE ET COMBAT POLITIQUE

Avec Chimen Libèté, le créole est au service de l’analyse, dans un ouvrage tout à la fois engagé et extrêmement documenté : Mauvois y fait œuvre d’historien, et en même temps de philosophe de l’Histoire – les deux ne sont pas forcément incompatibles. Il a un fil conducteur, une idée directrice, que le titre créole d’un chapître résume : Chenn maré Nonm, Nonm pété chenn.

Dans Chimen Libèté, et plus largement dans les années 70/80, l’écriture du créole, la pratique littéraire du créole, étaient souvent  adossées à un combat pour la libération nationale, et pas seulement à une revendication identitaire (laquelle peut être compatible avec la domination politique française). Chimen Libèté, pour l’écrit créole, ouvrait justement une voie !

En même temps, il faut le souligner, c’est un livre d’histoire rigoureux, avec une riche documentation, notamment côté images, photographies : ce qui en fait un ouvrage dont on il serait bon d’ envisager la réédition, car tout un chacun devrait le lire et le méditer.

Tijo Mauvois pati, men fok pa nou di : « Disparet pran’y » !

 

                                                      Georges-Henri LÉOTIN (04/12/2021)

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Prochain article : « Les Marrons de la mer et la question de la « créolisation ».

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