Cinq ans maintenant que le projet Booktracking a émergé dans l’interprofession, à l’initiative du Syndicat national de l’édition (SNE). Derrière ce nom de code se cache un outil informant sur les sorties de caisse — autrement dit, les ventes de livres en quasi temps réel. Un effort de transparence promis, désormais doublé d’une mission d’écoresponsabilité.
Ce 9 mai, l’interprofession se réunissait sous l’égide du ministère de la Culture : confié désormais à Laurent Le Meur, en tant que consultant pour le SNE, depuis l’automne 2022, Booktracking peinait à avancer — trop ambitieux peut-être ?
Fin décembre 2022, alors qu’auteurs et éditeurs signaient un nouvel accord, la ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak revenait aussi sur le sujet : l’outil ne saurait voir le jour sans les libraires.
Vincent Montagne, président du SNE, l’indiquait encore lors de ses vœux pour 2023 : « Dans un souci de transparence, mais aussi pour la solidité de notre économie, le SNE a décidé la création d’un booktracking (littéralement “suivi du livre”) un outil qui devrait fluidifier, fiabiliser et suivre au plus près le suivi des ventes de nos livres. » Un discours aux allures de serpent de mer, entendu depuis 2019...
Les éditeurs ont contractuellement une obligation de transparence vis-à-vis des auteurs : l’accord du 20 décembre 2022 a entériné l’obligation d’information systématique. À ce titre, il doit rendre des comptes : tout auteur exigerait, de plein droit, le nombre d’exemplaires fabriqués, en stock, vendus, inutilisables, etc. (cf L. 132-13 du CPI).
Pour l’heure, ces données sont communiquées une fois l’an — en attendant les deux redditions annuelles, puis semestrielles en vertu de l’accord évoqué. Booktracking améliorerait la qualité de l’information, par une remontée quotidienne et un accès personnel.
Rappelons toutefois que les groupes Hachette (septembre 2020) et Editis (octobre 2021) ont mis en place un espace pour leurs auteurs – où se retrouvent différentes informations juridiques, administratives et commerciales. Les ventes de livres en font partie.
En mars 2009, le député Hervé Gaymard rendait à Frédéric Mitterrand son rapport sur Situation du livre, où la problématique des données de ventes apparaissait déjà.
L’utilisation de panels a déjà été un progrès incontestable. Mais il convient sûrement d’adopter un système de suivi des ventes (booktracking), à l’instar de ce qui a été mis en place au Royaume-Uni et qui commence à l’être en Italie.
Au Royaume-Uni, avec ce système informatisé qui relie toutes les caisses enregistreuses à un système central qui délivre chaque semaine aux éditeurs l’état précis des ventes effectuées, qui peuvent donc ajuster en temps réel leurs mises en place et les réimpressions, le taux d’invendus est passé en quelques années de 22 % à 14 %. Il faut donc que la chaîne française du livre s’empare sans tarder de ce projet.
– Hervé Gaymard (rapport en PDF)
« Sans tarder », la chaîne fit de son mieux. De leur côté, la Société des Gens de Lettres et la Ligue des auteurs professionnels avaient sollicité le Centre national du livre comme tiers de confiance – le CNL sortait d'une réforme qui le rendait économiquement dépendant de sa tutelle. L'État refusa, les demandeurs furent éconduits.
« À travers un ISBN, tout cela est extrêmement simple. En revanche, la volonté politique manque depuis longtemps à l’appel », souligne un spécialiste. Revient-il aux pouvoirs publics de prendre en charge un tel système ? Qui plaide pour le développement de Booktracking ne le croit manifestement pas : on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Quitte à prendre le temps, beaucoup de temps.
Booktracking aurait-il en plus de sa vocation RSE de pallier le manque de transparence dans les relations contractuelles avec leur éditeur que les auteurs pointent régulièrement ? « Il va au-delà de la transparence en tant que notion contractuelle : notre objectif se résume à “un chiffre par un jour et par un livre”. Cela avec des données consolidées », insiste Renaud Lefebvre, directeur général du SNE. Exit, donc, les estimations et extrapolations statistiques de GfK ou Edistat : « Nous visons les ventes réelles. »
Dans l’intervalle, on se tournera du côté de nos voisins espagnols : deux organisations d’auteurs et d’illustrateurs annoncent l’arrivée d’un outil pour consulter leurs ventes. En accord avec le syndicat des libraires, qui pèse pour 70 % des ouvrages commercialisés dans le pays, sera mise en place une solution d’accès gratuit aux données. Un projet qui avait été annoncé… en janvier 2020.
Rendez-vous aux caisses - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Premier élément fondamental : Booktracking n’aura aucune utilité en matière de veille concurrentielle. Chaque bénéficiaire n’aura accès qu’aux ventes de ses propres ouvrages, le compte utilisateur veillera à cette restriction. Impossible pour un auteur de vérifier les ventes d’un confrère ou pour un éditeur de consulter celles d’une romancière qu’il envisagerait de signer, etc.
Plusieurs cases seront à cocher pour avancer : le plus large moissonnage de données possible, des garanties apportées sur les sources et la préservation, de même qu’un accès maîtrisé pour les bénéficiaires. Sur ce point, est envisagée une collecte sur un périmètre francophone restreint — France, Suisse, Belgique et Luxembourg.
L’objectif porte sur une remontée quotidienne, de l’ensemble des ventes (papier, ebook et audiobook), depuis les points de vente physiques aussi bien qu’en ligne.
De même, il ne présentera aucune donnée comparative, « un axe qui ne relève pas de ses missions ». De fait, les utilisateurs du service n’obtiendront nulle précision géographique, pas plus que l’origine – librairie, internet, supermarché, etc. « Sans classification, chaque revendeur est “protégé” en quelque sorte. Donc enclin à fournir des données les plus complètes possible. De la sorte, nous obtiendrons que chacun joue le jeu de l’exhaustivité », espère Renaud Lefebvre.
À ce titre, Amazon en accepterait même de communiquer ses données, bénéficiant d’une totale confidentialité – comme ce peut être le cas avec GfK. De quoi parvenir à un chiffrage plus juste, y compris des livres numériques et audiolivres. Et, dans le cas inverse, les distributeurs numériques abonderaient en données, dans les mêmes conditions. Le sacro-saint secret des affaires en deviendrait presque un non-sujet.
Quid de la qualité des informations ? Dilicom fait l’unanimité en matière de fiabilité et de confidentialité. La société opère techniquement comme le point névralgique des commandes. De son côté, Electre (à travers Le Cercle de la librairie) fournirait la base bibliographique.
Quant aux territoires francophones, « cela nécessitera d’interfacer Booktracking avec les dispositifs informatiques des détaillants ». Là encore, tout viendra en son temps, le Québec y compris. « La précision des chiffres sur le marché français demeure le premier objectif. Les marchés extérieurs viendront par la suite, avec des protocoles d’accord et des solutions techniques. » Avec l’impératif de ne pas créer de frais supplémentaires pour les points de vente ni d’accroître la charge de travail.
Qu’en sera-t-il des exemplaires écoulés sur les salons ? Le diable est dans les détails.
« Le projet vise à mettre à disposition des “ayants droit” à la donnée (ceux qui sont intéressés à l’exploitation) les chiffres de vente sur les titres qui les concernent via une adhésion au service », précise le directeur général du SNE. « Les données de marché, c’est-à-dire les ventes sur tous les titres, seront proposées aux acteurs de la filière ainsi qu’aux tiers intéressés à leur réutilisation. Elle seront alors valorisées à un prix de marché. »
Suivez l'argent pour savoir à qui profite le crime, dit-on : idem pour Booktracking — dont le nom définitif est encore à trouver. En cas de suggestions, contacter la rédaction.
Ils bénéficieront de la gratuité des remontées vers le dépôt centralisé administré par Dilicom, d'une information sur les ventes globales des titres vendus, mais également de la mutualisation des coûts. Cela, avec l'augmentation du nombre de libraires participant aux outils existants, notamment l’Observatoire de la Librairie.
En somme, ils seraient les seuls à disposer d'une information sur tout le marché, sans restriction. Un atout considérable, dont on imagine bien l'usage – et les multiples applications.
Comment les établissements Leclerc, Fnac et autres enseignes (Grande surfaces spécialisées, ou GSS), réagiront-ils à ce projet ? Après tout, ces derniers représentaient près de 31 % des ventes de livres sur janvier et février 2023, avec une croissance de 6 % (données : GfK). La librairie de 1er et 2e niveau, elle, perdait près de 1 % de parts de marché, se maintenant tout de même à 38,5 %.
Contacté par ActuaLitté, le Syndicat des Distributeurs de Loisirs Culturels (SDLC), rappelle que « sans nos données, l’outil Booktracking serait caduc. De ce simple fait, il ne nous sera pas possible d’observer son évolution sans y être pleinement intégrés », relève Pierre Coursières, son président.
Du fait des problématiques contractuelles et légales, les auteurs sont les premiers concernés en tant qu'ayants droit à l'information. Chacun aura accès, via une interface personnelle et sécurisée de consultation, aux ventes ventes consolidées de ses titres. Mais des siens uniquement.
« Ce point implique de gérer un très grand nombre d’auteurs. Il faudra les doter d’identifiants sécurisés en s’assurant de leur qualité d’auteur. » Une délicate opération, en somme. Surtout que Booktracking n’a pas vocation à restreindre ses accès : auteurs de la francophonie, étrangers... « Cela implique de respecter l’équilibre économique et de construire les options graduellement », poursuit le directeur général.
Précision majeure : les agents littéraires ne comptent pas parmi les bénéficiaires, « pour la simple raison qu’ils n’ont aucunement la qualité d’auteur ». En revanche, éditeurs, libraires, diffuseurs-distributeurs... Oui, c'est connu.
Les maisons accéderont des flux de données et/ou via des interfaces de consultation sécurisées offrant les ventes consolidées de leurs titres. Les grands groupes ont déjà plusieurs sources : les remontées quotidiennes distributeur, pour commencer, les estimations GfK pour les plus fortunés, et celles d'Edistat.
Or, en fournissant les ventes réelles, Booktracking donnerait aux éditeurs indépendants des mesures infiniment plus précises – et à des coûts peut-être même accessibles.
Les données disponibles ne concerneront que les catalogues des structures pris en charge par ces acteurs. Le recours à Booktracking reste à préciser au quotidien, mais certains ont déjà des idées.
Grande inconnue d’entre ces bénéficiaires, les acteurs tiers éligibles dépendront du modèle économique retenu. Parle-t-on alors d’organisations syndicales et professionnelles ? De magistrats ? Des imprimeurs ? Et là encore, avec quelles limitations ou contraintes ?
Plus largement encore, les médias seraient à même de s’intéresser aux chiffres — afin de ne plus répéter les données émanant de services de communication. Tout dépendra des offres, mais à ce titre, seule une formule identique à celle des revendeurs aurait du sens.
Mais qui paiera pour que l’interprofession dispose de cet outil, et sous quelles conditions ? L’actionnariat premier se composerait du SNE, de Dilicom et du Cercle de la Librairie. Une triade bien connue, qui ne fait pas que des heureux. Notons cependant que le capital de la SAS s’ouvrirait à des partenaires intéressés — du moins le SNE le souhaite-t-il.
Une SAS bien intentionnée
Pour préserver « la dimension collective et d’intérêt général », une société sera montée : une SAS à mission, dont le comité sera garant de la bonne marche. Ce dernier se composera d’un collège interprofessionnel, auquel les pouvoirs publics seront associés. La société à mission se dote d'un programme tourné vers des enjeux sociétaux ou environnementaux – dont les aboutissements sont contrôlés tous les deux ans par un organisme tiers indépendant (OTI).
Précision d'importance : il n'existe aucun bénéfice fiscal associé à la transformation en société à mission. Ce statut est simplement un dispositif permettant aux entreprises de signifier leur engagement à ne pas se limiter à la recherche de profits. On navigue donc entre le label vertueux et le greenwashing. Doter une entreprise d'un rôle politique, qui estompe la vocation commerciale, tout en servant la communication : voilà qui ne déplaira pas au Syndicat.
En outre, les critères d'Investissement Socialement Responsable (ISR) marquent des points auprès de potentiels invetisseurs. De fait, se différencient nettement les société engagées et celles qui ne le sont pas (voir la Loi Pacte du 22 mai 2019). En outre, ce statut juridique permet à l'entreprise de solliciter des fonds et investisseurs qui ne regardent pas que les performances économiques, plutôt les critères RSE.
Enfin se pose la question du financement, avec les apports qui bâtiront le projet, de même que sa solvabilité à long terme. Les moyens humains et financiers pour agréger des données quotidiennes, avec cumul et sans extrapolation, représentent déjà une fameuse épine. Surtout avec une perspective de quasi-exhaustivité. D’où viendra l’argent pour amorcer la pompe, qui avancerait les fonds et plus encore, quel modèle économique pour que la SAS soit viable ? Autant de casse-têtes que le comité de pilotage, à travers un groupe de travail dédié, aura à résoudre.
Les trois actionnaires initiaux apporteront les premiers fonds : au cours des prochains mois, tant le coût d’investissement que le business plan occuperont les esprits. Cependant, le SNE « se félicite du soutien exprimé par les pouvoirs publics à un projet d’intérêt général pour l’ensemble de la chaîne » indique Renaud Lefebvre. En tant que « projet d’intérêt général pour l’ensemble de la chaîne, il appellera des contributions d’une manière ou d’une autre. »
« Le modèle économique pourrait reposer à la fois sur des contributions des bénéficiaires de la filière et sur la valorisation des données collectées auprès de tiers qui la réutiliseraient. » On imagine que la gratuité de l’accès découlera alors des financements obtenus. À cette heure, la place de la Sofia ou du CNL en tant que partenaires sera, là aussi, à évaluer. Techniquement, le premier disposerait d’un apport technique significatif. Notamment pour ce qui a trait à l’identification des auteurs.
En l’état, Booktracking a tous les aspects du voeu pieux, pourtant indispensable : « Dans le cinéma, ils ont un relevé des places sur toutes les salles depuis des années », insiste un professionnel. Or, à tous ces aspects, s’ajoute ce volet d’entreprise à mission. « Nous portons un outil interprofessionnel, qui bénéficiera réellement à l’ensemble de la chaîne », insiste le directeur général.
« Ses effets seront progressifs, et en matière d’écoresponsabilité, les éditeurs les devinent aisément. » Pour des retirages, illustre-t-il, « la décision de réimprimer se prend aujourd’hui sur la base de données imprécises. Avec Booktracking, chacun évaluera au plus juste les quantités à produire ».
De quoi ne pas plaire aux imprimeurs, qui perdraient en production, ni aux distributeurs, qui auraient moins d’exemplaires à déplacer ou stocker. « D’abord, un distributeur ne fait pas ses marges sur les retours », oppose Renaud Lefebvre. Pas que, nuancera-t-on. « Ensuite, autre élément de notre mission, toute la filière gagnera en efficacité économique. Cela signifie également que l’on favorisera dans la production une certaine sobriété énergétique. »
Ces engagements pris, et les contraintes qui en découlent, « sont en cohérence avec l’approche globale : celle de fonder une société d’intérêt interprofessionnel ».
Crédits photo : Cultura La Défense - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
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