"Il y a une intelligentsia en Martinique ?"

   C'est la question que posait, très ironiquement, l'un des chroniqueurs d'un talk-show sur une chaine de télé de l'île aux fleurs alors que la question était posée de savoir pourquoi ladite "intelligentsia" restait complètement muette face aux événements qui secouent la Martinique depuis deux mois et demi.

   Or, s'il est vrai que les politiques et les syndicalistes se sont retrouvés tétanisés face à un mouvement qui les avait écartés d'emblée parce que supposément incompétents et irresponsables, certains espéraient que des voix s'élèveraient parmi nos politologues, juristes, économistes, psychiatres, écrivains etc..., toutes personnes généralement considérées comme des "intellectuels" partout à travers le monde. Force est de constater qu'il n'en fut rien ! Ou presque : seuls Mireille Pierre-Louis, Guy Flandrina et Fred Reno eurent le courage de se lancer dans une analyse lucide et argumentée de la situation. On ignore si leurs écrits ont eu le moindre écho au-delà d'un petit cercle.

   C'est qu'il convient de revenir à la question ironique posée par ce commentateur-télé et d'y répondre sans détour : il n'y a jamais eu d'intelligentsia en Martinique depuis l'abolition de l'esclavage en 1848. En effet, croire qu'il suffit d'avoir des intellectuels dans un pays et la Martinique en a eu de brillantissimes (Césaire, Ménil, Glissant, Fanon etc.) et mondialement reconnus, ne suffit pas à créer une intelligentsia. Confondre les deux est soit idiot soit malhonnête... intellectuellement. D'abord, pour qu'une intelligentsia existe, il faut qu'elle soit reconnue comme telle par la société dans laquelle elle évolue. Or, cela n'a jamais été le cas ! Notre société n'a reconnu que des individualités, des personnalités hors norme, mais pas un sous-groupe constitué par ces dernières. Les Martiniquais reconnaissent leur monde politique, leur monde syndical, leur monde artistique, leur monde sportif etc..., mais pas leur monde intellectuel.

   Ensuite, et là ce n'est plus la société qui est coupable mais les intellectuels eux-mêmes car ces derniers n'ont presque jamais fait corps. Ils n'ont, pour ne prendre que ce seul exemple, jamais eu de LIEU où ils se rassemblent, ce qui aurait permis de les identifier. En Egypte, il y a le Café Riche, au Caire, créé en 1908, fréquenté par l'intelligentsia du pays et notamment par le Prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz, en Argentine, le Café Tortoni créé en 1858 que fréquentait Luis Borgès, le Quartier Latin, à Paris, s'agissant des intellectuels français. Ou encore Haïti où, en 1836, se forma un groupe dénommé "Le Cénacle" dont faisaient partie, entre autre, des poètes de talent comme Ignace Nau et Coriolan Ardouin dont les œuvres sont étudiés à l'école haïtienne. Rien de tout cela en Martinique ! Ou alors brièvement et cela autour de revues éphémères telles que Tropiques ou CarbetL'intellectuel martiniquais a toujours été seul et a toujours évité d'être considéré comme tel de peur d'être tourné en dérision par ses compatriotes. 

   Donc, non seulement il n'y a jamais eu de lieu emblématique où ils se rassemblaient, mais pire : il n'y a quasiment jamais eu de Salon du Livre jusqu'à tout récemment. Par "Livre", il ne faut évidemment pas comprendre seulement "Littérature" mais tout autant "Histoire", "Anthropologie", "Psychologie", "Economie", "Etudes juridiques", "Sciences naturelles" etc... Pendant le long règne d'Aimé Césaire, il n'y en a jamais eu ! Ni non plus à l'époque où Edouard Glissant dirigeait l'IME (Institut Martiniquais d'Etudes). Ni non plus à celle de la génération suivante : Vincent Placoly, Xavier Orville etc... Ni non plus à la génération de la Créolité. Etrange pour un minuscule pays qui ne figure pas sur une mappemonde mais qui, à l'instar de Saint-Lucie et ses deux Prix Nobel (Arthur Lewis : économie ; Derek Walcott : littérature), n'est connu à travers le monde que grâce à trois intellectuels majeurs : Césaire-Fanon-Glissant. Partout où vous allez, il y a au moins l'un d'entre eux qui est connu !

   Il n'y a jamais eu d'intelligentsia en Martinique et exiger qu'elle se prononce sur la situation actuelle est, répétons-le, tout simplement malhonnête.

   Seuls nos artistes et nos sportifs le sont et il est logique qu'ils fassent des déclarations de soutien à tel ou tel mouvement social d'autant que les plus connus ou les plus médaillés font de leur activité un métier et sont, pour certains, millionnaires. Or, non seulement un Martiniquais qui publie un livre (dans quelque domaine que ce soit : littérature, histoire, économie, sociologie etc.) n'est pas reconnu par les siens, mais en plus, il n'en tire AUCUN REVENU. Il est obligé d'avoir un vrai travail, un travail à côté, pour subvenir à ses besoins, ce qui n'est pas le cas de nos éminents artistes et sportifs. Concrètement cela signifie quoi ? Ceci : sur un livre vendu 10 euros, un auteur perçoit... 80 centimes sur lesquelles les impôts prélèvent 20 centimes. Imaginez les dizaines de milliers de livres qu'il devrait vendre s'il espère pouvoir vivre de sa plume ! D'ailleurs, même dans un pays de 67 millions d'habitants comme la France, seuls une trentaine d'auteurs peuvent se le permettre. Tous les autres doivent avoir un "vrai" travail. 

 

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   (Juste une petite parenthèse : un footballeur de 2è Division, oui, de deuxième, dans le championnat de France de football gagne autour de 20.000 (vingt-mille) euros par mois alors qu'un prof d'université proche de la retraite ne perçoit au grand maximum que 5.000 (cinq mille) euros. Allez voir un footballeur de 1è division !)

   Non reconnu chez lui, ne pouvant faire de son activité un vrai emploi, souvent considéré comme un parasite vivant éloigné des masses populaires, ne bénéficiant pas ou presque pas d'émissions littéraires en télé ou de Salons du Livre, le supposé intellectuel est amené à faire le dos rond. Ou accepter d'être interviewé par des journalistes qui n'ont lu que la 4è de couverture de son ouvrage. Pire : s'il écrit en créole, il est considéré comme un moins que rien. Il n'existe pas aux yeux du public que ce soit à ceux du public dit "cultivé" qu'à ceux du grand public. La grande excuse est que nous serions encore "une société d'oralité". C'est à se demander qui écrit sans arrêt des posts sur Instagram, Facebook, Tik Tok et, pour ceux qui pètent plus haut que leur arrière-train, sur X (ex-Twitter). Non, la Martinique n'est plus une "société d'oralité" depuis des lustres. Il faut arrêter avec cette faribole qui sert d'alibi ou d'excuse à ceux qui n'ouvrent jamais un livre et ici, il faut à nouveau insister : on s'en fout des livres de littérature ! Le livre ce n'est pas et n'a jamais été la seule littérature. Nicolas, Delépine (histoire), Crusol (économie), Jean Bernabé, Coursil (linguistique), Bertrand Edouard (psychologie), Aimé Charles-Nicolas (psychiatrie), Ozier-Lafontaine, Domi (sociologie) etc..., ce n'est pas de la poésie que l'on sache ! 

   Exiger donc des intellectuels martiniquais qu'ils forment une "intelligentsia" et qu'ils se prononcent chaque fois qu'il y a un problème grave relève, répétons-le pour la troisième fois, de la malhonnêteté crasse. 

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