On connait la rengaine : "Neg pa ka li !" (Les Nègres ne lisent pas !").
Assénée à loisir par la petite-bourgeoisie martiniquaise qui elle-même lit assez peu, elle feint d'oublier les raisons historiques de cette méfiance, voire défiance, envers l'écrit. Alors que l'on nous permette d'en rappeler les principales causes :
. Pendant la période esclavagiste (17e, 18è et première moitié du 19è siècle), les Maîtres blancs avaient l'interdiction d'apprendre à lire et à écrire à leurs esclaves. Cela figure noir sur blanc dans le tristement célèbre CODE NOIR paru en 1685.
. Quoiqu'étant les seuls à savoir lire et écrire pendant la période esclavagiste, les Békés martiniquais n'ont produit qu'un nombre infime d'écrivains et les rares qui prenaient la plume étaient d'un niveau si médiocre qu'aucun n'a réussi à figurer dans le Panthéon ni antillais ni même français. Il n'y a guère qu'au 20è siècle que sont apparues deux auteures de talent, Paulette Cassius de Linval et surtout Marie-Reine de Jaham, aussitôt mise au banc de la société békée et qui de ce fait, est partie vivre en France. Aujourd'hui, il n'y a qu'un seul auteur béké : Emmanuel de Reynal.
. la classe des descendants des "Hommes de couleur libres" (composée majoritairement de Mûlatres mais aussi de Noirs), au lieu de s'essayer à créer une littérature authentiquement martiniquaise, s'est complue soit dans la plate imitation des écrivains français soit dans l'auto-exotisme, ne donnant naisance elle aussi qu'à des écrivains médiocres comme Daniel Thaly dont on faisait jadis nos écoliers apprendre par coeur le fameux poème qui commence par "Je suis né dans une île amoureuse du vent où l'air à des odeurs de sucre et de vanille". Comme pour les Békés, aucun écrivain "mulâtre" n'a réussi à figurer dans les manuels de littérature française, chose qui était pourtant le voeu le plus cher de nombre d'entre eux.
. une littérature martiniquaise digne de ce nom n'apparait qu'avec Aimé Césaire, certes né au début du 20è siècle (1913) mais dont les livres n'ont été disponibles dans les librairies martiniquaises que dans les années 1950-60. La première édition de son célèbre Cahier d'un retour au pays natal a été publié en 1939 à...New-York à cause de la Deuxième Guerre Mondiale, puis à Paris, aux éditions Présence Africaine en 1947. Cependant, c'est André Breton, le pape du Surréalisme qui a fait connaitre Césaire au Quartier Latin, et en Martinique, il resta longtemps peu lu à cause de son...français difficilement abordable pour une population demeurée principalement créolophone jusqu'au début des années 1970. Frantz Fanon évoque d'ailleurs dans "Peau noire, masques blancs" (1952) cet épisode hilarant au cours duquel une femme s'évanouit lors d'un meeting de Césaire tellement son français était..."chaud" (au sens créole du terme). Il est vrai qu'entendre Césaire dénoncer "les thuriféraires stipendiés du gouvernement" devant une foule de partisans venus de Trénelle et de Volga-Plage a de quoi laisser perplexe.
. Entre temps, la littérature martiniquaise a fini par prendre son envol avec des auteurs comme Joseph Zobel, Raphaël Tardon, Gilbert Gratiant, César Pulvar, Clément Richer, Georges Desportes etc..., pour la plupart oubliés aujourd'hui faute d'avoir été republiés. Puis, plus tard deux auteurs majeurs, Edouard Glissant et Frantz Fanon, mondialement connus tout comme Césaire, ce qui est un véritable exploit pour une île minuscule comme la Martinique. En effet, qui peut citer un grand auteur d'Indonésie (281 millions d'habitants) ou, plus près de nous, du Venezuéla (34 millions) ? Non pas que ces pays n'en possèdent pas, non pas parce qu'ils n'ont pas d'auteurs de grande valeur mais parce que leurs oeuvres n'ont pas réussi à franchir les frontières de leurs pays. Plus avant dans le 20è siècle, on a eu Vincent Placoly, Xavier Orville, Roland Brival, Guy Cabort-Masson, Roger Parsemain etc..., talentueux s'il en est, mais qui n'ont connu un succès d'estime. Puis, le Mouvement de la Créolité avec Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant (auquels on peut adjoindre, même s'il ne s'en sont pas réclamé explicitement Alfred Alexandre et Jean-Pierre Arsaye) qui ont connu un plus grand succès pour quatre raisons principales : d'abord, parce qu'au moment où ils publient leurs livres, la plupart des Martiniquais étaient, enfin !, alphabétisés et scolarisés ; ensuite parce que leurs romans ont été publiés par de grandes maisons d'édition parisiennes, obtenant des prix littéraires de renom ; puis, parce qu'ils se sont employés à inventer un français martinicanisé ; enfin, parce que l'Internet n'était encore qu'à ses débuts.
. Au même moment (années 1980-90) naissait une formidable littérature en langue créole avec des auteurs tels que Monchoachi, Georges Mauvois, Térez Léotin, Joby Bernabé, Serge Restog, Judes Duranty, Jala, Daniel Boukman, Raphaël Confiant, François Kichenassamy, Marcel Lebielle, Georges-Henri Léotin, Romain Bellay, Eric Pezo, Jean-François Liénafa, Roland Davidas et tant d'autres. Personne ne s'est à ce jour rendu compte qu'à cette époque, en Martinique, il se publiait davantage de livres écrits en créole qu'en français ! Pour leur malheur, presque personne ne savait lire le créole à l'époque et leurs livres ne touchèrent qu'un public restreint sans parler de l'indifférence à leur égard des milieux cultivés dont la créolophobie viscérale n'est plus à démontrer et des médias qui ne les invitaient ni en radio ni en télé. Tout cela a empêché l'émergence d'un large lectorat en créole et si les choses ont quelque peu changé aujourd'hui grâce aux efforts de Jean Bernabé et de son groupe de recherches, le GEREC, qui a oeuvré pendant plus de trois décennies au sein de l'Université des Antilles, y créant une Licence et un Master de Créole (et bataillant avec le Ministère de l'Education Nationale pour l'amener à créer un CAPES, puis une Agrégation de Créole), publier un livre en créole en 2025 demeure une gageure. Quelques éditeurs comme Ibis Rouge, Caraïbéditions ou Orphie ont franchi le pas mais le plus souvent à perte (sauf pour les bandes dessinées et mangas).
. Les cas Tony Delsam et Emile Désormeaux : dans ce bref panorama de la littérature martiniquaise on ne peut pas oublier d'abord ce véritable phénomène que fut l'auteur de Lapo farine. Journaliste de profession, il avait eu le courage de créer sa propre maison d'édition (MGG), de prendre régulièrement son bâton de pélerin pour battre la campagne, cela non seulement en Martinique mais aussi en Guadeloupe, et faire connaitre ses livres auprès du grand public. Il fut très longtemps l'auteur le plus vendu et le plus lu des deux iles et même de la Guyane. Delsham n'a jamais ambitionné d'être édité sur les Bords de la Seine ni d'être couronné par un quelconque grand prix littéraire et était fier de développer une littérature populaire. Quant au second, Emile Désormeaux, il fut le seul vrai éditeur martiniquais qui, sans aucune subvention, réédita le Père Labat, Victor Schoelcher, G. Souquet-Basiège etc... et édita Hermann Perronnette, Jack Corzani, Stella Pame, Mario Mattioni, Marie-Thérèse Julien-Lung fou etc..., contribuant ainsi non seulement à la sauvegarde de notre patrimoine livresque, mais promotionnant des nouveaux auteurs. Delsham et Désormeaux sont injustement oubliés aujourd'hui.
On le voit donc dire et répéter que "Neg pa ka li" sans tenir aucun compte de tous ces obstacles n'est pas sérieux.
En fait, rien n'a été fait tant par le pouvoir local que par nos médias pour promouvoir le livre et la lecture. Aucun (e) élu (e), par exemple, n'a proposé la création, au Conseil Général et Régional, puis à la CTM, d'une ligne budgétaire pour la republication de notre patrimoine non pas seulement littéraire mais aussi livresque. Car il n'y a pas que nos poètes et romanciers dont les livres ne sont plus disponibles en librairie. C'est aussi le cas de nos historiens, anthropologues, sociologues, psychologues, économistes, politologues, juristes etc... Est-il bien normal, par exemple, que l'on ne trouve nulle part l'ouvrage de Camille Darsières intitulé Des origines de la Nation martiniquaise (1974, éditions Désormeaux) ou Discours sur l'autonomie de Serge Letchimy (2002, éditions Ibis Rouge) ? Certes, nos bibliothèques et médiathèques font de gros efforts pour valoriser le livre mais disposent de trop peu de moyens et en télévision, les émissions qui lui sont spécialement consacrées sont très récentes.
Résultat de tout cela la littérature post-créolité (celle du 21è siècle) a d'énormes difficultés à émerger, à simplement se faire connaitre du grand public martiniquais, cela à l'exception de Viktor Lazlo. Pourtant elle ne manque pas de plumes brillantes : Nicole Cage, Anique Sylvestre, Mérine Céco, Gerry L'Etang, Yves-Marie-Séraline, Véronique Kanor, Nady Nelzy, Loran Kristian, Arlette Pujar, Charles-Henri Fargues, Barbara Jean-Elie, Chantal Clem et bien d'autres. Plumes féminines pour beaucoup d'entre elles d'ailleurs dans une Martinique où, à l'inverse de la Guadeloupe, les auteurs masculins ont toujours accaparé (pensons au cas de Suzanne Césaire !) toute la lumière. Outre, le désintérêt des pouvoirs locaux et de nos médias pour le livre (sauf quand il s'agit de commémorer le 50è ou le 100è anniversaire de la naissance d'un auteur décédé), il faut ajouter désormais la domination quasi-totale, l'accaparement de nos cerveaux par l'Internet. Non pas, hélas !, dans ce qu'il a de mieux (Wikipédia, Archives de l'INA, Google, articles universitaires, cours en ligne etc...) mais de pire (Tik Tok, Snapchat, Instagram, X, Facebook entre autres). Sinon, on avait cru un temps que le livre électronique ou e-book pourrait remplacer le livre-papier mais il a fait un flop. Qui, aujourd'hui, va s'astreindre à lire sur un minuscule écran un livre de 200 pages ? Presque personne ! Donc, notre nouvelle génération d'auteurs martiniquais peine à exister, noyée qu'elle est, en outre, dans un véritable tsunami de livres auto-édités, chacun estimant que l'histoire du chat de sa grand-mère ou ses déboires amoureux présentent un quelconque intérêt.
On pourrait alors dire que le Salon du Livre de l'Habitation Clément représente une bouffée d'oxygène pour eux.
Sauf qu'il y a deux problèmes qui se posent : le lieu d'abord qui n'offre au visiteur, tant martiniquais qu'étranger, qu'une vision faussée de ce que fut une "Habitation" puisqu'on n'y découvre que la seule magnifique villa coloniale de l'ancien Maitre blanc alors qu'on aurait pu parfaitement y reconstruire une Rue Cases-Nègres et un cachot d'esclave, ce qui, pour des Békés, n'aurait pas coûté les yeux de la tête. Ensuite, les Békés ne se sont jusqu'à ce jour jamais intéressés au livre et à sa promotion. Jamais ! Et le salon qui s'y déroulera semble s'effectuer sous les auspices de la..."réconciliation". La chose n'est pas clairement dite mais elle est en filignane. Après avoir capté nos peintres, plasticiens, sculpteurs etc..., l'Habitation Clément s'attaque à nos auteurs. Certes, ses galeries d'art sont une formidable opportunité pour eux et elles sont magnifiques, mais cela peut-il faire oublier qu'1% des Martiniquais blancs détiennent 40% de l'économie d'un pays peuplé à 99% de Martiniquais noirs, mulâtres, indiens, chinois et syro-Libanais ?
La réconciliation ? OUI mais pas à n'importe quel prix !
Avec des "Comités Vérité" comme dans l'Afrique du Sud post-Apartheid et de vraies "réparations" de l'esclavage. Pas avec des paroles en l'air et du blabla...
.... Lire la suite
...un Coran ni une Torah... Mais commenter un article ancien est-il interdit ?... Lire la suite
...article paru en octobre 2024 ? Lire la suite
...sériyé on ti moman... On bagay sériyé ki la wi! Lire la suite
...et apprendre. Lire la suite