PERCEPTION DU 22 MAI 1848 EN MARTINIQUE

Léo Ursulet

Nous voici en une nouvelle occasion de commémorer notre fête historique du 22 mai. Cette fête lie le peuple Martiniquais à ses ancêtres qui lui ont transmis toutes les forces, toutes les potentialités, toute la détermination pour regarder l’avenir, pour peser sur le monde. Certains vont jusqu’à considérer cette fête comme « la fête nationale » pour le peuple Martiniquais, paraissant perdre de vue l’absence de la nation qu’exigerait une fête nationale.

Par l’événement du 22 mai, le peuple Martiniquais accède à la dignité de peuple, d’un peuple qui, au prix de révoltes tout le long de plus de deux siècles, a résisté à toutes les entreprises de déshumanisation consécutives à son arrachement sauvage de ses terres africaines d’origine, à toutes les opérations de  bestialisation pour l’extorsion du fruit de son travail.

Les événements du 22 mai dans les faits.

Cette révolte du 22 mai a été vécue dans une spontanéité collective dont la force tenait avant tout d’une farouche détermination d’en finir une fois pour toute avec un  système infamant. Le monde des esclaves entré en ébullition depuis l’arrivée le 12 avril du décret du 4 mars du gouvernement provisoire annonçant la commission chargée de préparer le décret d’abolition, l’incident de désobéissance de l’esclave Romain provoqua la précipitation des événements : la sauvage tuerie d’une dizaine des leurs sur la provocation du maire du Prêcheur François Régis Huc, puis l’insurrection des esclaves à Saint-Pierre mais également dans toute la Martinique.

L’idée de réprimer cette insurrection effleure l’esprit de certains blancs conservateurs.

Réprimer dans le sang les insurgés devint alors le réflexe de certains blancs créoles conservateurs qui excluaient de céder à la pression populaire. François Huc en tête, mais il dut sauver sa peau de justesse en fuyant à Porto Rico ; Auguste Pécoul s’est distingué ensuite et l’a encore fait lors de sa mise en cause du commissaire général de la République Perrinon auprès du ministre des colonies, lui conseillant : « …Monsieur le Ministre, si vous n’avez ni hommes à envoyer dans ces colonies pour renforcer leur garnison, ni argent pour en transporter, de grâce, détachez de l’escadre de la Méditerranée un vaisseau pour ajouter à la station des Antilles… »

L’impréparation manifeste des mouvements insurrectionnels passés n’explique pas à elle toute seule leur échec car l’insurrection du 22 mai 1848 n’a pas été mieux préparée ; elle a été conduite au contraire sous l’emprise de la colère et de la spontanéité. Mais elle a été servie par une situation conjoncturelle particulièrement favorable.

Particularité conjoncturelle des événements de Saint-Pierre.

Pourquoi ce réflexe de répression ne s’est-il pas exercé ? Pourquoi cette fois la révolte antiesclavagiste du 22 mai à Saint-Pierre a-t-elle amené finalement le gouverneur Rostoland à prendre l’arrêt de l’abolition de l’esclavage ? C’est que jamais une révolte d’esclaves en Martinique n’avait été accompagnée d’une conjoncture aussi favorable.

En effet, d’abord, les esclaves en Martinique avaient sous les yeux l’exemple de leurs homologues des colonies anglaises voisines affranchis depuis 1838 et qui ne cessait de les interpeler par l’illustration de la plausibilité de leur objectif. 

Ensuite, l’annonce le 12 avril de l’arrivée du décret du 4 mars évoquée venait en outre fouetter chez eux la perspective d’une libération prochaine. Ils savaient que le décret de l’abolition de l’esclavage était en préparation, ce qui était absolument nouveau dans leur histoire et leur confirmait de même les progrès marqués par l’évolution de l’idée d’abolition de l’esclavage dans le débat public dans l’hexagone depuis quelque temps, comme le leur rapportaient régulièrement les francs-maçons Frédéric Procope Jeune (commissaire de police à Saint-Pierre) et ses frères lors de visites nocturnes dans leurs ateliers au voisinage de Saint-Pierre.

Comme a pu le faire valoir le mulâtre Pory Papy, premier adjoint  au maire Saint-Pierre devant son conseil municipal, réprimer les esclaves en ces circonstances ne pouvait s’admettre alors que ces derniers seraient affranchis dans quelques semaines. Et il a défendu jusqu’au bout sa position devant ses pairs.

Tout cela changeait singulièrement les esclaves de leur situation au cours de leurs insurrections passées réprimées dans le sang à l’insu de tout le monde en France continentale. Pour l’illustrer, André Isambert, défenseur de Bissette, Volny et Fabien, a montre à quel point l’opinion publique en France fut renversée d’apprendre en 1824-1825 l’ampleur des abus commis à l’endroit des esclaves et hommes de couleur libres dans la colonie de Martinique et à l’insu du peuple français. 

Il y eut néanmoins le catalyseur tragique qui changea brusquement le cours des événements.

La provocation de François Huc à l’origine de la fusillade tragique du Prêcheur a incontestablement précipité les choses. Alors qu’on rapportait aux esclaves l’imminence de leur libération, un blanc créole pouvait les faire ainsi massacrer. N’étaient-ils pas en train de se faire berner une fois de plus, se sont-ils probablement demandé ? Leur attente n’était-elle pas illusoire ? En un sursaut d’esprit de responsabilité, ils ont alors décidé d’arracher eux-mêmes leur propre libération. Comme avec les mots de leurs homologues des Îles Vierges Danoises à l’adresse de leur gouverneur et qui manifestement le 2 juillet 1848 les avaient pris en exemple :  « Maître, nous autres pauvres Nègres, nous ne pouvons nous battre contre des soldats. Nous n’avons pas de fusils, mais nous pouvons brûler et tout détruire si nous n’obtenons pas notre liberté et c’est ce que nous allons faire. »[i], par leur menace de détruire Saint-Pierre par le feu, les esclaves ont amené le gouverneur Rostoland à prendre le 23 Mai 1848 l’arrêté de l’abolition de l’esclavage en Martinique.

On ne  comprend que trop comment ce moment de notre histoire fait la fierté des descendants d’esclaves en Martinique, comme on comprend comment les anciens maîtres, les blancs conservateurs, ont tout tenté pour faire disparaître ce moment de l’historiographie de la Martinique. Ou ont finalement maquillé ces événements en un coup monté par les mulâtres de Saint-Pierre en réplique de l’affaire Bissette en 1824 (thèse que l’on retrouve toujours sous la plume du béké Emile Hayot dans son livre Les gens de couleur libres du Fort-Royal publié en 1971 !), et absolument nié le caractère de révolution antiesclavagiste de cette révolte. Pour ces messieurs, les nègres étaient dans l’incapacité congénitale d’organiser une telle opération.

Avec leur nouvel allié Bissette, ils ont cherché encore à culpabiliser les mulâtres sur la responsabilité des trente victimes de la maison Sanois du 22 mai. Les révolutions populaires ne sont pourtant jamais des parties récréatives ; elles s’accompagnent presque toujours de dérives tragiques. Bissette lui-même en convenait volontiers avec André Isambert vingt-cinq ans auparavant : « L’histoire nous apprend que toutes les transformations sociales ne se sont jamais opérées sans que l’humanité ait eu à en souffrir. C’est dans ce sens que je ne blâme pas les rigueurs salutaires de Saint-Domingue… »[ii] Pourtant il s’est permis dans le Courrier d’évoquer la fatalité de la journée du 22 mai à devoir expier par ses auteurs.

Schoelcher, lui, avait prévu la survenue de cette insurrection à Saint-Pierre, et l’a saluée avec un profond respect pour les esclaves, car la révolte, selon lui, est un devoir sacré pour les opprimés Il put encore rappeler à Auguste Pécoul que « Ce n’est pas l’émancipation (en fait la nouvelle du décret du 4 mai arrivée en Martinique) qui avait allumé les horribles incendies de la maison Sanois, repressailles d’impardonnables meurtres au Prêcheur, c’est l’esclavage. » 

Pory Papy, quant à lui, est resté de même droit dans ses bottes, même s’il a déploré ces morts de la journée du 22 mai.

En revanche François Auguste Perrinon, alors commissaire général de la République, s’est trouvé embarrassé par une affliction profonde curieuse à la nouvelle de ces malheurs de la journée du 22 mai, alors qu’il n’a jamais déploré les assassinats de dix esclaves fusillés au Prêcheur suite à la provocation de François Huc.

Les enseignements du 22 mai 1848.

Jusqu’à l’accession au pouvoir en mai 1981 de François Mitterrand, on ne commémorait en Martinique publiquement et de manière officielle l’abolition de l’esclavage que le 27 avril. Cette journée n’est devenue fériée qu’à partir du décret du 23 novembre 1983, mais aussi après de très longues luttes politiques et sociales visant ce résultat.

Mais peu après, en contrecoup de batailles politiques stériles, l’arrêt du 22 mai va être opposé au décret du 27 avril 1848 par des nationalistes en mal de trouver un support idéologique à leur cause. Ce qui, à l’insu très vraisemblable de leurs auteurs, était entrer dans la logique des anciens maîtres et blancs conservateurs qui ont organisé pendant plus d’un siècle le déni de la première décision pour n’admettre que la seconde. La conséquence de cet état de situation est hélas l’adhésion fréquente dans le public à la position de ces militants nationalistes.

De la force réelle du 22 mai

Cette date ne suscite pas pour rien la fierté des descendants de nos  esclaves. À travers elle, nos ancêtres nous ont signifié que, même après avoir essuyé de cuisants échecs en de très nombreuses révoltes dans le passé, ils ont gardé intacte leur combativité, ils ont cru en leur avenir de peuple. Un enseignement sans égal dans la vie d’un peuple, et que chacun doit porter en soi comme une force intangible, inaltérable, et dont il pourrait faire preuve en face de dévastatrices manifestations de la nature qui nous concerne au plus haut point.

Je sais que souvent l’on évoque aussi chez nos compatriotes la faiblesse apparente qu’ils ont acquise au contact de cette société d’assistance et de consommation installée en Martinique, mais c’est l’objet du combat de refus qui s’impose à des militants responsables et qui tarde à venir. Je ne peux m’empêcher au passage de signaler à tous le combat exemplaire que mène depuis des années Albéric Marcelin pour armer notre peuple contre les risques majeurs. En droite ligne de l’enseignement du 22 mai, il n’y a pas d’option plus digne pour un peuple que d’œuvrer à sa maturité en apprenant à s’armer contre ces risques susceptibles de l’anéantir en un rien de temps.

L’ombre injustifiée du 27 avril faite au 22 mai.

D’abord chercher à opposer le décret du 27 avril abolissant l’esclavage dans toutes les colonies françaises à l’arrêté du 22 mai abolissant l’esclavage en Martinique est d’une logique boîteuse. C’est sembler ignorer que le débat public dans l’hexagone sur l’abolition de l’esclavage depuis la forte pression des Anglais sur la classe politique française depuis 1838, ainsi que la survenue de la Révolution de février 1848 et enfin la prise du décret de 1848 ont amené une conjoncture particulièrement favorable au déroulement des événements des 22 et 23 mai en Martinique. Conjoncture qui explique que les autorités n’ont pas réagi de manière violente comme à leur habitude dans le passé : Pierre-Marie Pory-Papy a su effectivement faire valoir auprès de tous que cette violence habituelle n’était plus de mise à quelques semaines de l’émancipation générale des esclaves. Et si les choses ne se sont passées finalement de la même manière en Guadeloupe c’est parce que l’esclavage tel que le percevait le maire François Huc du  Prêcheur, dans son aveuglement, a précipité tragiquement le cours des événements à Saint-Pierre.

En fin de compte, le 27 avril a conditionné le 22 mai, et l’esclavage a précipité et parachevé le 22 mai.

Il faut ainsi comprendre que la révolution antiesclavagiste de février 1848 et la révolution antiesclagiste des 22 et 23 mai en Martinique ont conjugué positivement leurs effets. Par conséquent au lieu de chercher à les opposer, il convient de comprendre qu’il s’agit là d’un même mouvement de l’Histoire qui ne visait qu’à abolir l’esclavage en Martinique. L’arrêté du 23 mai pris par le gouverneur Rostoland constitue le paraphe historique des esclaves en Martinique apposé à la décision du 27 avril de leur abolition.

 

URSULET LEO

Historien

 

[i] Naville A.T Hall in Slave Society in the Danish West Indies.

[ii] A.Isambert,lettre à monsieur Jouannet, Imprimerie de L.Martinet, Paris, Sept,1850.

NB :

Le lecteur trouvera un intérêt certain à la lecture de notre livre Parcours contrastés des deux abolitionnistes Cyrille Bissette et Victor Schoelcher  qui sortira prochainement à la diligence de la maison d’édition Orphie.

Commentaires

Il n’y aurait pas eu de 22 mai sans le 27 avril

MONTHIEUX Yves-Léopold

14/05/2022 - 14:40

Cet article est fouillé et honnête, il nous change d'autres écrits qui assurent que tout a été décidé le 22 mai 1848, les autres interventions n'intervenant que pour du beurre. L’expression « "Arracher" eux-mêmes » semble vouloir tempérer (certes, légèrement) cet autre : « obtenir par leurs seuls moyens », et s’entendre comme l’invitation à parachever le travail commencé par un : « voilà la liberté, prenez-la ». Il a montré que le rôle des esclaves a été déterminant dans la précipitation de l’acte du 23 mai. Oui, dans sa précipitation.
Par ailleurs, il n’a pas voulu s’opposer franchement aux partisans de la prépondérance des émeutes de mai sur le décret d'avril et a donné habilement à chacun ce qui lui revient. L’honorable professeur, que j’aurais plaisir à connaître, a retenu le vocable de « révolution » et surtout voulu voir chez les insurgés « un sursaut d’esprit de responsabilité ». Le sursaut fait généralement suite à l’apathie, la résignation. Tel ne fut pas le cas chez les anciens esclaves s’il est vrai qu’au premier jour de leur présence dans les cales et même avant, lors des battues en Afrique, ils se sont rebellés par tous les moyens à leur portée (meurtres, empoisonnements, etc) et surtout par de multiples révoltes.
Pour ce jour du 22 Mai peut-on parler d’esprit de responsabilité ? La responsabilité suppose le calme, la réflexion et la détermination, une stratégie ou une tactique, bref, un minimum de représentation intellectuelle d’où surgirait, selon toute vraisemblance, des noms, autres que celui de Romain qui ne fut qu’un rebelle de l’instant. Le phénomène fut plutôt une sorte de « d’lo dépasé farin » de la part d’hommes qui ont vu rouge à la survenance d’une énième injustice, alors que depuis des mois on leur parlait d’abolition.

Mais l’historien conclut : « le 27 avril a conditionné le 22 mai », ce que j’ai traduit dans une tribune parue ici : « il n’y aurait pas eu de 22 mai sans le 27 avril 1848 ». (PS. J’ai beaucoup apprécié aussi l'excellente tribune de M. Ursulet sur Bissette..., parue vers février-mars dernier).

L'affaire peut se résumer simplement

Oui

14/05/2022 - 20:10

Léo Ursulet travaille sans désemparer certains aspects de l'histoire martiniquaise, avec la droiture et l’équité qui le caractérisent. Il n’est pas dans ses habitudes de tordre le bras à l'histoire pour servir une idéologie, Il est donc toujours enrichissant de le lire.
Pour moi, l’affaire peut se résumer simplement.
Le décret d'abolition d'avril disait : "L'esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d'elles". Il y avait donc un délai d'application.
Quand les esclaves martiniquais ont appris l'existence du décret, est née chez eux la volonté d'une application sans plus attendre. Ce qui se concrétisa par les révoltes du 22 mai, puis par l'arrêté d'abolition du 23 mai.
Il n'y a donc pas lieu à polémique.
Le problème nait seulement d'une thèse qui tend à imputer l'abolition aux seuls événements du 22 mai, sans considération pour le décret d'avril. A cette fin, le décret d'abolition est zappé et les statues de son promoteur (Victor Schoelcher) sont détruites.

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