La puissance de la non-fiction créative au service d’un féminisme balbutiant

La dislocation de l’Université des Antilles et de la Guyane (UGA) ainsi que la corruption endémique du laboratoire Ceregmia (dénommé Caribmia dans le récit) ont été au centre de l’attention des médias antillais ces dernières années[1]. Corinne Mencé-Caster a été la présidente de cette université pendant trois ans[2]. Son élection, qui venait couronner une carrière scientifique sans faute, s’est très vite transformée en calvaire lorsqu’elle découvrit en profondeur l’institution d’un système de corruption où les détournements d’argent sont couverts par l’achat de la loyauté de tous les prétendants. Alors se posait la question du genre littéraire à choisir pour raconter cette expérience inédite. Il ne s’agit pas d’un journal de bord, mais plutôt d’une non-fiction narrative, permettant de saisir les détails de cette affaire sordide dont la justice s’est saisie. Par opposition à la fiction et à ses nombreux genres (roman policier, science-fiction…), la non-fiction créative (creative non-fiction en anglais) repose principalement sur des faits documentés.

La non-fiction créative est un genre que l’on trouve de manière plus habituelle aux États-Unis, avec comme caractéristique principale un récit se positionnant entre la fiction et le document lié à des faits précis[3]. C’est l’objectif du livre de Corinne Mencé-Caster, qui utilise en l’occurrence des surnoms et des initiales pour témoigner de cette violence institutionnelle qu’elle a subie en assumant la présidence de l’UGA. « Ce que je souhaite conter ici, c’est le combat contre celui que l’on n’hésite pas à appeler « El Diablo » » (Mencé-Caster 2018, p. 14). Félix Talisman est le nom donné au personnage principal du récit, celui qui est à l’origine de la situation délétère de l’Université Franco-Caraïbe (UFC) et celui qui a détourné plus de dix millions d’euros de fonds publics. « Dans ce récit, je m’appellerai CMC. Je préfère m’appeler ainsi parce que c’est moi et, en même temps, ce n’est pas tout à fait moi » (2018, p. 20). Il s’agit pour l’auteure d’effectuer une différence entre son ancien rôle institutionnel et sa vie privée. « Les feux des projecteurs. Les interviews radio, télé. La pression. Les questions qui dérangent. Les journalistes bien intentionnés. Les journalistes mal intentionnés. Ma franchise déroutante. Mes premiers doutes. Mes bourdes » (2018, p. 18). La non-fiction créative est certainement le genre adapté pour décrire une expérience violente de corruption qui a fait système au sein d’une université publique. La non-fiction créative vise un équilibre entre les faits et le récit ; or, aucun des passages du récit n’a été inventé et il est assez aisé de se référer aux événements mentionnés à partir des échos que l’on peut trouver dans la presse. La non-fiction créative n’est pas non plus un récit autobiographique où l’auteure tente de raconter et commenter sa vie, elle est davantage centrée sur des moments spécifiques qui ont été vécus avec intensité, comme c’est le cas dans Le talisman de la présidente. Le risque serait de basculer dans un style diffamatoire et dénonciateur (Arzoumanov 2018), alors que le but de l’ouvrage est de remettre en perspective les dysfonctionnements de l’UFC dans un cadre plus général de malaise social et historique.

Le système des loyautés et des dépendances.

Le récit met à jour un système de relations de nature mafieuse, où les dons appellent en retour une fidélité. Certes, l’auteure passe par l’humour pour raconter la manière dont l’université a été gérée, aux mains des griffeurs (2018, p. 21) qui ont patiemment construit un système parallèle autour du pseudo laboratoire Caribmia, permettant de détourner des fonds publics et de maintenir leur pouvoir. Un peu comme dans la Morphologie du conte de Propp (1977), le récit met en scène les opposants (les griffeurs et leurs alliés) et les adjuvants (les proches de la présidente et ceux qui ont fait honnêtement leur travail) dans cette lutte sans concession. Parfois, ce système est décrit de manière limpide, non sans humour :

« Cette loyale bande de griffeurs a l’intime conviction de porter au plus haut les couleurs de l’UFC et de former une sorte de barrière protectrice contre les assaillants de toutes sortes qui pourraient l’attaquer. Chaque membre de la bande reçoit personnellement les consignes du maître Félix, avant la tenue d’un conseil ou dès lors que les ordres donnés par le président en poste de l’UFC (on n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise !) semblent susceptibles de mettre en péril l’expansion du Caribmia » (Mencé-Caster 2018, p. 32).

Les méthodes de Félix Talisman sont assez simples, il s’agit de recruter des hommes de main, qui l’appuient dans d’autres cénacles importants, et d’avoir un « vivier de doctorantes » (2018, p. 33) venant engraisser son harem et lui assurer un avenir. Félix Talisman a créé un système colonial où il dispose des vies des autres au profit de son seul pouvoir. La creative non-fiction permet de retracer la violence de cette relation aux griffeurs à travers des scènes décrites minutieusement, où la narratrice traduit ce qui est en train de se produire. En réalité, ce genre ajoute une dimension introspective plus forte qu’un simple témoignage.

Le titre de l’ouvrage reprend le terme de talisman, qui n’a en réalité presque pas de connotation positive dans le récit, sauf à la fin, car le talisman peut échapper au personnage diabolique. On aurait pu imaginer un objet aux vertus magiques permettant à la présidente CMC de s’orienter dans le dédale de la gestion d’une université initialement présente sur trois îles ; en réalité, Félix Talisman est le personnage principal de cette histoire (2018, p. 39), il représente à lui seul la malédiction de cette université dont le destin est pris entre des discours manipulateurs. Au fond, Félix Talisman est l’autre nom de la corruption ordinaire érigée en système. Le « Grand Vérificateur des Comptes » (2018, p. 27), représentant l’impartialité élevée à un niveau magique, garantit la vérité objective que très peu de personnes sont prêtes à assumer. CMC est la seconde présidente de l’UFC à laquelle le vérificateur des comptes a adressé un rapport détaillé des activités du Caribmia. Le système opaque de gestion du Caribmia, au profit des intérêts de Félix Talisman, existe depuis trois décennies et seules deux femmes présidentes (CMC et Josy Alameda) ont essayé de s’y attaquer. « Presque malgré moi, je repense à Josy Alameda, à ce qu’elle a peut-être vécu de secrètement difficile, ne serait-ce que d’assumer d’être la première femme élue à la présidence de l’UFC – dans un contexte qui devait être encore plus hostile aux dirigeantes que maintenant » (2018, p. 43). Cette solidarité secrète entre deux présidentes liées par le spectacle de la corruption du Caribmia traverse le récit, comme si les adjuvants du récit faisaient preuve d’une empathie implicite face à la violence de la situation.

Au-delà de la description d’une mafia au cœur de l’Université, l’auteure y dénonce une domination masculine qui ne supporte pas les présidences féminines et les comptes à rendre. Le rapport du Grand Vérificateur des Comptes est le pivot du récit, celui qui partage de manière manichéenne ceux qui visent l’honnêteté et ceux qui font le choix du pouvoir coûte que coûte (2018, p. 27). La suite du récit s’ordonne autour des coups de griffe et des moyens de subornation dont dispose Félix Talisman.

Servitudes et allégeances à l’UFC.

Le récit détaille par la suite minutieusement les coups de griffe envoyés par Félix Talisman, que ce soit par la manipulation des membres du conseil d’administration, l’obstruction du travail de la présidente ou l’instrumentalisation du personnel des pôles Mada, Gwada et Gwaya, correspondant à la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane, puisqu’en 2015, l’Université des Antilles et de la Guyane est devenue l’Université des Antilles, avec la perte du pôle guyanais[4]. « Nos trois pays que j’appelais secrètement « Madagwadagwaya » : sans tiret, unis comme les doigts de la main – Mada, Gwada et Gwaya. Je me sentais détentrice d’une sorte d’identité trinitaire, née entre trois pays et solidaire d’eux jusqu’à la moelle » (2018, p. 16). Dans le récit de la déconstruction de cette université, le nom « Madagwadagwaya » rappelle Madagascar, comme si cette trinité-là réanimait inconsciemment une histoire mythologique liée à la malédiction du transbordement. C’est d’ailleurs pour cela que l’auteure convoque un quatrième pays, « l’Autre-bord » (2018, p. 16), pour mieux souligner cette allusion. Si la dialectique maître-esclave est mentionnée dans le récit, ce n’est pas seulement pour rappeler l’histoire coloniale de ces îles, mais c’est plutôt pour montrer comment un pouvoir peut distribuer des rôles et des allégeances en plein règne arbitraire. Le marronnage, correspondant à l’émancipation de certains esclaves ayant préféré quitter la propriété de leur maître pour vivre à l’état sauvage, est évoqué sans être un pilier du récit (2018, p. 114). Les griffeurs rassemblent toutes les nuances de la corruption que la présidente voulait proscrire, « un monde peuplé de gourous et de fidèles, de profiteurs et de menteurs, de maniganceurs et d’imposteurs. Un monde où la vérité des êtres est cachée et où l’on ne met en vitrine que les ombres ; un monde où l’enthousiasme pour la recherche cache en réalité une frénésie de posséder, où l’élan envers la coopération universitaire se confond avec un vil sous-colonialisme mis en place par des Noirs colonisés » (2018, p. 192). Ce passage traduit en profondeur la malédiction d’un pouvoir qui a pour seul ressort la manipulation des affects et l’achat des loyautés. Félix Talisman reproduit un pouvoir colonial, en imitant l’attitude des maîtres blancs d’antan, pour asseoir sa domination.

La mise en servitude de l’UFC est comprise comme un cancer généralisé : une partie était pourrie et entraînait dans sa chute l’ensemble de la structure. « Félix Talisman est enraciné au plus profond de cette institution. Il a essaimé partout et ses racines sont profondes, au point que les couper pourra conduire à la destruction même de notre université » (2018, p. 118). Félix Talisman incarne le mal qui s’est incrusté avec la complicité de tous les pouvoirs, ne le remettant jamais en cause par crainte de tomber avec lui. La racine n’est plus synonyme de fécondité ou de diversité, comme elle l’est souvent dans l’imaginaire caribéen (Glissant 1969, p. 190), mais de malédiction. « Si Félix Talisman donne, partage, refile de bons tuyaux, c’est uniquement pour disposer d’un réseau infini de renvois d’ascenseur, pour monnayer le silence et les passe-droits. À vrai dire, je peux lui reconnaître d’avoir inventé le simili-altruisme-capitaliste ou néo-libéral, c’est-à-dire une forme de collusion opportuniste, fondée sur le jeu du « je te tiens, tu me tiens par la barbichette » » (2018, p. 116). Le don oblige l’allégeance et la complicité ; en outre, la description sociologique du système Félix Talisman révèle l’émergence d’une société parallèle, d’une mafia, c’est-à-dire d’un réseau se protégeant et vivant du détournement de fonds publics et de la falsification de documents administratifs. Cette servitude affrontée par la présidente est restituée grâce aux différentes voix narratives. L’auteure utilise la troisième personne du singulier pour raconter ce que fait et pense CMC, qui dissèque les moindres gestes et pensées de Félix Talisman.

La solidarité des femmes.

Le récit prend l’allure d’un conte où les adjuvants se ressourcent dans leur détermination à ne pas baisser les bras. La solidarité féminine y revêt alors une dimension essentielle. « Je ne sais pas ce que je serais devenue sans ces trois précieuses fées qui m’ont accompagnée au quotidien dans toutes mes petites misères, accablées elles aussi, mais prêtes au combat. Quand nous sommes ensemble, une magie opère et nous redonne toujours espoir » (2018, p. 109). Les femmes membres du cabinet de la présidente l’ont soutenue dans les moments où il fallait évacuer la tension accumulée au fil des événements. Au fond, si l’auteure joue avec le genre du conte et le manichéisme, c’est parce que Félix Talisman et son système l’ont présentée comme la sorcière, celle qui a révélé les dessous de la mauvaise gestion de l’UFC. Elle est sorcière[5] parce qu’indépendante et capable de résister à cette domination masculine. Les hommes de Félix Talisman l’ont accusée d’agir anbafey, ce qui signifie « en catimini » (2018, p. 127), et ont utilisé tous les stratagèmes pour l’épuiser et l’écarter de la présidence de cette université. Selon l’auteure, ce qui se trame à l’Université se retrouve dans d’autres sphères sociales aux Antilles. La résistance à cette domination inique devient in fine un message politique fort du récit, puisque toutes les structures de pouvoir reposent fondamentalement sur la domination d’un petit groupe d’hommes. « C’est là l’un des syndromes que subit la femme dirigeante : on lui charge toujours plus les épaules. On veut vérifier qu’elle est une femme potomitan (pas une potomilan, machine à papoter) : un pilier qui ploie mais ne rompt pas » (2018, p. 166). La non-fiction créative rappelle toutes les étapes de cette traversée de l’enfer, la présidente ayant finalement eu comme seules armes son courage et son honnêteté. La figure de la femme potomitan est très importante, car la place des femmes dans la sphère publique n’est pas acceptée. En fait, on fait payer à CMC le fait d’avoir été élue présidente et le récit traduit cette dette mythique que la présidente refuse d’honorer. C’est certainement là que l’ouvrage dépasse le simple cas de l’UFC, pour réinterroger l’invisibilité publique des femmes aux Antilles.

 « Ki sa i té ni a lévé djab-la ? I pa té sav sa ki té kay rivéý ? »[6] (2018, p. 141). Le talisman de la présidente est l’histoire d’un défi lancé à un homme qui a construit un pouvoir personnel au détriment du fonctionnement d’une université publique. En choisissant la non-fiction créative, Corinne Mencé-Caster a pu mettre à distance son histoire personnelle pour la relier à un fait général, celui de la domination masculine ancrée dans la culture antillaise. La révolte de Corinne Mencé-Caster est salutaire, parce qu’elle s’inscrit dans le courant féministe antillais luttant contre les mécanismes d’un pouvoir arbitraire et clanique. D’ailleurs, dans une conférence donnée en septembre 2017, Corinne Mencé-Caster s’interrogeait sur le féminisme antillais et évoquait le « silence discursif » des femmes en Martinique et en Guadeloupe[7]. Dans le même temps, il y a une forme de mélancolie dans ce récit, comme s’il fallait reprendre inlassablement la même lutte contre les forces corruptrices. « Ils savent maintenant que le meilleur des talismans, c’est le bouclier humain que nous formons quand nous sommes cent, mille, dix mille, cent mille sentinelles, debout, unies et invincibles. Ansanm-ansanm nou pli fô ! » (2018, p. 232). Le récit de Corinne Mencé-Caster, partant d’une expérience de fonction dirigeante, s’insurge finalement contre l’oubli des femmes au sein de la négritude. En l’occurrence, il ouvre un champ de réflexion et de recherches sur la place des femmes dans la culture créole. La non-fiction créative permet de dépasser le simple cadre de cette expérience au sein de l’université pour aborder la problématique de l’exclusion systématique des femmes des sphères de décision aux Antilles. En approfondissant la signification de certaines scènes au-delà des faits établis, l’auteure, par l’intermédiaire de la narratrice, porte un regard encore plus acéré sur la sociologie et l’histoire de la domination masculine aux Antilles et en particulier en Martinique.

Bibliographie

Arzoumanov, Anna. 2018. « Le fait divers littéraire au tribunal : une jurisprudence stylisticienne ? » Recherches & Travaux, n°92.

Condé, Maryse. 1986. Moi, Tituba sorcière… Paris : Mercure de France.

Glissant, Édouard. 1969. L’intention poétique. Paris : Seuil.

Propp, Vladimir. 1977. Morphologie du conte. Paris : Seuil.

Note

[1] Le lecteur curieux pourra trouver des informations supplémentaires ici.

[2] Une fiche d’information sur l’auteure peut se trouver ici.

[3] Des informations supplémentaires sur ce genre littéraire peuvent se trouver ici.

[4] Un rapport, proposé par deux sénateurs, portant sur l'avenir universitaire aux Antilles et en Guyane peut être consulté ici.

[5] Le personnage CMC rappelle, à cet égard, le roman de Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière… (1986).

[6] « Qu’est-ce qu’elle avait à tirer le Diable par la queue ? Ne savait-elle donc pas ce qui allait lui arriver ? »

[7] Un audio de la conférence peut être consulté ici.

Résumé

L’enjeu de cet article est d’analyser les ressorts d’une expérience de violence institutionnelle subie par une femme devenue présidente de l’Université des Antilles et de la Guyane. Le recours à la non-fiction créative permet de dénoncer l’exclusion systématique des femmes des sphères du pouvoir aux Antilles.

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Christophe Premat, « La puissance de la non-fiction créative au service d’un féminisme balbutiant. », EspacesTemps.net [En ligne], Livres, 2019 | Mis en ligne le 6 juin 2019, consulté le 06.06.2019. URL : https://www.espacestemps.net/articles/la-puissance-de-la-non-fiction-cre... ; DOI : 10.26151/espacestemps.net-asvk-3419

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