Septembre 1870 : "En trois jours, j'ai écrasé l'insurrection. J'ai conservé la Martinique à la France"

   Celui qui écrit ces mots, dans une lettre à sa femme datée de novembre 1870, est le gouverneur de la Martinique, MENCHE de LOISNE. En fait, il convient de lire la totalité de cette lettre pour mesurer à quel point l'Insurrection du Sud fut un événement capital, peut-être même le plus important à ce jour, de toute l'histoire de la Martinique. 

   Aussi important que la révolution anti-esclavagiste menée en Guadeloupe par Ignace et Delgrès trois-quarts de siècle plus tôt. Car c'est MENCHE de LOISNE lui-même qui écrit noir sur blanc :  

   "J'ai conservé la Martinique à la France".

   Il ajoute même qu'il fut incité à faire appel à l'armée anglaise stationnée dans les îles voisines de la Martinique, Sainte-Lucie et la Domnique, alors sous domination britannique, pour mater l'insurrection. Mais incité par qui ? Certainement pas par la métropole coloniale à une époque où les moyens de communication étaient très lents entre les deux rives de l'Atlantique. Conclusion : ce sont les Békés, premiers concernés par le soulèvement, qui ont dû avoir murmuré cette solution au gouverneur de la Martinique. Pourquoi ? Parce qu'ils étaient coutumiers du fait : au moment où l'esclavage fut aboli par la Révolution française en 1793, ils n'hésitèrent pas à faire appel aux Anglais qui débarquèrent à la Martinique et occupèrent l'île alors même que Français et Anglais étaient ennemis à l'époque. Du coup, la Martinique fut la seule et unique colonie insulaire de la France à n'avoir pas bénéficié de la première abolition !

   Mais continuons à examiner la lettre de MENCHE de LOISNE : il écrit donc "J'ai conservé la Martinique à la France". Cela signifie clairement que les insurgés voulaient se séparer de cette dernière à la manière de Dessalines et de ses compagnons au tout début du siècle. Saint-Domingue devint alors, le 1er janvier 1804, la Première République Noire du monde sous le nom amérindien d'"Haïti" qui signifie " Terre de hautes montagnes". On notera au passage qu'ils ne renommèrent pas leur pays "Nouveau-Dahomey" ou "Nouveau-Congo" à la manière des conquérants européens qui créèrent partout des Nouvelle-Angleterre, Nouvelle-Grenade ou Nouvelle-France (le Québec d'aujourd'hui). En choisissant un nom amérindien (taino exactement) et pas africain, les révolutionnaires haïtiens signifièrent au monde qu'ils se considéraient comme des néo-autochtones, comme les légitimes successeurs des Tainos génocidés par les Français. Il y a tout lieu de croire que si la répression de MENCHE de LOISNE avait échoué, les insurgés en auraient fait de même : ils auraient rebaptisé la Martinique "Wanakaéra" qui signifie "Terre des Iguanes" en langue kalinago. Ils lui auraient redonné son nom originel en fait...

   Certains Martiniquais ont tendance à minimiser l'importance de l'Insurrection du Sud de 1870. Soit par méconnaissance de l'histoire soit par mauvaise foi. Soit les deux à la fois. Il est grand temps que ce mouvement indépendantiste (pour employer un terme d'aujourd'hui), le tout premier de l'histoire de la Martinique soit différencié, nettement différencié, des quatre mouvements de révolte qui ont secoué la Martinique au cours de son histoire à savoir : celle des Nègres-marrons pendant l'esclavage ; celles des ouvriers agricoles sur les plantations de canne à sucre après l'abolition ; celle de l'OJAM (Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de la Martinique) en 1963 ; celle des partisans de l'ARC (Alliance Révolutionnaire Caraïbe) dans les années 80 du siècle dernier.

   La grande différence entre ces différents mouvements et l'Insurrection du Sud est que ceux-ci ne furent pas des révoltes massives. Le Nègre marron ne cherche pas abattre le système esclavagiste, il veut le fuir ; les grèves des ouvriers agricoles qui scandèrent la fin du 19è siècle et une bonne partie du 20è (jusqu'au sanglant Février 1974) avaient pour objectif d'obtenir de meilleurs salaires et des conditions de travail décentes ; l'OJAM concerna une vingtaine d'étudiants qui avaient apposé nuitamment un manifeste anticolonialiste sur les murs de Fort-de-France ; quant aux actions de l'ARC (attentats à la bombe contre le golf des Trois-Ilets, la sous-préfecture de Trinité, la gendarmerie de Rivière-Salée, la Chase Manhattan Bank, l'antenne de la station RFO au Morne-Rouge, le Palais de justice de Fort-de-France etc...), elle fut l'oeuvre là encore d'une poignée de courageux révolutionnaires appuyés par leurs camarades guadeloupéens.

   L'Insurrection du sud, elle, porte bien son nom. C'est quasiment toutes les communes du sud de la Martinique qui s'embrasèrent, tous groupes sociaux et ethnique confondus. MENCHE de LOISNE dans sa lettre parle d'"une insurrection de noirs et de nulâtres" et oublie les travailleurs venus de l'Inde et de la Chine, certes beaucoup moins nombreux que les premiers nommés mais tout aussi présents dans la lutte comme de nombreux témoignages l'attestent. Dès lors, c'était la présence française elle-même qui était menacée.

   Il faut une sacrée dose de malhonnêteté intellectuelle (denrée plutôt abondante dans "l'île aux fleurs") pour ne pas comprendre ce que signifie la phrase "J'ai conservé la Martinique à la France". Sa signification est claire : la Martinique était en passe en 1870 de refaire le coup de Saint-Domingue (devenue Haïti) en 1804. De plus, ladite phrase n'émane d'une personne quelconque mais du tout premier personnage de la colonie à l'époque : le gouverneur de la Martinique en personne. 

   La question qui se pose aujourd'hui est : que faire de l'héritage de l'Insurrection du Sud ? Faut-il nous contenter de la commémorer ad vitam aeternam comme nous le faisons depuis des décennies ? Ou au contraire, faut-il commencer à sortir du commémorationisme et nous montrer "à la hauteur de notre histoire" selon une expression qui revient comme un leitmotiv dans l'Haïti, hélas déchirée, d'aujourd'hui. Une petite parenthèse à nouveau : les malheurs de la Première République Noire du monde ne proviennent pas principalement de sa voisine la République Dominicaine où règne, certes, une forme de racisme anti-nègre (qui a culminé en 1937 avec le massacre de 30.000 Haïtiens par le dictateur Trujillo), mais bien, et cela au premier chef, de la France qui a toujours refusé de rembourser à Haïti la "dette" d'150 millions de francs imposé par le roi de France Charles X en 1825 en échange de la reconnaissance de l'indépendance de l'île. Véritable rançon et non dette que l'Etat haïtien se vit contraint de payer tout au long du 19è siècle à un pays qui avait profité de la colonie la plus florissante de l'Empire français, celle qui fit la richesse des villes de Bordeaux, Nantes, La Rochelle etc. L'autre responsable des malheurs d'Haïti sont les Etats-Unis qui occupèrent le pays à compter de 1925 et mirent son économie en coupe réglée. Ensuite, la bourgeoise mulâtre, puis syro-libanaise, puis nègre (à partir du régime de François Duvalier) est le troisième responsable de ce désastre et la République Dominicaine n'arrive qu'en quatrième position. Là encore, il faudrait que certains cessent de faire preuve de malhonnêteté intellectuelle. 

   Pour en revenir à notre question ("Que faire de l'héritage de 1870 au-delà du commémorationnisme ?"), la réponse ne fait aucun doute : il faut que nos autonomistes et nos indépendantistes cessent de "faire derrière" comme on dit en créole, c'est-à-dire de battre en retraite face à leurs propres mots d'ordre d'autonomie et d'indépendance. Car chaque fois qu'ils arrivent au pouvoir, ils abandonnent subitement leur mot d'ordre pour gérer le système en place. Encore que "gérer" soit un bien grand mot puisqu'ils se retrouvent coincés entre la tutelle de l'Etat français d'une part et l'économie de comptoir des Békés, de l'autre. Certes, les indépendantistes sont "moins pires" que les autonomistes puisqu'eux au moins ne piquent pas dans la caisse pour se remplir les poches. En effet, la quasi-totalité des scandales qui ont défrayé la chronique en Martinique au cours des quatre décennies écoulées a partie liée à la mouvance autonomiste : SODEM, CEREGMIA, SMTVD etc...

   Mais est-ce que se cacher derrière "le peuple" ou déclarer qu'on fera ce que veut le peuple, comme le serinent nos indépendantistes, est la solution ? Est-ce construire des ponts, des routes, des écoles etc..., infrastructures certes nécessaires, est-ce que gérer sainement et honnêtement les finances des collectivités comme l'ont toujours fait les indépendantistes, est une fin en soi ? Est-ce ainsi que l'on se montre "à la hauteur de notre histoire" et donc à son moment majeur que fut l'Insurrection du Sud ?

   Il est permis d'en douter...

NB. On peut aussi ajouter la question suivante : est-ce que, s'agissant du Congrès qui se profile, adopter des postures (au lieu de faire preuve de réalisme) est la bonne solution ? Car enfin, outre que ce Congrès émane ou en tout cas est la suite logique de propositions déjà faites par les indépendantistes à diverses époques, il arrive à un moment favorable : en Kanaky (Nouvelle-Calédonie), à Tahiti et en Guyane, un vent d'autodétermination est en train de souffler, vent que rien ne semble pouvoir arrêter.

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