De Socrate à BHL : Quelques réflexions sur la McDonaldisation de la philosophie dans l’espace médiatique

La philosophie en France est assez populaire. Que ce soit au travers des sujets de bacs qui sont commentés dans les médias, les groupes de philosophie qui ont du succès dans le monde associatif, ou l’omniprésence de philosophes médiatiques qui sont constamment invités sur les plateaux-télés pour commenter tous les faits d’actualité, du plus insignifiant (la trottinette en région parisienne) au plus grave (Guerre en Ukraine, la question des retraites etc.)

Même en Grèce (pourtant pays de Socrate), au Royaume-Uni (pays de Hobbes, Locke, Hume), ou même en Allemagne ( le pays de Kant, de Nietzsche, Marx et tant d’autres), les philosophes ne sont pas aussi présents – et n’exercent pas une telle influence –  dans le débat public.  

 

A quoi cela tient en réalité ? 

Je ne l’ai jamais exactement su. 

Sans doute, au fait que les Lumières soient passées par là (Descartes, Voltaire, Rousseau, Montesquieu etc. ) et aient eu une influence considérable sur la pensée occidentale. 

Sans doute aussi, parce que la philo est au cœur de notre système éducatif (Lycée)- elle est même considérée comme l’épreuve-reine – de sorte que le bac de philosophie constitue d’ailleurs une sorte de rite de passage, de la vie adolescente à la vie d’adulte, de citoyen en somme. 

Et puis, de manière générale, dans une France laïque et désenchantée où les religions (qui apportaient naguère des réponses toutes faites face aux questionnements existentiels) et croyances religieuses s’estompent de plus en plus, la philosophie constitue certainement pour des personnes en quête de sens une alternative intéressante pour trouver des réponses à leurs interrogations métaphysiques et éthiques, ainsi qu’à leurs préoccupations sur le sens véritable de la vie. 

Quoi qu’il en soit, face à cette demande ou ce fort besoin de philosophie de la part des citoyens, un certain nombre d’entrepreneurs/d’entreprises/Médias ont trouvé le moyen d’exploiter le filon, de sorte qu’on assiste à une dénaturation de la philosophie, ou du moins, à l’alignement de la philosophie sur les standards de l’industrie, et de la consommation capitalistique.

*** 

Alors, certes, la médiatisation de la philosophie est un objectif louable en soi. Populariser la philo dans un pays et à une époque où les préjugés, l’ignorance et surtout  la pensée lapidaire continuent de sévir, c’est effectivement une entreprise qui peut (et pourrait davantage) être bénéfique à l’ensemble de la population

Seulement voilà, je constate que le revers de la médaille de cette POPULARISATION de la philo, c’est de plus en plus l’assujettissement de cette discipline aux normes du marché d’où il résulte comme je le disais une dénaturation de la philo.  

C’est simple. La philosophie est malheureusement en train de devenir un un produit de consommation comme les autres. Les nouveaux gourous, charlatans et coach en développement personnel (pas tous bien sûr !) ont d’ailleurs bien compris qu’il y avait là un gigantesque marché à exploiter, surtout au vu du nombre de gens en questionnement, souffrance, manquant de confiance en soi etc. 

Et le fait est que ça marche. 

Il suffit juste de faire un tour dans les librairies, à la Fnac, dans les supermarchés pour voir sur des étals de livres, le dernier bouquin de tel coach en dev personnel qui vous promettra une productivité accrue grâce au stoïcisme ou que vous retrouverez le succès, l’amour et le bonheur grâce à une espèce de mélange/pot-pourri avec un grosse louche d’épicurisme, une cuillerée de taoïsme  ainsi qu’une une pincée de bouddhisme et de confucianisme [En sommes, ces auteurs vendent bien souvent des ouvrages remplis de concepts simplifiées à l’extrême/ou mal digérées et recettes miracles pour résoudre des problèmes complexes et répondre à des questionnements existentiels] 

Si au moins, cette marchandisation rampante de la philo se cantonnait à la sphère purement commerciale, à la limite, ce serait encore “acceptable”. 

Mais le problème – de mon point de vue – c’est que ces nouveaux entrepreneurs de la philo proposent bien souvent une vision réductrice et superficielle de la philosophie (et d’ailleurs de la spiritualité), qui non seulement ne permet pas la véritable transformation intérieure promise aux individus, mais en plus, plonge parfois ces derniers dans un cercle vicieux. [Du style , “après avoir lu mon bouquin où je vous expose ma méthode de productivité adossée sur la philosophie stoïcienne, je vous propose pour compléter votre cheminement intérieur et vous permettre de devenir “la meilleure version de vous-même”-  trois formations payantes pour la modique somme de 2000 euros. 20% de réduction si vous likez ma page instagram et si vous partagez mes publications à 20 de vos contacts] 

Et je ne vous parle même pas des grandes maisons d’édition qui se font un paquet de fric là-dessus, des applications développées, l’émergence des “consultants en philosophie” ou “chief philosophy officer” dans le monde de l’entreprise etc. 

***

Mais tout ça, c’est encore de la rigolade. Je pense que ceux qui ont sans doute plus fait de mal à la philo et contribué à rendre cette dernière comme un énième objet de consommation, c’est ceux qui se présentent, ou qu’on nous présente, comme les stars de la philosophie, les fameux “philosophes médiatiques” (BHL, Enthoven, Bruckner, Finkielkraut, Ferry etc.) 

De mon point de vue, ces “philosophes médiatiques” ont davantage fait reculer la philosophie que la promouvoir ! J’irai même plus loin. Pour moi, ces “penseurs” sont tout simplement à la philo ce que le Macdo est à la gastronomie. 

Le philosophe Gilles Deleuze disait d’ailleurs- déjà de son temps – de ces nouveaux philosophes [médiatiques] que ce qu’il y avait juste de “nouveau” en eux, c’était en réalité le marketing.

C’est simple. Dans le monde de la recherche, ces intellectuels qu’on nous présente comme “philosophes médiatiques” ne jouissent en réalité d’aucun crédit conceptuel. Leurs travaux (s’ils en ont !) ne sont guère pris au sérieux, et provoquent la plupart du temps l’hilarité générale dans le monde universitaire. Et pourtant, non seulement ces “philosophes” continuent à être invités sur tous les plateaux télé, mais en plus ils exercent une influence considérable sur la scène publique. 

Comment expliquer cela ? 

Eh bien, je pense pour ma part que si ces “intellectuels” continuent à être invités un peu partout, c’est précisément parce que leur pensée correspond en réalité aux nouvelles configurations médiatiques. 

Ces intellectuels” ont en effet su adapter leurs interventions télévisuelles en accord avec les évolutions médiatiques de ces dernières années. Vous le savez, les médias ont beaucoup évolué ces dernières années, notamment sous l’effet du marché et de la concurrence. Les grands médias traditionnels sont de plus en plus pris en étau entre une concurrence plus rude des nouveaux médias (Facebook, instagram, Youtube, les média online/ un peu d’infotainement etc.), et les métamorphoses opérées dans l’espace médiatique traditionnelle (Chaînes d’info en continu)

Autant d’éléments qui ont donc conduit ces médias traditionnels à mettre le paquet sur la forme – du genre la quête effrénée de l’audimat,  de la polémique permanente et du sensationnel, etc -au détriment de l’enquête journalistique, qui devrait pourtant être au cœur du métier de journaliste. Le recours récurrent à des débats-clash permanents s’inscrit d’ailleurs dans cette évolution de l’espace médiatique. En effet, quoi de plus commode, pour des médias de plus en plus en difficulté, que de générer des débats stériles, avec parfois des caricatures d’interlocuteurs, et dont on sait que la rixe pourra au moins générer de l’audience. 

Le calcul fait pas certains médias est donc un calcul que l’on peut comprendre du point de vue des profits économiques. 

Et c’est là qu’entrent donc en jeu nos “philosophes médiatiques” car ils ont su flairer l’esprit du temps, et s’adapter parfaitement aux évolutions de l’espace médiatique en accord avec la logique du marché. 

Ils se sont par exemple transformés en éditorialistes bis. En effet, quel besoin d’investir dans l’investigation journalistique, quand pour meubler l’information (en plus de faire des audiences et du buzz), vous pouvez faire appel à des philosophes médiatiques pour meubler la conversation de façon savante, gloser à n’en plus finir sur l’actualité  à coups de citations et de références savantes, de phrases prétendûment profondes aussi bien sur des faits d’actualité les plus insignifiants (« les trottinettes en région parisienne ») que sur des tragédies (la guerre en Ukraine). Pour un journaliste, avoir sur le plateau un « philosophe médiatique » qui peut être tour à tour épidémiologiste, sociologue, criminologue, politologue, romancier, constitutionnaliste (et tant d’autres casquettes), c’est non seulement un gain en termes de temps et de boulot intellectuel (pas besoin de se casser la tête à joindre des spécialistes, et encore moins à lire les travaux de ces derniers), mais c’est aussi l’assurance de faire le buzz au vu de la tonalité polémique de la plupart des interventions de ces philosophes.

Certains sont par ailleurs de “bons clients” comme on dit dans le milieu journalistique, ont le sens de la formule ou la punchline, de la concision dans un univers où le temps est une denrée rare, et ne sont pas avares en termes de polémiques ou de pensées lapidaires. Bref le cocktail parfait pour faire bondir les audiences, et attirer un paquet d’annonceurs. Et puis, l’étiquette « philosophe » fait aujourd’hui office de pass VIP.

Auparavant, c’était l’œuvre – la grande œuvre -, et éventuellement votre expertise qui vous médiatisait (cf Sartre, Foucault, Derrida, Beauvoir). C’était la pensée qui primait, la qualité de votre expertise, la qualité de vos travaux. Foucault intervenant dans le débat public sur la prison parce qu’il avait entrepris un véritable travail “philosophique” sur la prison. 

Aujourd’hui, c’est le story-telling, la publicité, l’auteur/l’influenceur/la star qui prime sur la qualité de vos travaux philosophiques (si vous en avez). 

On a tous entendu parler (voire lu) des ouvrages relatifs à l’existentialisme de Sartre, des travaux de Foucault sur la prison, la folie, la sexualité, Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir.  A contrario, qui connaît un concept, une pensée novatrice, des travaux de BHL ?

Je suis quasiment certain que la plupart des personnes qui lisent actuellement cet article n’ont jamais entendu du moindre concept créé par ce dernier, mais par contre, on connaît toutes et tous la coupe de ses cheveux, la couleur de ses chemises flambantes neuves, son look… En somme, comme si ce qui nous était vendu n’était en réalité pas la pensée de BHL, mais plutôt la “marque BHL”. 

Autrement dit, les philosophes médiatiques ne promeuvent pas la philo comme cela nous est vendu. Ils ne sous aident pas à penser, à comprendre le monde… mais ils se vendent au contraire comme on vend produits ménagers ou des parfums Dior dans un supermarché, et d’ailleurs profitent bien souvent de leur passage à la télé pour faire la promo de leur dernier bouquin (rédigé en 3 mois !) ou dernier film/documentaire/spectacle. 

Au lieu de philosophes, nous avons en réalité plutôt affaire à des publicitaires-éditorialistes qui ont juste su habilement tirer leur épingle du jeu dans le marché capitalistique des idées. D’une certaine manière, ils n’ont pas eu tort d’un point de vue purement commercial. Car en investissant sur leur personne et leur égo, sur leur “marque”, ils ont réussi à se créer des rentes de situation, des contrats bien juteux avec des éditeurs sur la base de leur médiatisation comme disait l’autre. 

Seulement voilà. 

Si certains « philosophes » ont remporté un grand succès en termes d’influence et d’argent, je pense que la plus grande victime de cette situation a été /et est toujours la Pensée, la philosophie, ou du moins la façon dont elle est désormais perçue par le grand public.

En effet, lorsqu’on évoque la philosophie dans les médias, le grand public pense plus souvent à ces personnalités qu’à d’autres auteurs malheureusement méconnus tels que Rancière, Zizek, Butler, Fleury, Badiou et tant d’autres. Cette vision réductrice de la philosophie a des conséquences néfastes en termes d’appauvrissement de la pensée et peut d’ailleurs conduire à une perte de sens critique

Il est important de rappeler que la philosophie comporte également une dimension relative à l’expertise. En effet, étymologiquement, la philosophie renvoie aussi bien à l’amour ou au désir de la sagesse, qu’au savoir (dans le sens de savoir savant). La philosophie ne se réduit pas à un simple ensemble de recettes miracles pour bien vivre et réussir sa vie, pour être « heureux », comme le promouvaient les eudémonismes de l’Antiquité (Des écoles philosophiques bien souvent simplifiés à l’extrême d’ailleurs pour les besoins du marché, caricaturés, mal digérés et complètement décorrélés des univers métaphysiques et spirituels dans lesquels baignaient naguère les fondateurs de ces écoles)

La philosophie est également un travail sérieux qui prend du temps, qui explore des concepts, des branches et des domaines aussi variés que le langage, l’épistémologie ou l’esthétique, et qui mérite d’être mis en avant comme cela se faisait autrefois, au lieu de se concentrer quotidiennement sur des polémiques ou sorties stériles de je ne sais quel philosophe de plateau.

Bref…

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