Né en 1924 et décédé en 2024, il a réussi à atteindre cet âge vénérable comme il me l'avait prédit, sur un ton amusé, lorsque j'avais fait sa connaissance dans les années 80 du siècle dernier.
A cette époque lointaine__il y a une bonne quarantaine d'années__Marcel Lebielle, directeur d'école primaire et moi avions décidé de partir à la rencontre de ceux que nous avions dénommés "Les Maitres de la parole créole", titre de l'ouvrage, accompagné des magnifiques photos en noir et blanc de David Damoison, que nous publierions chez Gallimard en 1995. Si notre principal terrain d'enquêtes fut le Morne-des-Esses, à Sainte-Marie, haut-lieu de notre culture martiniquaise, nous avions aussi battu les campagnes du Macouba, de Basse-Pointe, du Lorrain, du Lamentin et de Rivière-Pilote. A l'époque, ces conteurs de veillée mortuaire étaient pour la plupart des septuagénaires et pour certains d'entre eux des octogénaires qui ne parlaient presque pas le français et qui étaient petits paysans, ouvriers agricoles, maçons, éleveurs de bétail ou bouchers. Ils n'avaient guère pu fréquenter l'école et ne savaient presque pas lire ni écrire non plus car, dans les années 30, celles de leur enfance, leurs parents n'avaient pas eu les moyens de les y envoyer.
L'approche de ces aèdes créoles ne fut pas facile pour la raison étonnante qu'en-dehors de la récitation des contes, l'espace d'une veillée mortuaire (entre huit heures su soir et quatre heures du matin), ils étaient des personnages tout à fait ordinaires. Autant les maitres du tambour-bèlè étaient vénérés, les chanteurs de biguine et de compas haïtien adulés, autant les conteurs n'étaient portés aux nues par personne. Sauf pendant les veillées ! Marcel Lebielle, natif du Macouba, m'en révéla la raison : "Leur parole est une parole sacrée, ce n'est pas de l'amusement !". En effet, au contact, des années durant de ces formidables personnages aux patronymes et surtout aux prénoms inusités aujourd'hui__Médarius Cabit, Evariste Tinaut, Tintin Défrel, Isidore Bourbon, Césaire Surbon etc...__, j'en vins à apprendre l'humilité. C'est que j'étais venu prétentieusement vers eux avec mon bagage d'intellectuel petit-bourgeois, connaisseur des grandes théories sur le conte apprises sur les bancs de l'université, persuadé que muni, entre autres, de Morphologie du conte de W. Propp ou de Permanence et métamorphose du conte populaire de C. Calame-Griaule, je parviendrais sans trop de difficultés à analyser les contes créoles, ce en quoi je me trompais.
Franck Jean-Gilles, toujours vêtu d'un chapeau-bakoua à larges bords et qui faisait profession de "nourrir les boeufs au piquet", fut celui qui le premier me rabaissa le caquet. Il régnait sur toutes les veillées mortuaires du sud de la Martinique en cette époque où l'on décédait le plus souvent à domicile et non à l'hopital. A la nuit tombée, il se rendait, à pied, chez ceux dont la mort avait été annoncée à coups de conque de lambi, du quartier Beaujolais à celui du Pérou, de Morne Raquette à Lowenski ou Canari-Cassé et dans bien d'autres communes que celle de sa Rivière-Pilote natale. Parfois, il arrivait qu'il soit le seul conteur d'une veillée ! Et il chassait le chagrin des proches du décédé jusqu'à une heure ou deux heures du matin, déroulant sans faille une trâlée de paroles qu'assez vite, on avait quelque mal à suivre. A ce propos, Marcel Lebielle m'enseigna une deuxième chose importante : "La parole de nos conteurs n'a rien à voir avec celle de la comtesse de Ségur. On n'a pas besoin de tout comprendre ! Est-ce qu'à la messe les fidèles saisissent le latin des abbés ?". Parole sacrée que celle de nos derniers maîtres de la parole créole, en effet...
En fait, au bout de trois ou quatre heures de récitation ininterrompue, sauf pour boire un coup de rhum ou un bol de chodo, les conteurs mélangaient certains contes sans qu'eux-mêmes et évidemment le public s'en rendit compte. Je le découvris lorsque quelques jours après, je mettais sur papier les contes que Lebielle et moi avions enregistrés sur un gros magnétophone à une époque où l'Internet était balbutiant. C'est que conter toute une nuit n'est pas chose aisée même quand on est doté d'une formidable mémoire comme c'était le cas de Franck Emile Jean-Gilles et de ses coreligionnaires. Je m'interrogeais d'ailleurs sur cette mémoire, moi qui avait toujours eu du mal à apprendre par coeur une simple fable de La Fontaine comme cela était d'usage dans les années 60. Quand j'interrogeais les conteurs à ce sujet, ils répondaient par "paraboles", un peu gênés même parfois, et un jour, agacé, Franck Emile Jean-Gilles, me rétorqua : "Sa pa zafè'w, tibolonm !" (Cela ne te regarde pas, gamin !). Cela m'avait renvoyé à mes leçons de catéchisme et à la messe du dimanche matin. Avais-je jamais osé demander à un prêtre comment il faisait pour retenir tant de prières en latin et même en français ?
Franck Emile Jean-Gilles avait une curieuse habitude : si le défunt était l'un de ses parents, il ne buvait qu'une goutte de vermouth ; s'il s'agissait de quelqu'un qui n'avait aucun lien de parenté avec lui, il s'autorisait une goutte de rhum ; s'il s'agissait d'un parfait inconnu (ni les conteurs ni les gens qui participaient à une veillée n'avait besoin d'avoir connu le décédé), il ne se risquait même pas à boire une seule goutte d'eau fraiche. Interrogé à ce sujet, il avait refusé de m'en expliquer la raison et comme je suis emmerdant, il m'avait un jour rembarré : "Ou konpwann sé tout lè an labé ka bwè diven ?" (Tu crois que les abbés boivent tout le temps du vin ?). Etait-ce une manière de me faire comprendre qu'il arrivait qu'à l'église les burettes ne contiennent pas toujours "le sang du Christ" ? Peut-être...
On le voit : les conteurs d'antan n'étaient pas d'un abord facile et ils se prêtaient difficilement aux questionnements sur leur art (leur culte ?), ce qui fait que Lebielle et moi avions dû nous résoudre à enregistrer certains à leur insu. Cela ne nous empêcha pas de créér une association de conteurs, Kontè Sanblé et d'organiser, en 1985, la toute première "Nuit du conte créole martiniquais"/"Lannuit majolay Matinik" à l'école primaire du quartier Pérou, au Morne-des-Esses. Ce fut, à notre étonnement, un grand succès et nous avions eu la joie de voire s'avancer sur la scène ("la ronde"), un tout jeune homme, inconnu de nous et ne faisant pas partie de la dizaine de vieux conteurs que nous avions prévue : Daniel Boyer-Faustin, originaire du Saint-Esprit. A la stupéfaction de l'assistance, lorsque Titin Défrel ou alors, je ne m'en souviens plus, Vincent Chevignac (seul Chabin blanc et tiqueté-kodenn du groupe), s'interrompit et se mit à chantonner la phrase rituelle et quelque peu sésotérique annonçant qu'il cédait la place à un autre ("Tiré mwen la, man pa bien la ! Tiré mwen la" : Otez-moi d'ici, je n'y suis pas bien ! Otez-moi de là !), l'assistance vit s'avancer ce fringant trentenaire. Notre stupéfaction décupla quand nous le vîmes dérouler une parole semblable à celle des septuagénaires et octogénaires. La même "parole en rafales", selon l'expression d'Edouard Glissant, le même phrasé, les mêmes mimiques. Comme habité par cette parole sacrée !
Cela nous mit du baume au coeur car nous savions le conte créole, dans sa version orale en tout cas, condamné. Les veillées mortuaires à domicile se faisaient de plus en plus rares et si l'Eglise catholique tolérait que des conteurs y prennent part, la religion qui commençait à avoir le vent en poupe dans ces années 80-00, le protestantisme, les banissaient. Lebielle et moi prirent alors deux décisions : demander aux municipalités d'inclure des récitations de conte dans leurs fêtes patronales ; créer une école du conte créole (Lékol Majolay Matinik) pour les adolescents. La première se révéla un succès pendant une dizaine d'années et nous devions louer un mini-bus pour emmener les conteurs auxdites fêtes mais, payés au lance-pierre (300 francs chacun) et toujours avec un retard considérable, les conteurs finirent par se désister au fil du temps. La seconde fut un échec retentissant : à peine une demi-douzaine d'élèves pour notre école dans laquelle les maitres étaient les vieux conteurs. C'est que la plupart des parents se montrèrent réticents, y voyant une façon de maintenir leurs enfants, qui avaient déjà des problèmes scolaires, "dans le créole". "Adan bagay vié-neg !" (Dans des trucs de vieux Nègres !), nous rétorqua une mère. Comment les critiquer ? L'école française et la langue française n'ont-elles pas été, depuis l'aboliton de l'esclavage le seul et unique moyen pour les enfants des "malheureux" d'espérer pouvoir échapper à la condition de leurs parents ?
Pour en revenir aux interventions des conteurs lors des fêtes patronales, la quasi-totalité d'entre eux avait d'abord refusé tout net. Cela à cause d'un interdit que Lebielle et moi avions décidé, en toute connaissance de cause, de violer : il est interdit à un conteur créole de conter en plein jour. Sous peine d'être transformé en panier ou en bouteille. Pourquoi ? Ils ne nous en révélèrent jamais la raison et celle-ci ne fut explicitée qu'une vingtaine d'années plus tard par Jean Bernabé : conter en plein jour reviendrait à énonce une parole...vide, aussi vide qu'une bouteille ou panier. Nous aurions d'ailleurs dû l'avoir compris bien avant puisque Franck Jean-Gilles nous avait lancé : "Dépi ki tan zot za wè an labé ka fè an lanmes an lendi bomaten a midi ?" (Quand avez-vous déjà vu un prêtre faire la messe un lundi à midi ?). Nous en avions ri sans toutefois parvenir à décrypter cette "parabole".
A la fin du 20è siècle, la majorité de nos conteurs "montèrent en Galilée". Sauf Franck Jean-Gilles qui savait que ses jours se termineraient dans la centième année de son âge. Je cessai de m'intéresser au conte lorsque mon très cher compagnon d'enquêtes, Marce Lebielle, décéda d'une maladie froudroyante au milieu de la quarantaine. Il avait eu toutefois la satisfaction de voir publier son unique livre, Fléri-Nowèl, recueil de poèmes en créole que les professeurs de créole d'aujourd'hui seraient bien inspirés de faire étudier à leurs élèves.
Nos vieux conteurs créoles ont été définitivement remplacés par de formidables "diseurs" : Joby Bernabé, Elie Pennont, Benzo (en Guadeloupe) pour ne citer que ceux-là. Un conteur ne s'appuie que sur sa seule mémoire tandis qu'un diseur a été alphabétisé, scolarisé, et maitrise parfaitement l'écriture et la lecture. "Le français joue dans sa tête", me disait avec une ironie légère Franck Emile Jean-Gilles. Le premier se produisait dans un espace sacré, celui de la veillée mortuaire, alors que le second évolue sur une scène de spectacle. Loin de moi l'idée d'établir une quelconque hiérarchie entre ces deux catégories de maîtres de la parole car chacune d'elle reflète une époque particulière. Et puis, le slam d'aujourd'hui n'est-il pas une manière de continuation de cette parole surgie du fin fond des plantations de canne à sucre et de l'horreur de l'esclavage ?
HONNEUR ET RESPECT sur la tête de Franck Emile Jean-Gilles !
ce sera très drôle! Lire la suite
...vous vous bouchez les yeux quand il s'agit d'identifier les VRAIS responsables de la situation Lire la suite
Les propos de Crusol sont gravissimes .C'est néanmoins une analyse originale qui mérite qu'on s'y Lire la suite
Rien de plus facile que de modifier la constitution. Lire la suite
En droit français actuel PERSONNE ,même pas Macron ne peut "octroyer" l'indépendance à un territo Lire la suite