Patrick Chamoiseau. Trouver le langage dans la langue

Patrick Chamoiseau a reçu le prix Marguerite Yourcenar 2023 pour l’ensemble de son œuvre. Retour sur le parcours de ce témoin de l’histoire coloniale et fervent penseur de la créolité, un chemin façonné de livres et d’essais marqués par la magnificence des mots.

Toujours, les grandes œuvres s’éclaircissent rétrospectivement de l’accomplissement qu’elles atteignent à la maturité, lorsque l’évidence s’impose de les célébrer comme un tout : ce tout était agissant dès le départ, dans chaque fragment, chaque esquisse sans doute, mais il aura fallu un long cheminement pour le dégager du brouillard des origines.

Peu d’œuvres en témoignent aussi nettement que celle de Patrick Chamoiseau, portée par la nécessité d’ouvrir la littérature francophone à un imaginaire de la diversité dégagé des œillères que nous a léguées l’histoire, et tout particulièrement l’histoire coloniale. Non sans atteindre parfois à une forme d’urgence dans « la ferveur des indignations » (Frères migrants, 2017), c’est dès ses prémisses que cette œuvre s’est inscrite à rebours exactement des processus de sclérose identitaire qui ronge notre début de millénaire hérissé de murs et de barbelés pour mieux reléguer les uns et enfermer les autres dans le ressentiment de leurs propres peurs.

Une langue à la richesse harmonique

Par-delà la magnificence d’une langue à la richesse harmonique nouvelle, c’est bien ce qui frappe à relire les premiers livres de Patrick Chamoiseau, de Chronique des sept misères (1986) au magistral Texaco (1992), chatoyante épopée des splendeurs et misères du peuple antillais depuis la sortie de l’esclavage : le chemin parcouru était donc tout entier contenu dans les prémisses, s’il y demeurait indiscernable ; pour reprendre une expression de Franz Kafka, une « conclusion innée » conditionnait déjà les premiers livres, serait-ce à l’insu de leur auteur qui cherchait, précisément, à la définir.

Patrick Chamoiseau l’affirme à sa façon à l’orée du fascinant Le Conteur, la nuit et le panier (2021) qui remonte aux sources de la création en terres créoles : alors que tout artiste est voué à cheminer de manière singulière, son œuvre en devient « un cheminement vers la compréhension de l’art qui est le sien ». Les livres publiés sont autant de pierres blanches qui matérialisent a posteriori ce « cheminement dépourvu de chemin ». « Comme tout artiste, l’écrivain s’invente une voie qui n’aboutit jamais, une voix qui cherche toujours son chant. C’est ainsi qu’il demeure désirant », car il n’est pas d’autre carburant que le désir, quand bien même le maître-mot de l’œuvre tout entière, en l’occurrence, resterait l’émotion : car au commencement est l’émotion, qui par deux fois s’est confrontée à la barrière de l’expression au long d’une « enfance créole » bientôt formatée par l’école coloniale, sous la férule d’un maître « grand pourfendeur de sabir créole, négateur des fastes de la culture dominée », celle qu’incarnait « Gros-Lombric », le double ou « l’écolier marron » amenant des confins de l’en-ville des contes de zombis et autre « Chouval-trois-pattes », ainsi que le raconte Chemin-d’école (1994), deuxième volume de la trilogie Une enfance créole.

 

Chamoiseau racontait volontiers comment l’écriture de l’essai, destiné à restituer la trajectoire d’une conscience ayant eu à trancher le choix d’une langue d’écriture, a ouvert la voie pour libérer enfin, et d’un seul souffle, le roman.

Bertrand Leclair

Si le Maître voguant « immatériel sur les cimes du savoir universel » terrifiait le présent, la langue qu’il imposait n’en reste pas moins celle dans laquelle a pu opérer l’appel d’air de la littérature mondiale. Alors que l’œuvre de Chamoiseau s’est construite sur deux jambes, alternant essais et romans ou récits, on ne peut sur ce point que s’attarder sur la parution conjointe, en 1997, de L’Esclave vieil homme et le Molosse et de Écrire en pays dominé. Chamoiseau racontait volontiers, à l’époque, comment l’écriture de l’essai, destiné à restituer la trajectoire d’une conscience ayant eu à trancher le choix d’une langue d’écriture, a ouvert la voie pour libérer enfin, et d’un seul souffle, le roman, très ancien projet qui lui résistait depuis des années. L’essai lui avait permis de comprendre que l’élan vers la liberté de son vieil esclave était certes un élan vers la réhumanisation mais que ce qu’il devait retrouver, à s’enfoncer dans les bois, n’était pas une essence perdue : de fait, il y découvre la présence agissante des traces de l’imaginaire amérindien aussi bien que le souvenir confus des divinités africaines ou des représentations symboliques imposées par le maître à travers la plantation. L’esclave vieil homme ne peut se réaliser en tant qu’être humain que dans une « totalité du monde » qu’il porte en lui, traçant la voie au monde ouvert né de la créolité, celui de « la Relation », chère à Édouard Glissant (1928-2011), dont l’élaboration théorique a profondément marqué Patrick Chamoiseau, l’incitant à dépasser à son tour les cloisonnements et les clivages identitaires.

On voudrait, bien entendu, s’attarder également sur le monumental Biblique des derniers gestes (2002), sur le lumineux L’Empreinte à Crusoé (2012). En tant que membre du jury du prix Marguerite Yourcenar destiné à couronner l’ensemble d’une œuvre, cependant, on ne peut conclure qu’en se réjouissant d’avoir l’honneur de décerner ce prix à Patrick Chamoiseau au moment où, une fois de plus, un diptyque associant roman et essai confère une dimension nouvelle à l’ensemble de son œuvre.

 

Métonymie de la création littéraire et de sa nécessité vitale

À l’essai déjà cité Le Conteur, la nuit et le panier, paru en 2021, répond merveilleusement le chef d’œuvre qu’est Le Vent du nord dans les fougères glacées, paru à l’automne dernier, et qui joue à merveille, en sous-main, du vertige que nourrissent les découvertes de la physique quantique[1]. Là où l’essai remontait aux sources de la création en retraçant l’extraordinaire émergence des premiers « maîtres de la Parole » dans le secret des veillées mortuaires, au temps de la catastrophe esclavagiste, le roman précipite quelques habitants des mornes en quête du dernier des maîtres de la Parole dont l’absence, d’abord passée inaperçue, creuse l’espace d’un manque, dans leur quotidien anesthésié. Aucun d’entre eux ne saurait dire exactement depuis quand Boulianno ne se présente plus aux veillées mortuaires : ayant « dépassé vieux » sans que nul ne puisse faire le compte de ses années, il n’apporte plus « cette lumière qui vient de la Parole, seule grâce capable de soutenir la vie en face de la mortalité ! » Car tous se souviennent que, lorsqu’il se présentait pour « monter au tambour » et entrer dans une la-ronde à la nuit tombée, « la mort elle-même trouvait à qui parler. (…) Hélas ! un jour, Boulianno Nérélé Iksilaire – honneur sur sa naissance et respect sur son nom – cessa de répondre aux appels ».

 

Par poussées fulgurantes qui sont autant de surprises, la logique du texte qui se fait luxuriant semble dès lors creuser dans un inconnu indiscernable. 

Bertrand Leclair

L’homme a disparu comme on s’efface, ou s’estompe, dans la modernité martiniquaise, sans avoir « déposé chez personne » « ce cœur-de-chauffe de la sagesse » désormais « serré au plus profond dans le silence de Boulianno ». Doutes et hypothèses lancent les plus fervents des enquêteurs à sa recherche sur les hauteurs inhabitées de Sainte-Marie, haut lieu du marronnage à l’époque de l’esclavage. Par poussées fulgurantes qui sont autant de surprises, la logique du texte qui se fait luxuriant semble dès lors creuser dans un inconnu indiscernable d’être situé non pas au dehors, mais à l’intérieur des enquêteurs, et par conséquent du lecteur – puisque le chemin de la Parole « n’est pas dans ce monde, il n’est nulle part en dehors de ta force : il est en toi-même ! » Les voici en prise immédiate avec « cette affaire insondable du vivre », constatant que « dans ce monde-ci, le nôtre, celui où l’on bat la misère », les choses « comprenables ne sont hélas pas les plus importantes ».

Ce faisant, ce n’est rien de moins qu’une métonymie de la création littéraire et de sa nécessité vitale que propose Le Vent du nord dans les fougères glacées, grand roman de la maturité artistique. Le « cheminement sans chemin » de Patrick Chamoiseau y dévoile des terres inconnues où déployer ses somptueuses harmoniques, et nous enchanter à nouveau.

[1] On pourra lire à ce propos l’article publié dans le quotidien numérique AOC le 13 décembre 2022

 

Juré du prix Marguerite Yourcenar, Bertrand Leclair est journaliste, romancier, essayiste et dramaturge. Il est également auteur d’une vingtaine de pièces radiophoniques et a collaboré à de nombreux ouvrages collectifs.

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