D'aucuns avaient annoncé le billet-enterrement de la littérature de la Créolité qui avait longtemps dominé le paysage littéraire antillais à compter de la fin des années 80 du siècle dernier et qui, succès hexagonal, puis international oblige, avait fini par éclipser les autres formes d'écriture. Un colloque international s'était même tenu à l'Université de Miami sur "Les 30 ans du mouvement de la Créolité".
Entre temps, une nouvelle génération d'écrivains (es) avait vu le jour avec les Alfred Alexandre, Jean-Marc Rosier, Miguel Duplan, Mérine Céco, Frankito, Gaël Octavia etc..., génération qui s'est alors vue qualifier de "post-Créolité". Désignation assez peu flatteuse et ne rendant pas justice à l'indéniable talent de ces autrices et auteurs, chose qui a amené notre collaborateur Jean-Laurent Alcide à proposer plutôt celle de "Kréol-Modernisme". Quoiqu'il en soit, la littérature de la Créolité semblait désormais appartenir au passé tout comme celles de la Négritude (Césaire, Zobel, Maran, Guy Tirolien), de l'Antillanité (Glissant, Corbin, Brival etc.) et de l'Américanité (Condé, Orville, Placoly, Cage etc.) pour reprendre les catégorisations de J-M. Alcide. Sauf que la littérature n'est pas la science. Dans cette dernière, une nouvelle découverte vient invalider celles qui l'ont précédée et cela définitivement. En littérature tel n'est pas du tout le cas : jusqu'à aujourd'hui, il y a des auteurs régionalistes (à la Daniel Thaly ou Osman Duquesnay), des auteurs de la Négritude, de l'Antillanité, de l'Américanité et plus récemment du Tout-monde.
Un nouveau mouvement littéraire ne gomme pas ses prédécesseurs. Il les met dans l'ombre pendant un temps avant de subir le même sort à son tour.
Le roman de Gerry L'Etang s'inscrit donc indubitablement dans l'écriture de la Créolité mais en traçant sa propre voie, en inventoriant de nouvelles pistes et surtout en renouvelant celle-ci au plan stylistique et thématique tout à la fois. Autant dire que "La Désapparition" n'est pas du tout un remake de Chronique des sept misères, du Nègre et l'Amiral, de Tambour-Babel ou de La Grande drive des esprits". Ce roman n'est pas l'oeuvre d'un épigone mais bien d'un novateur ou d'un rénovateur, si l'on préfère. Il redonne un nouveau souffle à l'écriture de la Créolité.
Son titre reprend un vocable de Glissant forgé à partir du créole "dézaparet" pour dire "disparaître". L'auteur du Discours antillais voulait signifier par-là que nous sommes devenus aveugles à de pans entiers de notre culture quoiqu'ils soient bien présents dans celle-ci, notamment les éléments amérindiens. Par exemple, la langue des Kalinagos n'a pas "disparu" puisque nous continuons à prononcer les mots de kouliwou, balawou, kachiman, boutou, moubin, baldiri, wagaba et tant d'autres, mais ils ont "désapparu" de notre conscience linguistique quotidienne. La désapparition qu'évoque Gerry L'Etang dans son roman éponyme n'a, cependant, rien à voir avec ce phénomène et c'est là où il innove au plan thématique : elle évoque la non-arrivée du cargo. On sait que les anthropologues spécialistes de l'Océanie avaient identifié ce qu'ils avaient nommé "le culte du cargo" à savoir le fait que les populations de cette région du monde, une fois colonisées et leur mode de vie détruit, soient devenues presqu'entièrement dépendantes des cargos européens qui leur apportaient boites de conserves, bouteilles d'huile, salaisons et alcools divers. Chose qui avait fini par les placer dans une dépendance mortifère envers l'Europe pourtant située à des milliers de kilomètres de leurs îles.
Dans une autre île qui n'est pas nommée mais qu'on devine être la Martinique, devenue elle aussi devenue dépendante des cargos, Gerry L'Etang nous décrit une catastrophe. Une catastrophe aussi terrible qu'une éruption volcanique, un séisme ou un cyclone : la non-arrivée du ou des cargos. Il nous fait vivre la frénésie de ses habitants, leur terreur et pour certains leur folie. Habitants qui se tournent alors vers un sauveur, le Poète (lui non plus aucunement nommé) qui avait réussi l'extraordinaire exploit de les arracher au mépris d'une caste séculairement dominante, celle des Albins-pays :
"Le Poète avait bâti le posé de sa voix", écrit joliment G. L'Etang.
C'est que la population de l'île est en proie à une malédiction multiséculaire : elle est "bleue". Chose que l'auteur nous décrit ainsi :
"Nous étions la lie de cette terre-là. Et pourquoi diable cela ? Parce que nous étions bleus ! Qui veut dire plus noirs que tréfonds de cale négrière, plus ombreux que mille péchés mortels. Nous allions drapés dans notre couleur d'infâmie..."
La Verbe du Poète avait mis fin à ce désarroi. Mais...
Mais désormais, il n'y a désormais plus rien à manger dans l'île, la population va alors implorer son immense sagesse et son pouvoir de quasi-démiurge. Population divisée en groupes ethniques antagonistes lesquels, hormis les Chaben, ne sont pas, cette fois encore, désignés par leurs ethnonymes habituels à savoir "Nègres", "Békés", "Mulâtres", "Câpres", "Indiens-Coolees", "Chinois" ou "Syriens" mais par des termes métaphoriques, aucunement arbitraires toutefois, que nous laissons le lecteur découvrir.
Cette anonymisation généralisée s'agissant de l'île, de sa population et de ses grands personnages vise à renforcer le caractère allégorique de "La Désapparition", chose plutôt rare dans les romans canoniques de la Créolité. On y frôle même le côté "science-fictionnel" par endroits comme dans ce passage où une horde d'affamés décide d'ôter le bitume de l'Autoroute tant vénérée pour y dégager un espace sur lequel ils envisagent de faire de l'agriculture pour ne pas crever de faim. Mais, à bien regarder, science-fictionnel n'est peut-être pas la bonne expression. Prémonitoire est plus exact :
"D'autres imaginaient que la Troisième guerre mondiale venait d'éclater, que les liaisons maritimes étaient désormais caduques, comme au temps révolu de l'Amiral, compère complaisant de l'Amiral"
(Inutile de préciser que ce roman, qui sera en librairie le 04 mai prochain, a été rédigé bien avant la guerre en Ukraine)
Quand on se penche sur le style de "La Désapparition" le lecteur est immédiatement saisi à la gorge par son côté à la fois épuré et violent qui le distingue nettement de ses confrères en Créolité. Qu'on en juge :
"Dans le plonger-descendre de la Rocade, entre panneaux Benetton et McDo, à l'heure où naguère les merles pépiaient leurs prières (Amen !), l'échappée des caddies larronnés, véritables mornes de camembert, beaujolais-villages, vin vif de Touraine, foie gras, floups-maracudjah, érafle la rutilance des quatre-roues. Le capot d'une Mercedes hurle, le garde-boue d'un 4/4 Mitsubishi fait krak-krek-kwiik ! Chiffonné. Injures : outrages à la mer."
La relative brièveté de ce roman est une invite à le relire aussitôt qu'on l'a terminé. Ne serait-ce que pour bien comprendre les aventures et mésaventures de ses personnages principaux que sont Snow-Ball, Fussy ("la gigolette qui se piquait de poésie"), I. Stanislas, principal collaborateur du Poète, dont la moustache est "friande de brossages foufouniers", Tête-Coco-sec ("qui avait perdu son grade jalousé de major de Coco-l'Echelle") ou encore l'Eméranciane ("une Chabine, type de Mulkapresse (blondasse au caractère de saleté). Le texte navigue avec brio entre férocité et humour dévastateur, tendresse et sens du tragique. D'aucuns y verront sans doute un "livre à clés" et rechercheront derrière ces personnages à identifier des personnes réelles ou ayant existé. Ce serait peine perdue car dans l'île désespérée par l'absence du cargo jadis nourricier la réalité dépasse la fiction. Dépasse l'affliction aussi...
L'ethnologue qu'est Gerry L'Etang, spécialiste reconnu de l'hindouisme antillais, fait avec ce roman volontairement bref une entrée fracassante dans la littérature franco-créolophone. Il brise ce mythe tenace qui veut que les universitaires, trop engoncés dans la rationalité de leurs savantes recherches, seraient inaptes à l'écriture fictionnelle. Aux Antilles, Jean Bernabé, Roger Toumson, Marcel Nérée, Mérine Céco et l'auteur de "La Désapparition" démontrent qu'il n'en est rien.
(L'ouvrage est publié par les éditions PROJECT'ILES).
"National" au sens "national Mquais". Ça va sans dire, mais ça va mieux en le disant...
Lire la suite...mè "dannsòl".
Lire la suiteSi on vous comprend bien, MoiGhislaine, le charbon de Lorraine devrait, pour reprendre votre expr Lire la suite
Je crains que vous n'ayez mal compris cet article. A moins que ce ne soit moi qui me trompe. Lire la suite
Il faut être un sacré farceur pour faire croire aux Martiniquais qu'un deuxième Cuba est possible Lire la suite