1. MONTRAY KREYOL : Jean-Louis Baghio'o est un personnage plutôt énigmatique au sein de la littérature antillaise, difficile en tout cas à classer. Qu'est-ce qui fait l'originalité de son œuvre ?
C. SCHEEL : Il faut préciser que nous parlons de Victor Jean-Louis Baghio'o, qui a repris l'un des noms de plume de son père, prénommé Henri, lequel avait aussi publié en signant Maître Jean-Louis ou Jean-Louis Jeune. Si Victor JLB est un personnage énigmatique, c'est qu'il est un Antillais de la diaspora dont le parcours a été pour le moins original: né en 1910 à Fort-de-France alors que son père, Guadeloupéen, y travaillait comme juriste, il est placé à douze ans avec son frère aîné, Edward, au Collège Sainte-Barbe à Paris, dont il fugue pendant un an (et se retrouve adopté dans un village de Bourgogne), avant de faire de brillantes études d’ingénieur en électricité à Grenoble et à Paris. Il ne retrouvera les Antilles que pendant trois années, vingt-huit ans plus tard, pour se rapprocher de son père vieillissant en Guadeloupe. Après cela il passera dix années en Afrique à construire des stations de radio françaises, avant de revenir à Paris pour se consacrer de plus en plus à son œuvre littéraire. Celle-ci est originale en effet, dans la mesure où elle relève de divers genres qu'elle illustre de façon très personnelle, tout en trahissant une connaissance profonde de la culture antillaise – Victor JLB a fréquenté le Paris Noir des années vingt jusqu'à sa mort en 1994 – et une connaissance étendue de la littérature du monde: il était grand lecteur. Si “la matière antillaise” domine son œuvre (sauf pour ses « Chroniques d'Afrique » – inédites – et ses publications techniques sur la radio et la télévision), elle est vue avec un recul critique salutaire et par le prisme d'un imaginaire foisonnant.
2. MONTRAY : Dans ses romans les plus connus – "Issandre le Mulâtre" et "Le Flamboyant à fleurs bleues" – on note un style peu habituel dans la littérature antillaise, à la limite du fantasmagorique, à quoi cela correspond-t-il chez Baghio'o ?
C. SCHEEL : Pour rappel, Issandre le Mulâtre est annoncé dès 1946 sur les quatrièmes de couverture de la collection « Écrits français d'outre-mer » dirigée par Léon-Gontran Damas chez Fasquelle, avec comme précision entre parenthèses: « Variations tropicales ». Paru en 1949, l'ouvrage de Baghio'o faisait suite à deux collections de récits signés par des auteurs antillais régionalistes : Titine Grosbonda (1947) de Gilbert de Chambertrand (« Guadeloupe »), et Bleu des Îles (1946) de Raphaël Tardon (« Martinique »). Issandre était aussi contemporain des œuvres d'un autre Martiniquais, Joseph Zobel, qui, dans Diab-là (1947) et dans le roman autobiographique Rue Cases-Nègres (1950), combinait le roman paysan régionaliste et un certain réalisme social dans une écriture poétisée, proche de la soi-disant « première manière » de Jean Giono comme l'a bien vu René Maran. Or Issandre propose un discours très différent, à forte dominante poétique, autour d'une inspiration puisant dans les ressources orales du conte et incluant – en sus du séminariste mulâtre Issandre, du nègre Cyrille et de la petite Créole blonde – des personnages légendaires comme la Guiablesse, le nain Macaque et la fée Sapotille. En fait, comme le révèle Katherine Dunham dans la Préface, le texte d'Issandre est le développement littéraire d'un programme de radio diffusé sur le Poste Parisien en 1944, intitulé Chant des Îles, mis en musique par H. Tomasi, dont Victor JLB avait fourni le texte. Cette suite de tableaux, narrée en prose et entrecoupée de vers ou de dialogues, est avant tout un divertissement féerique, une œuvre située aux antipodes de la poésie percutante du Cahier d'un retour au pays natal, qui, à la même époque, était en passe de rendre Césaire et la négritude célèbres.
Quant au Flamboyant, paru vingt-quatre ans après Issandre, il romance sur le mode épique une obsession de Jean-Louis Baghio'o père: celle de la généalogie héroïque des Jean-Louis, « la lignée des O'O, corsaires et seigneurs noirs » de la Guadeloupe, que le père fait remonter aux fils d'un Sultan de Tombouctou, vendus comme esclaves. On sait que le roman a obtenu le Prix Caraïbes en 1975 avant de reparaître en 1981 avec une préface de Maryse Condé, qui soulignait avec justesse que ce roman, « qui rêve l'histoire », surprendrait les lecteurs antillais « habitués à une littérature militante et didactique ». En tout état de cause, les deux premiers romans de Baghio'o, grand admirateur d'Alexandre Dumas et de romans de cape et d'épée, posaient la question du métissage de manière euphorique, contrairement à la tonalité désabusée et/ou dramatique de romans commeLa Caldeira de Raphaël Tardon (1948) ou Les Bâtards de Bertène Juminer (1961).
3. MONTRAY : Jean-Louis Baghio'o a connu une vie tricontinentale, si l'on peut dire, puisqu'il a vécu et travaillé aussi bien en Guadeloupe, qu'en France et en Afrique noire. S'est-il agi d'une quête identitaire, d'une quête mystique à la Rimbaud ou était-il plus simplement un baladin créole ?
C. SCHEEL : L’étiquette “baladin créole” colle mieux à Henri, Jean-Louis père, qui a vécu dans une grande instabilité à la fois domestique (il a laissé sa femme, Fernande de Virel, s'occuper des quatre enfants) et professionnelle. Il a bourlingué non seulement entre la Guadeloupe, la France et l'Afrique, mais beaucoup également entre les îles des Caraïbes, dans sa volonté têtue de créer une fédération caribéenne. En Guadeloupe-même, il avait la réputation d'un troubadour, qui s'invitait chez les gens pour les repas et remerciait en racontant des histoires ou en improvisant un sonnet. Né riche, il ne possédait plus qu'une petite valise de documents à la fin de sa vie et trouvait toujours un toit chez sa sœur Laurence, veuve Pédurand, à Sainte-Anne.
Victor JLB était bien plus posé et plus responsable (notamment vis-à-vis de sa femme et de ses enfants). Même dans ses correspondances de jeunesse, on ne trouve pas de traces d'un besoin de se “chercher”, et il semble avoir toujours vécu son identité antillaise – “gueule de métèque” inclus – avec sérénité. Mais malheur à ceux manifestant du racisme à son égard! Il aimait les défis techniques et les abordaient avec méthode – voyages compris. Mais c’était aussi un grand rêveur et il avait adopté des croyances mystiques de son père, comme celle d'une langue africaine secrète, connue des seuls initiés; celle du pouvoir magique de « la médaille en or du Roi Denis du Gabon », que la princesse Marie-Anne Ankombié avait donné à son père, après l'avoir initié aux secrets des plantes africaines; à celle du don de télépathie dans sa famille. Toutes choses racontées dans Le Colibri blanc, “mémoire à deux voix”. Mais si Victor JLB a “suivi les traces de son père” en Afrique par curiosité, cela s'est toujours fait dans le cadre de missions professionnelles, et non pas dans un esprit idéologique. Et contrairement à son père, il a aussi revendiqué ses origines hindoues (par sa grand-mère paternelle qui l'appelait "Vishnou").
4. MONTRAY : Baghio'o a choisi un nom d'auteur à consonance africaine, cela signifie-t-il qu'on peut le ranger dans le mouvement de la Négritude ? Ou alors dans l'Antillanité telle que l'a définie Glissant ? A moins qu'il ne fut un précurseur de la Créolité ?
C. SCHEEL : Victor n'a fait que reprendre à son propre compte le nom africain “Baghio'o” de l’ancêtre présumé des Jean-Louis de Guadeloupe, déjà revendiqué par son père. Dans un texte manuscrit de 1949 intitulé “Baghio'o: la vie héroïque de mon père, Jean-Louis Baghio'o, 1821-1896”, Henri JLB a écrit “Mes ancêtres les Baghio'o étaient cheikhs de l'Islam / Des croyants tous égaux / Pachas de Tombouctou […] Au 18e siècle un d'eux vint en Guadeloupe / Comme exilé de guerre avec deux de ses fils / Prit le nom de Jean-Louis et comme par défi / Devint nègre marron et bientôt chef des troupes...” Affirmation difficile à prouver. Mais un “Jean-Louis Baghio” avait été entendu comme témoin à Basse-Terre lors du Procès Bissette en 1849, et un ouvrage d'histoire récent mentionne deux “Baguio” parmi les quelque 5000 propriétaires d'esclaves en Guadeloupe en 1848. En adoptant ce nom, Victor JLB se solidarisait manifestement avec la fière revendication des origines africaines de la famille. Lui-même se présentait d'ailleurs comme “nègre, antillais et français – dans cet ordre!” Mais s'il admirait le “cri nègre” de la poésie de Césaire et la force de sa rhétorique politique, ainsi que les qualités de poète d'un Senghor, il a souvent exprimé dans ses lettres ou dans essais, des opinions critiques vis-à-vis de “la négritude” comme concept utile pour les Antilles (ou pour sa propre ascendance, lui qui avait adopté le surnom "Lieutenant Coolie" pendant ses années de guerre). Il estimait par ailleurs que Damas, qu'il avait beaucoup fréquenté pendant la Résistance, et délivré par la force d'un commissariat lors de la Libération de Paris, était le plus grand poète parmi les “trois pères” du mouvement.
Je n'ai eu le temps de faire qu'un inventaire global du legs privé de Victor JLB et n'ai pas trouvé de références à Glissant. Je ne me souviens pas non plus qu'il l'ait mentionné pendant nos nombreuses conversations, mais je ne doute pas qu'il ait – notamment en tant que membre du Jury Prix Caraïbes – lu ses publications avec grand intérêt, et se soit senti une affinité avec les concepts d'antillanité, de “relation” et de “tout-monde”. Ceux-ci cadraient parfaitement avec sa propre expérience d'Antillais de la diaspora, ouvert au monde entier, tant dans ses relations humaines que dans ses lectures. Je ne pense pas, par contre, qu'il ait apprécié la forme complexe des “romans” de Glissant, qui allaient au-delà de ses propres expérimentations littéraires.
Quant à la créolité, il lisait tous les romans antillais et, passionné par la langue créole qu'il avait pratiquée enfant à la fois en Guadeloupe et en Martinique, il rédigeait assez systématiquement des notes sur l'usage du créole dans les romans des créolistes, comme dans Texaco, par exemple. C'est dans Le Colibri blanc qu'il raconte comment son créole de Guadeloupe lui a valu d’être jeté dans le canal Levassor par des voyous de Fort-de-France, quand il est revenu en Martinique, son père y ayant été nommé juge en 1921. La suite de cette affaire, déclenchée par les subtiles différences entre les créoles antillais, a mené le petit Victor au cachot (sur ordre du père, à cause d'une vengeance au “banza”) et failli provoquer l'incendie du Tribunal de Fort-de-France par la mère, révoltée par la cruauté de son mari... On conçoit après cela, que le sort du créole ne pouvait laisser Victor JLB indifférent!
5. MONTRAY : Vous avez mené une longue enquête, très fouillée, sur le personnage et ses œuvres, pouvez-vous nous en parler ?
C. SCHEEL : “L’enquête” a commencé par un exposé sur l'auteur Victor JLB dans le séminaire de littérature noire francophone du professeur Hal Wylie à l'Université du Texas en 1988, continué par la rédaction de l'eulogie prononcée au crématorium du Père Lachaise à Paris le 26 décembre 1994. Elle a repris en 2010 quand le décès de Sven, le fils cadet de Victor JLB, m'a permis de retrouver à Paris la famille de l’écrivain que j'avais fréquenté assidûment entre notre rencontre en Italie en 1982 et sa mort en 1994. Je me suis rendu compte que la veuve et les enfants survivants avaient pieusement conservé le legs mais que rien n'avait été fait avec les 120 volumes reliés ou classés de documents, correspondances, manuscrits et tapuscrits inédits, etc. J'ai donc proposé à la famille de mettre en route un travail d'inventaire afin d'exploiter ce fonds important, au double titre d'ami proche et d'enseignant-chercheur comparatiste dont tout le parcours, depuis ma thèse de doctorat en littérature française à l’Université du Texas en 1991, reposait sur les notions de “réalisme magique” et de “réalisme merveilleux”. Or c'est la rencontre avec Victor JLB et ses romans qui m'avaient permis de les explorer au cours de longues conversations et dans une correspondance assidue. Un premier inventaire, en tant que projet de recherche au sein de mon laboratoire “Écritures” à l’Université de Metz, m'a permis de prendre la mesure du legs, notamment en manuscrits inédits et en documents sur l’expérience de l’ingénieur radio en Afrique à l’époque des indépendances. Ce dernier aspect m'a incité à entreprendre une mission de recherche et d'enseignement à l’Université de Dschang, au Cameroun, pays ou Victor avait créé et dirigé Radio Yaoundé entre 1957 et 1960. C'est là que j'ai donné en décembre 2010 une conférence sur “l’ingénieur écrivain” à l'occasion du centenaire de sa naissance, et pu remettre au nom de la famille Jean-Louis, lors du grandiose festival Nguon de Foumban, des exemplaires de ses romans au Sultan Bamoun Mbombo Njoya, qui avait été un stagiaire en journalisme-radio de Victor Jean-Louis pendant son séjour au Cameroun.
Une nouvelle impulsion est venue en 2012 avec la publication d'un poste de professeur de littérature américaine et d’études postcoloniales à l'UAG. Classé premier, j'ai opté pour une fin de carrière en Martinique et quitté mon pays natal lorrain, emportant dans mes bagages le projet “Jean-Louis Baghio'o père et fils: une œuvre littéraire antillaise à deux voix” pour le CRILLASH. Un deuxième inventaire du legs privé Jean-Louis à Paris a permis de découvrir au fin fond de la cave, une petite valise contenant plus de 2000 pages en vrac de documents surtout manuscrits et inédits de JLB père – mais comprenant également des lettres datant de la dissidence vers 1942 et une lettre mystérieuse de Marcus Garvey, adressée depuis Londres en janvier 1938 à “Mr Jean-Louis”, alors en résidence à Trinidad. Ces documents ont été confiés par les ayants-droit Jean-Louis aux Archives départementales de Martinique, et leur premier inventaire a permis de reconstituer une bonne partie de l’itinéraire de ce combattant infatigable du Pancaribéanisme entre 1923 et 1958. Côté “fils”, une publication de certains inédits a été autorisée (Victor Jean-Louis Baghio'o par lui-même. Lettres, Journaux, Essais et Récits inédits, L'Harmattan, 2016). On espère que les ayants-droit autoriseront d'autres publications sur Manioc. Une communication a été lue récemment au Colloque “L'espace caraïbe, chaudron des Amériques” organisé à Trinidad par UWI St-Augustine et l’Université de Bordeaux, afin de rappeler aux Trinidadiens qu'un Guadeloupéen était venu passer près de trois ans chez eux de 1937 à septembre 1939 afin de promouvoir un mouvement caribéen – probablement par l'entremise de loges de francs-maçons... La suite au prochain numéro!
Schoelcher 1er décembre 2016
"National" au sens "national Mquais". Ça va sans dire, mais ça va mieux en le disant...
Lire la suite...mè "dannsòl".
Lire la suiteSi on vous comprend bien, MoiGhislaine, le charbon de Lorraine devrait, pour reprendre votre expr Lire la suite
Je crains que vous n'ayez mal compris cet article. A moins que ce ne soit moi qui me trompe. Lire la suite
Il faut être un sacré farceur pour faire croire aux Martiniquais qu'un deuxième Cuba est possible Lire la suite