MBOUGAR, LE PLURIVERSEL

EXCLUSIF SENEPLUS ET SUD QUOTIDIEN – Tous mes romans tentent d’interroger la condition humaine, ce qui fait de nous, où que nous soyons, des êtres humains, solidaires dans nos angoisses, nos désirs, nos tragédies - ENTRETIEN AVEC MOHAMED MBOUGAR SARR

Auréolé du Goncourt 2021, Mohamed Mbougar Sarr s'exprime dans cet entretien accordé à SenePlus et à Sud Quotidien (à retrouver dans l'édition de ce jeudi 11 novembre). L'auteur de La plus secrète mémoire des hommes parle de son écriture, de la symbolique de cette prestigieuse récompense, ainsi que de son entrée dans le monde des écrivains qui compte désormais. Il réagit par ailleurs au débat né d'une chronique signée par ses soins sur SenePlus en 2013 à propos de Bercy.

SenePlus - Sud : Cent ans après René Maran, vous voilà à 31 ans, le 2e noir à recevoir le prix Goncourt, le 2e des plus jeunes, et enfin le 1er noir sub-saharien. Comment avez-vous accueilli cette distinction ? La vivez-vous comme une célébration des « Lettres africaines » ?

Mbougar Sarr : Je suis le premier Africain subsaharien, le troisième noir aux côtés de Maran et il ne faut pas oublier Patrick Chamoiseau pour son merveilleux Texaco en 1992, ni Marie Ndiaye pour Trois femmes puissantes en 2009. Mais au fond, cela a-t-il une réelle importance, d’être le premier Noir à faire ceci ou cela, en littérature particulièrement ? La couleur a-t-elle une quelconque importance pour un écrivain ? Insister sur ce point ne conforte-t-il pas l’idée que tout accomplissement effectué par un Africain ou un Noir est un fait exceptionnel, ce qui, à bien y regarder, n’est pas si éloigné d’une vision raciste et coloniale ? La réponse n’est pas simple, mais je pose la question. J’ai accueilli la nouvelle du prix avec la joie simple et pure d’un écrivain qui voyait son livre recevoir une distinction littéraire très prestigieuse. Que cet écrivain soit un Noir du Sénégal, c’est un hasard de la biologie et de la géographie, même si l’Histoire complique la situation. Ce ne sont pas les lettres africaines qui sont célébrées, mais, j’espère, la littérature, que pratique aussi l’Afrique ; et je le dis sans minorer le signal envoyé symboliquement aux lettres de l’espace francophone, singulièrement africain. Car évidemment, j’ai conscience du symbole et du moment historique. C’est un moment important.

Peut-on considérer que ce moment historique met fin à une anomalie ?

Je ne peux ignorer la charge symbolique de ce prix, surtout en ce moment ; mais j’aimerais qu’on parte de la question de la valeur littéraire pour mieux poser celle de la signification et de l’implication politiques. Les deux sont liées, mais l’ordre du discours est important. C’était, en un sens, une anomalie que le livre d’un Africain subsaharien n’ait jamais été récompensé par le prix Goncourt en 120 ans. Cela posait, sur le terrain littéraire, des questions structurelles, des questions de sociologie littéraire liées à la domination coloniale et à ses conséquences, racisme, mépris éditorial, méconnaissance, désintérêt du milieu littéraire et du public français pour la production romanesque de l’espace francophone, singulièrement africain.

Cette anomalie a été « corrigée » avec ce récent prix, mais ce serait une erreur, je crois, de l’inscrire dans un régime d’exceptionnalité, de l’interpréter comme une grâce seigneuriale rare et précieuse. Le voir ainsi voudrait encore dire que c’est une… anomalie historique ; que rien n’a changé ; que ce prix est une simple dérogation et qu’on reviendra bientôt à l’ordre ancien.

Quelle posture adopter alors ?

Il faudrait plutôt affirmer fortement ces trois choses : 1) il y a, depuis plus d’un siècle, de grands textes en français dans tout l’espace francophone africain ; 2) qu’un de ces textes soit reconnu par le Goncourt ne devrait pas, ou plus, étonner ; et enfin, 3), qu’à partir de maintenant, il faudra se battre et rester attentif pour que les romans écrits par des Africains échappent plus aux catégorisations littéraires faciles, aux ghettoïsations éditoriales, politiques et médiatiques, pour circuler pleinement dans l’espace francophone. Jouer dans la bibliothèque et l’espace de l’imaginaire comme y jouent tous les textes littéraires. Prétendre aux plus prestigieux prix littéraires sans que ce soit ahurissant. Et la meilleure manière d’accomplir cela est de mettre en avant la qualité littéraire. C’est pour cela, pour ma part, que j’insiste autant sur la valeur poétique d’abord. Pour le reste, le Prix Goncourt est un formidable encouragement pour moi dans la construction de mon travail, mais aussi pour les écrivains africains, surtout les jeunes. L’avenir est à eux. Ils n’ont plus de complexe à avoir vis-à-vis de la langue ou du milieu français. 

Avec ce succès et la notoriété planétaire qui s’en est suivie, vous voilà désormais sorti du confort de l’anonymat. Ne craignez-vous pas que « moi Mbougar Sarr, prix Goncourt » ne vous tétanise, ne soit un poids trop lourd à porter ?

Ce qui est le plus lourd à porter, ce qui a toujours été le plus lourd à supporter, c’est le regard des habitants de la bibliothèque humaine : les grands écrivains et les grandes œuvres. Le Prix Goncourt ne changera rien à cela : devant les œuvres du passé, je me sentirai toujours écrasé, tétanisé. Mais le paradoxe est que c’est aussi cette angoisse qui me fait écrire, jusqu’à présent. Le Prix Goncourt peut stériliser, assécher l’inspiration et la force de travail transformer un écrivain en « agraphe ». Mais il peut aussi libérer, en délivrant son récipiendaire de certaines contingences matérielles, de certaines obsessions. J’espère que j’aurai la force de rester tranquille. J’espère que je continuerai à lire. J’espère que je pourrai encore écrire deux ou trois choses. Mais si ce n’est pas le cas et que je suis tétanisé - ce qui est possible - ce sera mon destin et ce ne sera pas grave. Je retournerais alors chez moi, dans le Sine ; je cultiverais la terre et je mangerais du thiéré et je regarderais les magnifiques crépuscules de mon village.

On pourrait considérer que les thématiques abordées dans vos différents romans se structurent autour de la condition humaine et requièrent par conséquent une dimension universelle, bien loin du « réalisme socialiste », de la littérature de dénonciation, voire de combat. L’universel serait-il une nouvelle forme d’engagement ?

L’engagement est pour la condition humaine, expression que vous avez utilisée, et qui me semble à la fois plus forte et plus intéressante que l’universel. Il est impossible de définir l’universel ; c’est le piège théorique de cette notion, à laquelle, cependant, je veux croire. La définir, c’est déjà l’amputer de l’expérience que l’autre a de l’universel. Il faut que les deux se rencontrent pour faire jaillir un universel, un pluriversel. Tous mes romans tentent d’interroger la condition humaine : ce qui fait de nous, où que nous soyons, dans n’importe quel temps et lieu, des êtres humains, solidaires dans nos angoisses, nos désirs, nos tragédies, nos espoirs, nos cruautés et nos beautés. « Terre ceinte », « Silence du chœur », « De purs hommes », « La Plus secrète mémoire des hommes », tous mes textes posent au fond la même question de perspectives différentes : qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains, qu’est-ce qui nous lie dans cette expérience, au-delà des particularités identitaires ou culturelles ? Ce sont des questions philosophiques, mais elles deviennent proprement littéraires à partir du moment où des fictions leur donnent corps dans un drame romanesque. Et pas question pour moi de faire du roman un espace idéologique, d’opinion. C’est un espace ouvert, d’interrogation, de jeu, de liberté, de travail du réel, dont le but est de confronter tout lecteur à lui-même, à sa condition d’homme, à ce qu’il fait pour en être digne ou non.

De vos aînés à vous, que ce soit Boubacar Boris Diop ou Thierno Monenembo pour n’en citer que deux, on reste frappé par la place centrale qu’occupe la grand-mère dans le façonnement de l’imaginaire du futur écrivain que vous êtes devenus.  Cette figure à qui vous avez dédié votre prix n’est-elle pas menacée aujourd’hui par les réseaux sociaux tant ils semblent être le lieu de prédilection d’une grande majorité de jeunes qui s’y livrent à toutes sortes d’extravagances. N’est-ce pas là une menace pour la littérature ?  Que faire pour qu’ils soient plus en contact avec cette « figure centrale » ou tout au moins avec la lecture, une expérience qui dites-vous, « vous change » ?

Aujourd’hui, je suis à peu près sûr que mon désir de raconter des histoires et d’en entendre, mon imaginaire poétique, est né dans les contes que me racontaient ma mère et mes grand-mères, mes tantes, mes cousines. Je ne sais pas si les jeunes d’aujourd’hui ont encore ces expériences-là : écouter pendant un temps magique, suspendu, une voix vous introduire dans un autre monde et y donner vie aux choses et aux êtres les plus extraordinaires, qui deviennent pourtant vos amis, vous terrifient, mais en tout cas ouvrent et enrichissent votre imagination. Peut-être que les jeunes ont d’autres sources pour féconder leur imaginaire. Peut-être que les réseaux sociaux contiennent des media qui stimulent différemment leur rapport à la parole, au langage, à l’expérience démocratique ou à l’information. Je ne sais pas. Mais une chose me semble certaine : l’arène féroce que peuvent être ces réseaux, le mélange du tout-venant et du sérieux qu’ils opèrent, la relativisation absolue du savoir, de la culture et même de la vérité qu’ils induisent, le nivellement par le bas qu’ils effectuent, le flux des opinions, une contre-vérité pouvant passer pour une opinion libre et légitime, tout cela me laisse songeur quant à leurs conséquences sur les jeunes esprits, et singulièrement sur leur rapport à la concentration et de la sérénité nécessaires à l’acquisition d’une culture. Je ne dis pas que tout y est affreux et à jeter, bien sûr. Nombre d’études scientifiques ont démontré le caractère chronophage et addictif des écrans et des réseaux sociaux. Cela réduit non seulement le temps dont nous disposons pour lire des livres ou nous consacrer à l’art, même s’il est possible de lire et de se consacrer à l’art en ligne, mais réduit aussi notre capacité à nous concentrer, à nous retirer en nous.  

Vous voulez réconcilier vérité et fiction. Vous ne semblez pas les opposer, bien au contraire, vous extirpez la tension entre les deux pour les rapprocher dans un espace partagé qui serait un espace poétique. Au-delà des réseaux sociaux, les populismes qui envahissent la planète de nos jours peuvent se réjouir de cet espace de « réalités alternatives ». N’entrons-nous pas dans un monde où justement la frontière entre vérité et fiction est beaucoup trop ténue ?

L’ère de la post-vérité, portée à son climax par Trump, est en effet tout entière née d’une confusion. Mais cette confusion est celle entre la vérité et le mensonge. En littérature, la confusion, ou le jeu, que je tente d’installer, pour faire advenir l’espace poétique, s’effectue entre la vérité et fiction, qui est autre chose que le mensonge. Il y a une vérité, une vérité existentielle, qui peut jaillir de l’espace poétique créé par le roman. Mais de l’espace flou qui rend interchangeable la vérité et le mensonge, aucune vérité ne peut naître, puisque rien n’a plus de valeur : les faits sont friables, les preuves réversibles ou manipulables ou effaçables, les croyances individuelles érigées en loi, les bases collectives sapées par un doute qu’on ne peut mettre en doute, les procès rapides et instruits par une frange minoritaire mais bruyante et régnant par une terreur qui la fait paraître symboliquement majoritaire : autant d’effets et de causes à quoi on reconnaît un certain fascisme. C’est tout l’inverse du roman.

À quel moment avez-vous rêvé d’être écrivain ?

Je n’en ai jamais vraiment rêvé. Je voulais être footballeur, ou journaliste, ou professeur, ou avocat. J’ai cependant toujours aimé lire, beaucoup lire. C’est par la lecture que je suis arrivé à l’écriture. Cela s’est fait progressivement, au fur et à mesure que se développait ma sensibilité littéraire et que se formait ma voie. Mais ce n’était pas un rêve. J’ai commencé à écrire régulièrement autour de la vingtaine.

Vous avez fait votre scolarité primaire à Diourbel et secondaire au Prytanée militaire de Saint-Louis. Votre réussite en littérature dit-elle quelque chose de la qualité de l’école sénégalaise ou est-ce plutôt le résultat d’un effort personnel et solitaire ?

Je crois que les deux sont liées. J’ai eu la chance d’être bien formé. L’école sénégalaise, malgré toutes ses carences et ses défauts, peut encore former dans l’excellence. L’environnement familial, mon goût et ma passion pour les livres, m’ont toujours poussé à aller plus loin dans ce que j’aimais : la langue, l’écriture, les mots. L’école a développé et mûri ce goût en me donnant des armes nouvelles, en me mettant à l’épreuve, en m’ouvrant à d’autres horizons. Je crois que la passion est toujours personnelle : c’est toujours seul qu’on construit ou découvre ce qui nous passionne. Tout le travail de l’école outre la transmission des compétences techniques et connaissance de base, tout son travail philosophique, j’entends, devrait être de voir chez chaque élève la passion qui l’habite, même à l’état de traces, et de la stimuler, pour pousser l’élève le plus loin possible. L’école sénégalaise le fait encore. Sans doute plus assez. Sans doute pas pour tous. Mais je suis fier d’en être le produit pur.

Depuis l’annonce de votre victoire au Goncourt, il y a eu beaucoup de réactions très diverses sur un article que vous avez signé en 2013 sur SenePlus. Cette chronique ne semble pas avoir été comprise et du coup fait polémique. Êtes-vous surpris par cette polémique ?

Je ne suis pas surpris, pour la simple raison que le texte y prête facilement le flanc, l’appelle presque. La chronique avait déjà fait polémique à sa publication, il y a quelques années. Je ne suis pas du tout étonné que ce texte ressorte maintenant, juste après l’attribution du Goncourt à mon dernier roman ; c’est tout sauf un hasard. C’est un texte de jeunesse, écrit alors que j’avais à peine vingt-deux ans. Mais ce n’est pas une question d’âge, au fond, car je savais très bien ce que j’écrivais. Je ne me cacherai donc pas derrière cette excuse. Cependant, il est clair qu’avec plus de maturité j’aurais écrit autrement, avec moins de provocation. Alors même que j’admire Youssou Ndour, alors même que je suis déjà allé à Bercy, je voulais faire de Bercy une satire teintée de caricature et de dérision, voire d’autodérision, puisque je me moque aussi de moi. Évidemment, ces typologies d’écrits et de registre, satire, caricature, dérision, etc., ne parleront pas à tous.

Est-ce là une naïveté de jeunesse ?

Ma naïveté a été de croire que ce texte, qui n’était pas une thèse ou un éditorial, pouvait faire à la fois rire et réfléchir malgré ses outrances. Ça n’a pas été le cas pour tout le monde. Beaucoup ont lu au premier degré un texte qui en possédait plusieurs. Pris au premier degré, évidemment, il est violent, négrophobe, injurieux, ce que je ne suis pas, mais je n’oblige personne à me croire. Il y a une veine d’humour écrit qui se fonde sur cette provocation cruelle, parfois grossière et toujours insolente, mais dont l’objectif n’est jamais d’agresser ou de heurter. Je peux donc comprendre qu’il soit mal reçu et mal compris, mais son ton fait partie de la palette d’un registre littéraire auquel je me suis essayé librement, comme apprenti-écrivain. Ce n’est manifestement pas le genre pour lequel je suis le plus doué. Je l’ai d’ailleurs abandonné depuis. Avec le temps, je reconnais que c’est un texte maladroit et mal exécuté. Qu’il se prenne un tel retour de flamme est de bonne guerre, je ne m’attendais bien sûr pas à ce qu’on l’applaudisse unanimement.

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