Où est passée l'intelligentsia martiniquaise ?

Jean-Laurent Alcide

   Sur ce site plusieurs articles posent cette question depuis plus d'un mois. Ceux-ci mettent sur le même pied les politiques, les syndicalistes et les intellectuels, oubliant d'ailleurs deux autres catégories à savoir les artistes et les sportifs.

   Cette mise sur le même pied et cet oubli doivent, me semble-t-il, être fortement questionnés.

   Et d'abord, il faut se demander si la notion ou la catégorie sociale dénommée "intelligentsia" a une quelconque pertinence ou plutôt en a jamais eu au sein de la société martiniquaise. En effet, ce sont les électeurs martiniquais qui choisissent leurs maires ou leurs députés, ce sont les employés et ouvriers martiniquais qui élisent leurs représentants syndicaux alors que ce n'est pas le corps social martiniquais qui choisit ou désigne celles et ceux que partout à travers le monde il est convenu d'appeler "intellectuels" à savoir historiens, économistes, écrivains, anthropologues, psychologues, politologues etc...

   Le premier et plus frappant exemple de ce phénomène est celui du plus éminent d'entre les intellectuels martiniquais, Aimé Césaire. C'est par le plus grand des hasards, lors de son passage à la Martinique au début de la Deuxième Guerre Mondiale que le pape du mouvement surréaliste, André Breton, découvrit dans une mercerie de Fort-de-France une modeste revue portant le titre de Tropiques. Le navire qui le conduisait à New-York avait fait escale au port de Fort-de-France et Breton était descendu à terre pour acheter des... boutons à a fille ! Comme on le sait, il fut littéralement foudroyé à la lecture du début du Cahier d'un retour au pays natal d'un certain Aimé Césaire alors inconnu au bataillon et simple prof au lycée Schoelcher. C'est grâce au même Breton que ce texte fut édité pour la première fois et cela à New-York. Une fois, la guerre finie, le Pape du Surréalisme continua à porter Aimé Césaire aux nues en écrivant notamment que ce dernier maniait le français "comme aucun Blanc ne peut le faire aujourd'hui".

   Le Nègre fondamental, comme Césaire s'auto-désigna par la suite, n'aurait jamais pu dépasser les frontières de son île sans l'adoubement d'André Breton et d'autres intellectuels français. La revue, Tropiques, qu'il dirigeait avec son épouse et René Ménil, entre autres, serait restée confidentielle et cela non seulement en Martinique mais n'aurait jamais eu d'écho au plan ni hexagonal ni international. Ce ne sont donc pas du tout les Martiniquais qui ont choisi ou fait l'intellectuel Césaire. Par contre, ce sont bien eux qui ont choisi le député-maire Césaire pendant un bon demi-siècle.

   Si l'on se penche sur le cas de Frantz Fanon, la chose est encore plus claire. Lorsqu'il publie en 1952 Peaux noires, masques blancs, l'accueil en Martinique se limite à la petite-bourgeoisie éduquée, essentiellement mulâtre à l'époque, qui va virulemment contester les thèses fanoniennes. En dehors de cette minorité, personne en Martinique n'avait entendu parler du livre de Fanon et d'ailleurs, à cette époque, la notion de "Livre antillais" n'existait même pas. Dans les rares librairies de Fort-de-France, il n'existait pas de rayon portant cet intitulé et par la suite les autres livres de Fanon subirent une sorte de censure non-dite de la part des autorités de l'Etat français en Martinique. Longemps, Le Damnés de la terre (1961), oeuvre mondialement connue et cela jusqu'à aujourd'hui, utilisée par les Tamouls du Sri-Lanka, par les Palestiniens, par les Noirs américains du Black Power etc... fut introuvable en Martinique. En fait, l'oeuvre de Fanon n'a existé et ne s'est imposée que grâce à un événement majeur, la guerre d'Algérie (1954-62) et un intellectuel français majeur (Jean-Paul Sartre). Plus aucun Martiniquais n'ignore aujourd'hui le rôle qu'a joué leur compatriote au sein du FLN (Front de Libération Nationale) algérien lequel adopta d'ailleurs le paronyme d'Omar Ibrahim Fanon et est enterré en Algérie. S'agissant de l'autre événement qui propulsa Fanon sur la scène intellectuelle mondiale, ce fut la retentissante préface que rédigea Jean-Paul Sartre pour Les Damnés de la terre. On n'a plus aucune idée aujourd'hui de l'importance de ce philosophe et militant politique qu'est Sartre qui appelait, par exemple, les ouvriers des usines automobiles à l'insurrection jusqu'à finir par être emprisonné, chose qui obligea De Gaulle, alors président de la République, à le faire libérer, déclarant "On n'emprisonne pas Voltaire !". 

   Tout comme Césaire donc, Fanon ne fut pas reconnu par les Martiniquais, ce qui, peut-être, l'amena à écrire cette phase terrible à l'endroit de ces derniers : "A la Martinique, il y a plus de pantalons que d'hommes". 

   Edouard Glissant, lui, ne dut sa notoriété qu'à l'obtention du deuxième plus important prix littéraire français, le Prix Renaudot, pour son roman "La Lézarde" (1958) qui demeure assez peu lu en Martinique, texte, il est vrai, d'un abord assez difficile. Glissant, on l'a oublié, fut un militant du Front Antillo-Guyanais pour l'Autonomie, interdit de séjour en Martinique, défenseur de la cause algérienne, fondateur d'u lycée privé, l'IME (Institut Martiniquais d'Etudes), installé en plein coeur du fief de l'époque de la caste békée, le quartier de Didier. Cet établissement accueillit nombre d'élèves qui n'avaient pu s'adapter au système scolaire français d'une part et initia, de l'autre, les premiers enseignements d'histoire, de sociologie, d'économie et de littérature centrés sur la Martinique et les Antilles. Malgré tout cela (il aurait pu utiliser les droits d'auteur de son Prix Renaudot à autre chose qu'à acheter un bâtiment pour y construire une école !), Glissant n'obtint guère de reconnaissance en Martinique et finit par s'exiler. A Paris d'abord où il fut le directeur du magazine de l'UNESCO appelé Courrier de l'Unesco qui est publié en une soixantaine de langues ; aux Etats-Unis ensuite, plus précisément en Louisiane, où il dirigea le Centre d'Etudes Francophones de l'Université de Bâton-Rouge. Mais Glissant ne tourna pas pour autant le dos à la Martinique, s'enracinant dans la commune du Diamant où il souhaita être inhumé. 

   Quant au Mouvement de la Créolité (Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant), il ne fut connu et ne s'imposa à partir de la fin des années 80 que grâce au Prix Goncourt attribué à Chamoiseau pour son roman Texaco (aussi difficile, soit dit en passant, que La Lézarde de Glissant) en 1992. Le manifeste Eloge de la Créolité publié trois ans plus tôt (1989) n'aurait sans doute jamais connu pareil écho sans l'obtention de ce prix, manifeste qui, au départ, n'en était pas un comme aime à le rappeler Raphaël Confiant. En effet, invités à un festival culturel antillais en Seine-Saint-Denis, au lieu de préparer chacun une intervention, les trois hommes décidèrent d'écrire un texte en commun qu'ils lurent à tour de rôle devant un public plutôt perplexe. Publié par la suite aux éditions Gallimard, leur Eloge de la Créolité devait connaitre la notoriété que l'on sait. Mais force est de reconnaitre que le Mouvement de la Créolité doit tout à Saint-German-des-Prés et au milieu littéraire et médiatique parisien. Quoique déjà éminent linguiste, Jean Bernabé n'était connu que dans les seuls cercles académiques ; avec ses cinq premiers livres entièrement écrits en créole, Raphaël Confiant était considéré comme un hurluberlu ; avant le succès de Texaco, Patrick Chamoiseau n'avait publié qu'une pièce de théâtre chez ce modeste éditeur qu'est L'Harmattan.

   Ce qui vient d'être dit à propos des Césaire, Fanon, Glissant et les auteurs de la Créolité vaut tout autant pour René Ménil, Vincent Placoly, Xavier Orville, André Lucrèce et d'autres moins connus. 

   Poser donc la question, comme cela a été fait à diverses reprises sur le présent site-web, de savoir où est passée l'intelligentsia martiniquaise face à l'actuel mouvement contre la vie chère et les mettre sur le même plan que les politiques et les syndicalistes ne me semble pas très honnête...intellectuellement parlant. Il n'y a jamais eu d'intelligentsia martiniquaise au sens plein du terme car celle-ci a été entièrement conçue par l'extérieur d'une part et n'a guère eu d'impact en Martinique, de l'autre. Quel Martiniquais, par exemple, sait que Césaire a été traduit en portugais, en polonais et en italien, Glissant en allemand, en néerlandais  et en russe, Chamoiseau en anglais, en suédois et en arabe, Confiant en japonais, en espagnol et en grec moderne ? 

   Venons-en maintenant à l'oubli que comporte la question posée par ce site ("Où sont passés les politiques, les syndicalistes et les intellectuels martiniquais ?"), au double oubli plus exactement : les artistes et les sportifs. Ces deux catégories sont cent fois, mille fois plus présentes dans l'espace social martiniquais que les intellectuels et ont considérablement plus d'impact que ces derniers. Sur les radios et télés, la musique est omniprésente, les concerts rassemblent des milliers de spectateurs alors qu'au pays de Césaire-Fanon-Glissant, il n'y a même pas de Salon du Livre ou plutôt ceux qui existent sont portés à bout de bras par des personnes dévouées qui peinent à obtenir le soutien financier des collectivités locales. Quant aux sportifs, et même si la Martinique en a beaucoup moins qui soient hexagonalement et internationalement connus que sa soeur, la Guadeloupe, ils ont un impact médiatique et sociétal autrement supérieur à celui d'un économiste, un historien, un anthropologue ou un écrivain. 

   Pourquoi nos artistes et nos sportifs n'ouvrent-ils pas la bouche sur les événements qui secouent la Martinique ?

   C'est la question qu'aurait dû avoir posé FONDAS KREYOL au lieu de pointer du doigt les intellectuels ou considérés comme tels. 

 

Commentaires

En parlant d'intelligentsia

Mouche là

12/10/2024 - 18:56

Un membre de ma famille m'a envoyé une vidéo ou un politicien Martiniquais indépendantiste devenu fraichement Azerbaidjanais depuis peu, se plaignait des trajets des produits qui arrivent en Martinique.
En effet il disait que les produits partent du BRESIL vont vers la FRANCE pour ensuite arriver en MARTINIQUE.
La question que je me pose et j'aimerai savoir si vous pouvez m’éclairer sur le sujet.
Quel est le pourcentage de ces produits dans la quantité de produits arrivant en Martinique.
-Si le résultat est de plus de 40/50% je dis OK sont intervention est valide.
-Si le résultat est de moins de 10/15% alors pourquoi ce monsieur insiste sur un si faible pourcentage.

J'ai eu une discussion très houleuse avec mon frère a ce sujet (*). Je lui ai demandé mais combien de pourcent représentent ces produits.

(*) Il faut savoir que des familles martiniquaises s'entredéchirent depuis l'intensification de ce mouvement.

SI AU MOINS...

Albè

12/10/2024 - 19:07

...le Brésil nous envoyait ses danseuses du carnaval de Rio, on cesserait de s'extasier devant les fameux "bradiak".

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