Les récentes mobilisations en Martinique ont remis sur le devant de la scène le lien entre la profonde misère sociale et les prix exorbitants pratiqués par la grande distribution. Parmi ces grands groupes, le géant Bernard Hayot, méconnu en métropole mais dont les intérêts sont omniprésents dans les « DOM ».
Quinze ans après la grève générale contre la pwofitasyon qui avait mis à l’arrêt l’économie en Martinique pendant près d’un mois et demi, une nouvelle mobilisation contre la vie chère est en cours depuis le 1er septembre à Fort-de-France. A l’image des scènes filmées dans un Leclerc en Guadeloupe où des manifestants anti-vie chère alertaient sur le coût exorbitant de l’alimentaire, ou encore au Carrefour Sainte Clotilde à la Réunion, la crise ouverte en Martinique pourrait faire écho à la situation coloniale de l’ensemble des dits « outre-mer ». Car la situation en Martinique est loin d’être un cas particulier : elle est symptomatique des situations sociales et économiques dans les colonies françaises, caractérisées par des taux de pauvreté et une cherté de la vie records, tranchant avec la situation dans l’Hexagone. Dans les « DOM » historiques, alors que le taux de pauvreté est de cinq à dix fois plus élevé que dans l’Hexagone, les prix des biens de consommation, et plus particulièrement des produits alimentaires, sont jusqu’à 40% plus élevés.
A l’origine de cette situation : une économie de comptoir dans laquelle une poignée de grands groupes, dans des positions de quasi-monopole, n’hésitent pas à augmenter démesurément le prix des produits de consommation pour réaliser des taux de marge exorbitants, prétextant une prétendue étroitesse du marché ainsi qu’une augmentation des taxes. Parmi eux, impossible de passer à côté du groupe Bernard Hayot, cible de premier plan du mouvement contre la vie chère, en 2009 comme aujourd’hui.
La fortune de Bernard Hayot, qui culmine à 300 millions d’euros, compte parmi les 500 plus grandes de France. Elle provient du groupe portant son nom : le Groupe Bernard Hayot (GBH), dont le chiffre d’affaires s’élevait en 2021 à 3 milliards d’euros. Le magazine Challenges, qui propose dans son classement des grandes fortunes un « self-made score » établi selon l’origine de la fortune, attribue à ce capitaliste la note de 100%. Véritable entrepreneur exemplaire, élève modèle du capitalisme, il aurait créé seul son empire. Une fortune bâtie ex nihilo, à la sueur de son front... vraiment ? Un regard sur l’histoire de la famille Hayot suffit pour balayer cette fable du « self-made man » aux mains propres que se plaisent à diffuser Hayot et la presse bourgeoise.
Le capitalisme de plantation en Martinique, alors colonie esclavagiste française, était dès sa phase initiale caractérisé par une concentration des terres et des richesses dans les mains de quelques grands propriétaires fonciers. A cette époque, une dizaine de familles blanches possédaient la plus grande partie des terres et de l’économie. Aujourd’hui, la structure économique de la Martinique est largement héritière de ce capitalisme de plantation né au XVIIe siècle : ceux que l’on nomme les békés, communauté blanche des descendants d’esclavagistes, contrôlent encore la majeure partie de l’économie. Représentant à peine 1% de la population martiniquaise, ils maîtrisent une grande part de l’import-export, notamment dans l’alimentaire et dans l’automobile, et sont encore propriétaires d’une part non négligeable du foncier. D’après les chiffres avancés dans l’épisode de Spécial Investigation intitulé « Les derniers maîtres de la Martinique », et repris par Saïd Bouamama, ils détiendraient 52% des terres agricoles et 20% de la richesse de l’île.
Bernard Hayot est l’un d’eux. Descendant d’une famille de colons arrivée en 1680 en Martinique, ce béké a hérité d’une fortune colossale construite sur l’exploitation du sucre par l’esclavage, puis de l’indemnisation versée par l’État lors de la libération de ses esclaves en 1849. Fort de ce capital familial sordide, il a fondé le Groupe Bernard Hayot (GBH) en 1960. Cette multinationale est aujourd’hui implantée dans une grande partie des colonies françaises : aux Antilles, en Guyane, à la Réunion et en Kanaky. Mais elle est aussi présente au Maroc, en Algérie et dans l’Hexagone, ainsi qu’à Trinité-et-Tobago, en République dominicaine, ou encore à Cuba.
Héritier d’un capital construit sur l’exploitation de l’or blanc - le sucre - par une main d’œuvre servile, le groupe s’est initialement développé autour d’activités industrielle et de l’importation. A partir des années 1980, il s’est imposé aux Antilles dans la grande distribution et dans l’importation d’automobiles. Renommé par l’Express « l’empereur de la grande distribution », le pôle « grande distribution » du groupe a commencé à émerger à partir du rachat en 1981 d’un hypermarché Monoprix (passé depuis sous l’enseigne Carrefour) en Martinique. Le groupe n’a ensuite cessé de développer ce pôle, principalement dans les colonies françaises où il est implanté. Il possède aujourd’hui 11 hypermarchés Carrefour en Guyane, en Guadeloupe, à La Réunion, en Martinique et en République dominicaine. Il est aussi présent en Kanaky, où il détient près de 60% du marché de la grande distribution avec les enseignes Géant, Casino et Leader Price. Au-delà des hypermarchés, il développe son empire via les enseignes Décathlon (quatre magasins basés en Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion), M. Bricolage (huit magasins aux Antilles et à La Réunion) et Gamme Vert (un magasin en Martinique).
GBH est aussi fortement implanté dans le domaine de l’importation d’automobiles. C’est en Martinique qu’il a commencé à commercialiser en 1988 les véhicules Renault. Selon l’Humanité, il est aujourd’hui l’unique importateur de Renault aux Antilles, en Guyane et à la Réunion. Le réseau des concessions est loin de se limiter à cette seule marque. Le site officiel du groupe nous en livre un portrait édifiant : « Il distribue aujourd’hui les marques Renault et Dacia dans les quatre départements d’outre-mer et en Côte d’Ivoire. L’activité connaît, depuis, une constante expansion, ayant intégré la distribution de nouvelles marques – dont Toyota en Guadeloupe, Nissan en Martinique, en Guyane et en Nouvelle-Calédonie, Hyundai en Guadeloupe, à La Réunion, à l’Île Maurice et en Nouvelle-Calédonie, Kia au Maroc – auxquelles viennent s’ajouter certaines marques du groupe Volkswagen en Guadeloupe et à La Réunion. Le Groupe est également implanté en Algérie, avec la marque Citroën, et au Maroc avec Renault Trucks en 2017 ». A cela s’ajoute la possession de plusieurs franchises internationales telles qu’Europcar et Hertz avec lesquelles le groupe développe la location automobile dans les « DOM historiques » ou encore au Maroc et en Côte-d’Ivoire, et un réseau de distribution de pneumatiques Michelin, dont il est distributeur dans les « quatre vielles colonies françaises » et en Kanaky.
Son activité ne s’arrête pas là. Son groupe produit et commercialise deux marques de rhum agricole en Martinique, Clément et J.M. En Guyane, en 2023, il a racheté la seule distillerie de rhum agricole de la colonie. Pour ce qui relève de l’agroalimentaire, en Martinique, il est producteur de bananes et de chocolat sous la marque Elot. A La Réunion, il fabrique et commercialise les produits laitiers Danone. On pouvait aussi le retrouver au Conseil d’administration de l’Université des Antilles jusqu’en 2022. Impossible de dresser une liste exhaustive de toutes les filiales de ce groupe en quelques lignes, tant il est tentaculaire.
Ce réseau colossal de filiales de GBH fait de cette multinationale un acteur prépondérant de la domination coloniale qui perdure dans les colonies françaises. En contrôlant une grande partie de l’économie aux Antilles, il participe au maintien de ces territoires dans une économie de comptoir caractérisée par une dépendance accrue avec la métropole et ses containers qui s’apparente fortement au « pacte colonial ».
Le pacte colonial était un système qui a façonné les échanges extérieurs des colonies, leur structure productive et leurs exportations. Aussi nommé le régime de l’Exclusif, il imposait aux colonies de produire et d’exporter uniquement vers la métropole les matières premières indispensables au développement de l’industrie ou recherchées par les consommateurs occidentaux. A cette première exclusivité s’en ajoutait une autre : seuls les produits provenant de la métropole pouvaient être importés dans les colonies. Ces dernières servaient alors de débouchés pour écouler les marchandises manufacturées métropolitaines, que les colonies avaient l’interdiction de produire elles-mêmes, ou d’importer d’ailleurs. Bien qu’officiellement un tel pacte n’existe plus, dans les faits, il perdure sous de nouvelles formes.
En Martinique (comme dans les autres colonies françaises), la dépendance économique à l’égard de l’Hexagone est maintenue. La Martinique est encore largement tributaire des importations de produits manufacturés et alimentaires, et sa production demeure spécialisée et peu diversifiée, orientée vers l’exportation de produits agricoles tropicaux pour la métropole. La production en Martinique est principalement tournée vers la banane et le sucre, qui occupent 50,1% du territoire et sont affectés à l’export. Quant à son taux de dépendance aux importations alimentaires, un rapport de l’Assemblée nationale l’estime à 87%. A cela s’ajoute un secteur de l’import-distribution puissant, concentré dans les mains de quelques grands groupes pour la plupart descendants de colons esclavagistes. Cette configuration étant similaire dans la majorité des colonies françaises (au moins les quatre plus anciens « départements d’outre-mer »), elle revient à une totale dépendance, aussi bien à l’exportation, avec des produits agricoles à bas prix issus de secteurs subventionnés par l’État, qu’à l’importation, organisée par une bourgeoisie comprador qui sert d’intermédiaire (ou de parasite) entre le marché local et les grands groupes français de la distribution. Cette situation explique en grande partie l’isolement de l’économie des pays colonisés par la France, et est l’un des arguments les plus utilisés par la bourgeoisie et les impérialistes pour s’opposer à toute velléité d’autodétermination.
Dans le tableau de l’économie coloniale en Martinique, le Groupe Bernard Hayot occupe une place de premier choix. C’est dans le cadre d’un pacte colonial sans cesse renouvelé que GBH participe à imposer la vie chère aux dépens des classes populaires qu’il affame. Acteur majeur de l’approvisionnement et de la distribution dans cette colonie française, bénéficiant d’une situation de quasi-monopole et tirant profit d’une structure économique qui maintient la Martinique dans une dépendance aux importations depuis la métropole, la multinationale n’hésite pas à gonfler les prix de ses produits (notamment alimentaires) pour accroître ses marges. Cela avait valu au groupe une condamnation par le gouvernement local en Kanaky, où GBH possède près de 60% de la grande distribution et où les prix de l’alimentaire sont 78% plus chers que dans l’Hexagone. La situation de quasi-monopole avait permis au groupe d’augmenter ses profits en appliquant à ses fournisseurs des marges arrières (sommes d’argent versées par les fournisseurs aux distributeurs, souvent en fin d’année) elles aussi démesurées.
Plus récemment, en mai 2023, GBH a été auditionné par la commission d’enquête sur la vie chère à l’Assemblée nationale. Cette commission d’enquête, qui visait à faire la lumière sur le niveau des prix effarant des biens de consommation dans les colonies françaises, a vu défiler quelques figures du grand patronat ultramarin : transport maritime, immobilier, grande distribution… Sans surprise, le groupe Hayot comme les autres prédateurs capitalistes de ces secteurs, se sont tour à tour dégagés de toute responsabilité dans la fabrique de la vie chère, niant les évidences.
Par la position prépondérante qu’occupe GBH dans la domination coloniale de la Martinique, ce dernier n’a pas qu’une responsabilité sur la cherté de la vie et l’entretien de la misère sur l’île. Le groupe est aussi impliqué dans le scandale du chlordécone. Utilisé massivement aux Antilles de 1972 à 1993, alors qu’il était interdit dans l’Hexagone depuis 1989, ce pesticide cancérogène dont les effets sur la santé étaient bien connus a contaminé la quasi-totalité des Guadeloupéens et des Martiniquais. L’État français a permis aux gros planteurs, par dérogations, de continuer à utiliser le chlordécone légalement jusqu’en 1993. Ce pesticide mortifère a été commercialisé en Martinique par l’entreprise Laguarigue, dont le directeur général était Yves Hayot, frère aîné de Bernard, qui a continué à écouler illégalement ses stocks après 1993. Entre mai et juin 2002, 10 tonnes de chlordécone ont été saisies en Martinique, et 3 tonnes en Guadeloupe. Tout comme pour la vie chère, le groupe a nié sa responsabilité dans l’empoisonnement massif au chlordécone de la population antillaise. Régulièrement, des manifestants anti-chlordécone se rassemblent en Martinique devant les magasins du GBH et appellent au boycott de ses produits pour dénoncer son implication dans ce scandale sanitaire.
Symbole de la pwofitasyon et figure macabre de l’affaire du chlordécone, pour le GBH, le profit passe avant la vie. Des profits payés au prix fort par les Antillais, jetés dans la pauvreté par une vie chère, sur des terres contaminées pour des siècles par les intérêts des grands groupes capitalistes avec la complicité de l’impérialisme français.
Stéphane Hayot devant la commission d’enquête parlementaire sur la vie chère
Crédit photo : capture d’écran LCP
...À une époque pas si lointaine, l’adjectif qualificatif "national" était fréquemment utilisé po Lire la suite
ce sera très drôle! Lire la suite
...vous vous bouchez les yeux quand il s'agit d'identifier les VRAIS responsables de la situation Lire la suite
Les propos de Crusol sont gravissimes .C'est néanmoins une analyse originale qui mérite qu'on s'y Lire la suite
Rien de plus facile que de modifier la constitution. Lire la suite