Entrevue avec la grande écrivaine libanaise Georgia Makhlouf

Georgina Makhlouf est une écrivaine libanaise francophone très célèbre. Elle est aussi journaliste et critique littéraire. Elle s’intéresse beaucoup à Haïti et à sa littérature. Elle a déjà séjourné dans notre pays qu’elle aime beaucoup. Il est vrai qu’un de ses grands parents avait vécu en Haïti à la fin du XIXe siècle.

Le Nouvelliste : Vous vous intéressez beaucoup à Haïti. Qu’est-ce qui vous attire autant dans ce pays d’extrême-Occident alors que vous êtes une fille de l’Orient?

Georgia Makhlouf : Mon père est né à Port-au-Prince et y a vécu jusqu'à l'âge de 14 ans. Mon grand-père s'y était établi, ayant fait partie des premières vagues d'émigration vers « les Amériques » qui ont concerné le bassin méditerranéen dès le dernier quart du XIXe siècle. Le Mont-Liban, sous domination ottomane, a été très marqué par ces mouvements migratoires. Donc, mon histoire familiale m'a conduite à non seulement m'intéresser à Haïti, mais à être littéralement hantée par ce pays qui faisait partie, sans que je le comprenne bien  au départ, de mes racines, de mon identité. Enfant déjà, j'étais fascinée par la figure de ce grand-père aventurier et par les souvenirs que mon père évoquait parfois, bien qu'avec parcimonie, de ce pays. 

Le Nouvelliste : Vous êtes romancière et critique littéraire. Pouvez-vous nous dresser un panorama de la littérature libanaise?

Georgia Makhlouf : Ça me paraît compliqué de dresser un panorama de la littérature libanaise en quelques lignes. Il y aurait tant à en dire! Mais, pour en brosser quelques grands traits, disons que la littérature libanaise s'écrit en français et en arabe, et que la prise en compte de ces deux branches est essentielle pour l'appréhender. Disons aussi que cette littérature a été très marquée par deux moments historiques d'importance : la «Nahda» ou mouvement de renaissance  à la fois littéraire, politique, culturel et religieux qui a parcouru le monde arabe, initialement lié à la décomposition de l'empire ottoman et à la réinvention identitaire qui l’accompagne. Les Libanais y ont pris une part importante. Le deuxième moment qui a marqué la littérature libanaise est celui de la guerre du Liban qui a duré de 1975 à 1990, mais qui, d'une certaine façon, ne s'est jamais vraiment terminée. Les événements et la violence qui l'ont accompagné ont été une source d'inspiration et de réflexion qui a profondément transformé la littérature et le roman en particulier. J'ai récemment publié « Le goût du Liban » au Mercure de France, et s'il ne s'agit pas à proprement parler d'une anthologie de cette littérature ; elle en donne un bel aperçu à travers des textes dont le thème est le Liban lui-même. 

Les romans de Yanick Lahens et de Lyonel Trouillot

Le Nouvelliste : Parlez-nous un peu de votre œuvre littéraire?

Georgia Makhlouf : J'ai écrit dans des genres très différents, des recueils de fragments, des essais et anthologies, des nouvelles, des romans, et même des textes pour la jeunesse. 

Mes deux derniers ouvrages publiés sont mon roman inspiré par l'aventure haïtienne de mon grand-père, « Port-au-Prince: aller, retour » et « Le goût du Liban » que j'évoquais à l'instant. Je suis en train de travailler à mon troisième roman qui met en scène deux femmes photographes libanaises à cent ans d'écart. La littérature est constamment au centre de ma vie, à la fois à travers mes écrits bien sûr, mais aussi à travers mon travail de journaliste littéraire, d'animatrice d'ateliers d'écriture et à travers mes lectures. J'estime qu'un bon roman est un merveilleux moyen pour mieux comprendre le monde et souvent bien plus efficacement que tous les essais savants réunis. « La fête au bouc» de Vargas Llosa ou les romans de Yanick Lahens et de Lyonel Trouillot, par exemple, nous éclairent mieux que quiconque sur le fonctionnement d'une dictature ou sur les fractures de la société haïtienne.   

Le Nouvelliste : Vous êtes critique littéraire pour le journal L’Orient le jour. Pouvez-vous nous parler de votre métier de critique littéraire?

Georgia Makhlouf : Comme je le disais à l'instant, mon travail de critique littéraire est une autre façon pour moi de vivre avec et dans la littérature. Il exige un suivi régulier des productions littéraires, un temps important consacré à la lecture, et par moments, un effort personnel pour aller au-delà de certaines habitudes ou réflexes trop confortables. Il faut parfois remettre en cause ses goûts et ses inclinaisons pour aller vers des oeuvres et des registres inhabituels ou plus exigeants. Mais ce que je préfère dans ce travail, c'est la possibilité de rencontrer des écrivains dont les livres me touchent et d'engager avec eux un dialogue approfondi sur leur démarche d'écriture. Revivre en quelque sorte avec eux ce qui se passe quand on est à sa table de travail. Ces moments -là sont passionnants.  

Makhlouf entre Paris et Beyrouth

Le Nouvelliste : Vous vivez surtout à Paris, comment vivez-vous cet éloignement relatif de la scène libanaise? Est-ce dommageable ou profitable pour votre inspiration en tant qu’écrivaine?

Georgia Makhlouf : Je vis entre Paris et Beyrouth depuis plus de vingt ans. J'ai fait ce choix parce que ces deux pays sont essentiels à mon équilibre personnel, mais aussi à mon travail et mon inspiration. Ce n'est pas toujours facile, mais ces allers-retours me nourrissent. J'ai au Liban non seulement mes amis les plus proches, une grande partie de ma famille, mais aussi mes partenaires dans plusieurs projets, que ce soit L'Orient Littéraire,  Kitabat, l'association que j'ai créée là-bas pour développer les ateliers d'écriture ou, en ce moment, les personnes avec lesquelles se conçoit Sawa, un petit journal pour les adolescents. 

Le Nouvelliste: Parlez nous un peu de votre expérience d’Haïti et de sa culture ?

Georgia Makhlouf: J'ai rencontré en Haïti des personnes exceptionnelles, talentueuses et engagées dans la vie civique et culturelle de ce pays malgré les immenses difficultés du quotidien, exacerbées ces dernières années par l'instabilité politique, la violence des gangs et le récent séisme. Ce pays est d'une bouillonnante créativité littéraire et artistique, il s'y passe chaque jour des choses remarquables: concerts, débats, spectacles de marionnettes, festivals de théâtre, concours de plaidoirie, ateliers d'écriture, expositions artistiques, etc. La poésie haïtienne est d'une inventivité étonnante, et pour moi qui me sens moins proche de ce genre littéraire, les Haïtiens me feraient devenir poète! 

Le Nouvelliste: Pour terminer, vous avez un message pour les descendants de Libanais qui vivent en Haïti?

Georgia Makhlouf: Je crois que les descendants de Libanais qui vivent en Haïti sont des Haïtiens comme les autres, confrontés aux mêmes défis et aux mêmes difficultés. Je suis certaine qu'ils sont tout à la fois attachés à ce pays où ils vivent depuis si longtemps et traversés par des fidélités culturelles à leurs origines. Mais comme le métissage fait tellement partie de ce monde en mouvement qui est le nôtre, et que rien ne nous enrichit plus que ces mélanges, cette « créolisation », chère à Edouard Glissant, il n'y a aucune raison que leur participation à la vie culturelle et politique d'Haïti ne soit pas pleine, entière et source de richesse pour tous. 

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    Albè

    24/11/2024 - 08:31

    Il faut être un sacré farceur pour faire croire aux Martiniquais qu'un deuxième Cuba est possible Lire la suite

  • Jean Crusol : "Première tentative d'un gang du narcotrafic de s'imposer dans le paysage politique et social de la Martinique"

    Albè , mon cher, peut-on mettre...

    Frédéric C.

    23/11/2024 - 23:38

    ...toute la "classe politique" (qui n’est d’ailleurs pas une "classe sociale") sur le même plan ? Lire la suite

  • Kréyolad 1052: Polo chanté

    Jid, sa vré! Sé lè on mizisiyen ka mò...

    Frédéric C.

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    ...ou ka trouvé tout diks-li, òben yo ka viré enprimé tou sa i fè-a vitman présé! Lire la suite

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