Dans l’article « Réforme éducative ou coup d’État linguistique ? » (Le National, 5 mai 2022), un texte adossé à son ample connaissance du système éducatif haïtien et qui s’avère également courageux sur le plan politique, Patrice Dalencour --docteur en philosophie, enseignant de carrière et ancien ministre de l’Éducation nationale--, porte un regard critique sur des sujets qui interpellent. À travers cet article, Patrice Dalencour interroge avec à-propos deux réalités du paysage sociolinguistique et éducatif haïtien qui méritent d’être bien comprises. L’auteur interpelle en effet (1) l’une des plus récentes dérives politico-administratives de l’actuel ministre de facto Nesmy Manigat relative au financement des manuels scolaires ; (2) le chimérique mantra des Ayatollahs du créole ciblant l’éviction de la langue française en Haïti et/ou sa relégation, dans le système éducatif national, au rang d’une langue étrangère aux côtés de et avec le même statut que l’anglais et l’espagnol. Il y a lieu de souligner que Patrice Dalencour est le second ex-ministre de l’Éducation qui ose --en dépit du climat d’insécurité généralisée lié au cartel politico-mafieux du PHTK--, faire entendre publiquement une parole critique cohérente sur des sujets relevant à la fois de l’éducation formelle et de la gouvernance politique de l’éducation dans ses rapports avec la question linguistique en Haïti. Auparavant, Charles Tardieu, docteur en sciences de l’éducation, enseignant de carrière et ex-ministre de l’Éducation, avait livré un rigoureux et fort documenté diagnostic sur l’une des nombreuses arnaques du cartel politico-mafieux du PHTK, le PSUGO, sous le titre « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti » (Port-au-Prince, 30 juin 2016).
Avec hauteur de vue, Patrice Dalencour interroge la nouvelle directive du ministère de l’Éducation nationale datée du 21 février 2022 et selon laquelle « seuls les manuels en langue créole bénéficieront de financement étatique et que, par conséquent, ceux, plus nombreux, rédigés en français, donc dans la deuxième langue officielle de la République d’Haïti, n’y auraient plus droit. » (Par parenthèse : l’article 5 de la Constitution de 1987 co-officialise sans les hiérarchiser le créole et le français : celui-ci n’est donc pas la « deuxième langue officielle » du pays.) Comme nous l’avons montré dans un récent article, cette nouvelle mesure, élaborée en dehors de toute concertation avérée avec les enseignants, les directeurs d’écoles et les éditeurs de manuels scolaires, procède d’une étroite, irréaliste et populiste vision de l’aménagement du créole dans le système éducatif national (voir notre article « Financement des manuels scolaires en créole en Haïti : confusion et démagogie au plus haut niveau de l’État », Le National, 8 mars 2022).
En interrogeant la nouvelle directive du ministère de l’Éducation nationale relative au financement des manuels scolaires, Patrice Dalencour interpelle en réalité une problématique de fond qu’il ne s’agit pas de sous-estimer ou d’esquiver : au niveau institutionnel, l’ex-ministre de l’Éducation interpelle avec raison la déficiente et aléatoire gouvernance du système éducatif national qui empile sans lien entre eux et souvent de manière disparate des « directives », « circulaires », « mesures » et « plans » au motif d’une « réforme » sans fin et sans véritable plan directeur du système éducatif national alors même que l’ancien ministre PHTKiste, Pierre Josué Agenor Cadet, avait supervisé l’adoption du « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » (voir notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018). Mais l’on ne sait pas, au niveau institutionnel, si le nouveau ministre PHTKiste de l’Éducation nationale, Nesmy Manigat, a confirmé la mise en œuvre de ce « Plan décennal ». De manière plus essentielle, il faut prendre toute la mesure qu’au moment où Patrice Dalencour sonne l’alerte, le système éducatif national est toujours privé d’une politique linguistique éducative nationale et rien n’indique, sur le site officiel du ministère de l’Éducation, si le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » (version de décembre 2020) a été adopté et s’il est entré en vigueur. Ce document de 70 pages consigne avec de lourdes lacunes « La politique linguistique définie par le MÉNFP » (p. 40) et il expose la « norme qui détermine les contenus et la forme de l’enseignement » de l’École haïtienne » (p.61). En toute logique, c’est ce document ministériel d’orientation qui aurait dû être au fondement de la décision relative au financement des manuels scolaires. Tel n’est manifestement pas le cas avec l’aventureuse décision du 21 février 2022 d’exclure les manuels scolaires en langue française du processus de financement public. Il y a lieu de rappeler que cette aventureuse et populiste décision du ministre de facto de l’Éducation Nationale Nesmy Manigat ne fait référence à aucun bilan analytique du contenu des manuels scolaires visés, qu’ils soient rédigés en créole ou en français, et la mesure annoncée ne fait nullement le lien avec le point de vue analytique des enseignants qui utilisent ces manuels scolaires. Et cette décision est suivie d’une extraordinaire découverte « scientifique » de Nesmy Manigat déclarant aventureusement –et sans fournir de données d’enquête sociolonguistique et démolinguistique--, « (…) mwen deja konstate ke majorite jèn yo, apre lang kreyòl, deja ap itilize angle oswa panyòl kòm dezyèm lang pou avni yo » (Facebook, 4 avril 2022). On l’aura compris, les références « scientifiques » du ministre de facto de l’Éducation nationale en matière sociolonguistique et démolinguistique se résument chichement aux… réseaux sociaux et à Facebook. Cette « culture scientifique » du principal responsable de l’Éducation nationale, qui se résume dans la déclaration du 4 avril 2022 aux « buzz médiatique » et autres clairons des réseaux sociaux et de Facebook, fait le lit de la perspective d’une anglicisation aveugle du système éducatif national et elle autorise le placement du français sur le même pied que les langues sœurs de la Caraïbe, l’espagnol et l’anglais. Si cette orientation se confirme, cela aura des conséquences majeures sur la didactique du créole langue maternelle et la didactique du français langue seconde. Faut-il dès lors poser, en première hypothèse, que Nesmy Manigat, solidaire en cela de certains « créolistes » fondamentalistes, serait porteur d’un futur amendement constitutionnel d’un secteur du PHTK néo-duvaliériste en vue d’instituer deux langues officielles en Haïti : le créole et… l’anglais car dit-il, « majorite jèn yo, apre lang kreyòl, deja ap itilize angle » ? Seconde hypothèse, liée à la première : l’actuel ministre de facto de l’Éducation nationale, s’il est en faveur d’un bilinguisme anglais-créole officiel en Haïti excluant le français, aurait-t-il un « agenda politico-linguistique » différent de celui du Premier ministre de facto Ariel Henry dont le projet illégal de « nouvelle » Constitution partout décrié au pays reconduit pourtant l’article 5 de la Constitution de 1987 qui co-officialise le créole et le français ? Dans l’hypothèse où un présumé « agenda politico-linguistique » de Nesmy Manigat est avéré, il faudra tirer les conséquences de l’existence, au plus haut sommet de l’État, de… deux visions contradictoires et confuses d’« agendas politico-linguistiques », avec, en toile de fond, la réalité que le Premier ministre de facto Ariel Henry ne contrôle et ne dirige pas véritablement l’Exécutif alors même qu’il s’est illégalement arrogé, avec la bénédiction du Core Group, tous les pouvoirs du Président, du Parlement et de la Primature. L’hypothèse selon laquelle Nesmy Manigat, dans le champ éducatif, serait porteur d’un « agenda politico-linguistique » opposé à celui du Premier ministre de facto Ariel Henry se double d’une autre contrefaçon tout aussi explosive : en plus d’être en contravention avec l’article 5 de la Constitution de 1987 dans l’affaire du financement des manuels scolaires, l’actuel ministre de facto de l’Éducation serait également en contravention avec le principal document d’orientation curriculaire de son ministère, le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 ». Dans ce document, « Le choix d’un bilinguisme équilibré et ouvert » est présenté, certes de façon rachitique, au titre d’une politique d’État, et « L’école haïtienne doit permettre à chaque élève de maîtriser les deux langues nationales : le créole et le français. Il doit pouvoir utiliser l’une et l’autre en s’adaptant à toutes les situations de communication de sa vie. C’est aussi à travers ces deux langues qu’il construira une culture riche du patrimoine de son pays et ouverte au monde. Le créole et le français doivent donc être enseignés, tout au long de la scolarité, jusqu’à la fin du secondaire » (« Cadre d’orientation curriculaire… », p. 16).
En interpellant au creux de son propos la dimension institutionnelle de la récente directive du ministère de l’Éducation, Patrice Dalencour, implicitement, appelle à questionner un mode de gouvernance PHTKiste privilégiant la navigation à vue, l’« effet de scène », le « coup par coup » et le « buzz médiatique » qui en aucun cas ne peuvent tenir lieu de programme managérial ordonné et subordonné à une claire vision de l’éducation et en lien avec les exigences didactiques, pédagogiques et linguistiques de l’École haïtienne. Pareil questionnement auquel Patrice Dalencour nous convie nécessite un bref retour au comateux « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » du ministère de l’Éducation nationale qui entend encadrer et guider le système éducatif haïtien pour une si longue période mais qui ne fournit aucune justification programmatique d’exclusion du financement des manuels rédigés en français. Le volet aménagement linguistique est d’ailleurs l’une des plus lourdes lacunes de ce « Plan décennal » et ce document-cadre consigne la généralité suivante, en dehors de tout lien avec la langue de rédaction des ouvrages scolaires : « Dans le prolongement [sic] de la Réforme Bernard le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement au 1e cycle du fondamental et langue enseignée à tous les niveaux du système éducatif haïtien. Le français, en tant que langue seconde, sera introduit comme langue enseignée dès la 1ère année fondamentale dans sa forme orale et progressivement sous toutes ses formes dans les autres années suivant la progression définie dans les programmes d’études développés, et utilisé comme langue d’enseignement dès le 2ecycle fondamental » (« Plan décennal…» p. 26). Sur le plan institutionnel donc, le questionnement de Patrice Dalencour est tout à fait fondé et il rejoint le constat de la majorité des enseignants et de la totalité des éditeurs de manuels scolaires : il existe très peu d’ouvrages scolaires en langue créole, toutes matières confondues, et de manière liée l’on ne dispose pas de documents analytiques relatifs à leur évaluation linguistique et didactique dans la documentation accessible sur le site du ministère de l’Éducation. À l’aune d’une directive erratique et populiste faisant croire que le MENFP « aménage » le créole, il est éclairant de rappeler que le ministère de l’Éducation nationale, aujourd’hui, ne sait même pas quelle est la typologie des rares manuels scolaires en créole en usage dans les écoles haïtiennes : combien sont-ils, par qui ont-ils été rédigés, quelles sont les qualifications didactiques de leurs auteurs, quel est le volume de livres imprimés pour l’ensemble des titres disponibles sur le marché, etc.
Dans son percutant article, Patrice Dalencour rappelle que Nesmy Manigat « déclarait le 4 avril 2022 : « N ap kite komisyon nasyonal syantifik ak kourikoulòm nan analize e pwopoze desizyon final la. Men mwen deja konstate ke majorite jèn yo, apre lang kreyòl, deja ap itilize angle oswa panyòl kòm dezyèm lang pou avni yo. » Il précise fort à propos « (…) que dans la boule de cristal ou dans l’intuition ministérielle censée remplacer le débat public sur des enjeux nationaux, notre deuxième langue serait rétrogradée au rang de langue étrangère. Elle céderait même la place à celle de la puissance nord-américaine ou dans une deuxième éventualité, son retrait scellerait dans le registre de la culture et de l’identité nationale la soumission à l’hégémonie de notre voisin de l’est. »
Le titre de l’article de Patrice Dalencour, « Réforme éducative ou coup d’État linguistique ? », n’est pas fortuit et l’ancien ministre de l’Éducation invite à aborder à visière levée l’aspect central du binôme « langue(s) de scolarisation et statut des langues dans le système éducatif » et à travers le processus d’apprentissage scolaire. Sous couvert d’une incessante et inaboutie « réforme éducative » se réclamant nébuleusement de la réforme Bernard de 1979, le ministère de l’Éducation se livrerait en réalité à un « coup d’État linguistique » servant à maquiller son lourd déficit de vision et de leadership, son impuissance à transformer le système éducatif national, son incapacité à définir le cadre programmatique d’une didactique spécifique du créole langue maternelle et d’une didactique du français langue seconde –le tout couplé à la perspective de « l’éviction de la langue française en Haïti ». En effet, Patrice Dalencour écrit qu’« (…) il semblerait que la « Commission nationale scientifique et de curriculum » soit appelée à décider après analyse de la réponse à apporter à une question jamais formulée explicitement et publiquement : celle de l’éviction de la langue française en Haïti. Pire, que cette commission soit appelée à enclencher subrepticement, clandestinement, sournoisement les applications d’un choix radical sur les plans culturel, identitaire et géopolitique, choix dérobé à la souveraineté nationale par une imposition technocratique. Cette question donc est celle du bouleversement de la configuration linguistique haïtienne, avec comme première étape le dépérissement progressif de la langue française. Puis, à plus long terme, viendra l’effacement silencieux du bénéficiaire illusoire et éphémère de cette manœuvre, le créole, qui se retrouvera progressivement réduit à une nostalgique survivance folklorique. Il sera du reste plus facile à digérer que le français, car comparativement, il n’a pas en héritage le lourd et séculaire bagage de textes écrits par des nationaux ni ne peut escompter des appuis de la taille et de la force (même faible) de la francophonie. » L’on promeut de la sorte, précise Patrice Dalencour, un dommageable « bouleversement de la configuration linguistique haïtienne » par des mesures populistes et irrationnelles « introduites comme en contrebande ».
Fort de sa longue expérience d’enseignant --et certainement bien au fait du mantra « bavardeux » des « créolistes » fondamentalistes en guerre ouverte contre le français et en même temps incapables de définir une didactique du créole langue maternelle--, Patrice Dalencour interpelle un sujet majeur : le statut et le rôle du français dans l’apprentissage scolaire en Haïti, statut et rôle indissociables de ceux du créole langue maternelle de la majorité des écoliers. Car les réponses apportées à cette problématique vont guider l’ensemble des interventions de l’État dans le champ éducatif haïtien et elles vont en particulier orienter les choix en matière de didactique de la langue maternelle, de didactique de la langue seconde et de didactique des langues étrangères. Ainsi, en prônant « l’éviction de la langue française en Haïti » étroitement liée au « monolinguisme du déni historique », les propagandistes du « coup d’État linguistique », à l’instar des Ayatollahs du créole, évacuent la nécessité de l’élaboration d’une novatrice didactique de la langue maternelle créole et celle d’une compétente didactique du français en milieu créolophone. De surcroît, ils demeurent tout à fait hostiles et fermés à la problématique de l’apprentissage précoce de la langue seconde. (Sur la problématique de l’apprentissage précoce d’une langue seconde, voir le « Cadre pour l’apprentissage précoce d’une langue seconde », par Machteld Verhelst (éd.), Nederlandse Taalunie, mars 2009 ; l’« État des lieux de l’apprentissage précoce des langues en Europe et dans le monde », par Louis Porcher et Dominique Groux, paru dans « L’apprentissage précoce des langues », Presses universitaires de France, 2003 ; sur la didactique du français en milieu créolophone, voir Darline Cothière : (a) « L’acquisition du français en contexte créolophone : la structuration des récits d’élèves en contexte scolaire haïtien à partir d’une tâche narrative », thèse de doctorat, Université Paris 3 Sorbonne nouvelle, 2014 ; (b) « L’enseignement apprentissage du français en Haïti : de l’applicabilité d’une ‘pédagogie convergente’ » in R. Chaudenson (dir.), « Français et créole : du partenariat à des didactiques adaptées », OIF, L’Harmattan, 2007 ; (c) « Pour un enseignement revisité du français en milieu post-colonial », dans « Langues et éducation dans la Caraïbe », revue Recherches haïtiano-antillaises, 2008, n°6.)
« L’éviction de la langue française en Haïti » : manifestement, il s’agit là d’un choix politique de société étroitement lié au monolinguisme chimérique prôné par le linguiste Yves Dejean dans sa pétition du 12 juin 2010, « Rebati ». Ce « monolinguisme de la surdité historique » était déjà promu par Yves Dejean en 1975 dans la plaquette « Dilemme en Haïti : français en péril ou péril français ? » (Éditions Connaissance d’Haïti), ainsi que dans d’autres textes de facture aveuglément idéologique, dont « Fransé sé danjé » (revue Sèl, n° 23-24 ; n° 33-39, New York, 1975). Ce choix de société, qui s’oppose frontalement à l’article 5 de la Constitution de 1987, est porté par d’autres Ayatollahs du créole parmi lesquels Michel DeGraff, scolarisé en français mais prédicateur-pourfendeur d’une pseudo « francofolie » haïtienne et responsable « scientifique » d’un médiocre « Glossaire » de plus de 800 termes « créoles », un ouvrage amateur, pré-scientifique et pré-lexicographique élaboré dans l’ignorance de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Ce choix de société sectaire et dogmatique est également véhiculé par Gérard Marie Tardieu, prédicateur atone de « yon sèl lang ofisyèl », le créole. Pareil choix est aussi celui d’une petite et « bavardeuse » minorité d’idéologues mineurs qui prêchent sur Facebook un mantra aux allures d’OVNI : le français, langue dans laquelle ils ont été scolarisés, ne serait que « langue du colon » et « langue coloniale », il serait l’unique responsable de l’échec de l’éducation, et il est à ce titre, disent-ils, un « virus mental » en Haïti. Ce « monolinguisme de la surdité historique » a été ausculté par le sociodidacticien Bartholy Pierre Louis sur le registre de « l’idéologie linguistique haïtienne » dans sa remarquable thèse de doctorat soutenue en 2015 à l’Université européenne de Bretagne et qui a pour titre « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique ». L’une des grandes qualités analytiques de la thèse de doctorat de Bartholy Pierre Louis est l’éclairage conceptuel actualisé qu’elle fournit à propos de « l’idéologie linguistique haïtienne ». Celle-ci est en lien avec le « monolinguisme de la surdité historique » qui, dans son narratif aveuglant, invite explicitement à renier et à exclure l’immense patrimoine littéraire et juridique en langue française d’Haïti de 1804 à 2022. Le patrimoine littéraire francophone haïtien est relativement bien connu puisqu’il est inscrit aux programmes scolaires depuis plusieurs années et qu’il connaît de grands succès sur la scène internationale. Par contre, le vaste corpus juridique d’Haïti est peu connu alors même qu’il comprend l’ensemble des textes législatifs, le Code civil, le Code du travail, les différentes Constitutions, les lois, les décrets-lois, les traités, les conventions, etc. L’un des désastres inhérents au « monolinguisme de la surdité historique » est donc, à terme, de faire de la Nation haïtienne un peuple privé d’une grande partie de sa mémoire patrimoniale par le déni de son immense patrimoine littéraire et juridique francophone. Le « monolinguisme de la surdité historique » est donc un monolinguisme de l’enfermement idéologique sur les plans patrimonial, littéraire et juridique. De la sorte, il promeut auprès de l’ensemble des locuteurs haïtiens une sorte de demi-citoyenneté, et c’est également sur ce registre qu’il faut situer son opposition au partenariat créole-français ainsi que son refus d’œuvrer à la didactisation du créole et à l’élaboration d’outils didactiques et lexicographiques de haute qualité scientifique en créole.
Le statut et le rôle des langues dans l’apprentissage scolaire en Haïti constituent un sujet majeur de société et ils ne doivent pas être traités de manière biaisée et selon les paramètres réducteurs et aveuglants de l’enfermement idéologique qui caractérise les discours propagandistes des Ayatollahs du créole. Ces statut et rôle ont été abordés de manière différenciée par les linguistes et les didacticiens au cours des années passées. Et Patrice Dalencour a raison de confirmer que cette problématique est encore aujourd’hui présente dans le paysage éducatif national tout en étant maquillée à l’aune de « l’éviction de la langue française en Haïti » et, nous devons pour notre part le préciser, dans l’incapacité des « créolistes » fondamentalistes de promouvoir et d’élaborer une véritable didactisation du créole. Dans leurs homélies habituelles, les « créolistes » fondamentalistes estiment que la seule présence du créole dans la transmission des connaissances dans l’École haïtienne résoud mécaniquement et comme par magie la totalité des problèmes du système éducatif national : ils évacuent de la sorte toute démarche ciblant une didactique compétente du créole langue maternelle ; ils évacuent également, mais avec complaisance, la nécessité de pourvoir l’École haïtienne d’outils didactiques et lexicographiques de grande qualité scientifique en langue créole. En ce qui a trait au statut et au rôle des langues d’apprentissage scolaire en Haïti, l’étude la plus récente et la plus systématique est celle réalisée par le linguiste Renauld Govain avec le concours de Guerlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle ». Cette étude est parue dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Berrouët-Oriol et al, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2021). Les deux auteurs consignent dans cette étude un éclairage de premier plan sur les notions de langue maternelle, langue seconde et langue étrangère (pages 53 et suivantes), et ils plaident pour l’élaboration d’une compétente DCLM (didactique du créole langue maternelle) dans une configuration où l’on retrouve la LS (langue seconde) usitée au titre de la LSco (langue de scolarisation). Il faut ici fortement souligner que ces deux linguistes, à l’instar de la grande majorité des enseignants et des linguistes haïtiens, situent leur rigoureuse réflexion et leurs propositions programmatiques sur le registre de la réalité de notre patrimoine linguistique historique bilingue créole-français –contrairement aux homélies des « créolistes » fondamentalistes qui nient cette réalité historique tout en prêchant, en un paradoxe apparent, « l’éviction de la langue française en Haïti » comme nous le rappelle Patrice Dalencour (sur l’éviction de la langue française, voir aussi notre article « L’aménagement du créole en Haïti et la stigmatisation du français : le dessous des cartes », Le National, 3 mai 2022). Il faut également et en toute rigueur préciser que Patrice Dalencour, tout en ajoutant sans ambiguïté sa voix à celle des enseignants réclamant l’usage modélisé du créole langue d’enseignement en Haïti, s’insurge contre « l’effacement silencieux du bénéficiaire illusoire et éphémère de cette manœuvre, le créole, qui se retrouvera progressivement réduit à une nostalgique survivance folklorique ». Cette juste perspective renvoie à celle du partenariat créole-français dans l’espace public et dans le système éducatif national.
Il est essentiel, aujourd’hui en Haïti, aux côtés des enseignants et des linguistes, d’amplifier le plaidoyer pour un partenariat créole-français, un plaidoyer novateur, conforme à la Constitution de 1987 et qui trouve son fondement dans l’article 5 de la Constitution de 1987 co-officialisant le créole et le français. Ce plaidoyer est également conforme à la réalité de notre patrimoine linguistique historique bilingue créole-français et à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 consignant notamment le « droit à la langue » dans son universalité ainsi que le « droit à la langue maternelle ».
Le sujet du partenariat entre les langues, ces dernières années, a fait l’objet de plusieurs publications spécialisées. Le lecteur curieux consultera, entre autres, l’étude de Colette Noyau de l’Université Paris X Nanterre, « Le partenariat entre les langues : mise en place d’une notion d’aménagement linguistique » (researchgate.net, janvier 2007) ; celle de Jean-Marie Klinkenberg, de l’Université de Liège, « Que peut être un partenariat entre les langues ? L’exemple des langues romanes » (researchgate.net, janvier 2015) ; celle de Raphael Berthele, de l’Université de Fribourg, « La langue partenaire : régimes politico‐linguistiques, conceptualisations et conséquences linguistiques » (doc.rero.ch, 2015), et également celle de Farid Benramdane, « Quand dire, c’est être… Des langues et du partenariat linguistique : le cas du Maghreb » parue dans Les cahiers de l’Orient 2011/3, n° 103.
La perspective du partenariat entre les langues est inscrite au creux de la pensée du philosophe et remancier Édouard Glissant, qui s’exprime en ces termes : « On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n'imaginent pas la problématique des langues, n'imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d'une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu'on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres. » (Lise Gauvin : « L’imaginaire des langues – Entretien avec Édouard Glissant », revue Études françaises, 28, 2/3, 1992 - 1993, Presses de l'Université de Montréal, 1993.)
Il y a lieu de souligner fortement que le linguiste émérite Pradel Pompilus (1914 – 2000), enseignant-chercheur à la Faculté de linguistique appliquée et à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti n’a jamais promu la « guerre des langues » en Haïti, et encore moins le « monolinguisme sectaire » dont parle Édouard Glissant et qui est revendiqué dans un grand brouillard conceptuel par les « créolistes » fondamentalistes. La première véritable description lexicographique du français régional d’Haïti a été effectuée par Pradel Pompilus dans sa thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne le 9 décembre 1961, « La langue française en Haïti » (Paris, Institut des hautes études de l’Amérique latine – Travaux et mémoires, VII). Elle a été publiée en 1981 aux Éditions Fardin. La troisième partie de cette thèse est consacrée au lexique du français haïtien, les « haïtianismes » selon la terminologie de Pompilus. Cette étude constitue un document pionnier, l’acte fondateur de la lexicographie haïtienne. Précurseur du partenariat linguistique entre le créole et le français, Pradel Pompilus est l’auteur de manuels de littérature haïtienne d’expression française, ainsi que d’articles scientifiques et de livres de référence parmi lesquels : (1) « Contribution à l'étude comparée du créole et du français à partir du créole haïtien / Morphologie et syntaxe », Port-au-Prince : Éditions Caraïbes, Paris : diffusion l'École, 1976 ; (2) « Débat sur le destin du français en Haïti » / Le Dr. Pradel Pompilus répond aux questions de Roger Gaillard », paru à Port-au-Prince dans Conjonction no 116 (2e trimestre, 1971) ; (3) « Le fait français en Haïti », paru dans « Le français en France et hors de France. I. Créoles et contacts africains » / « Actes du colloque sur les ethnies francophones », Nice : Institut d’études et de recherches interethniques et interculturelles, 1969 ; (4) « Approche du français fondamental d'Haïti / Le vocabulaire de la presse haïtienne contemporaine », Centre de linguistique appliquée, Université d'État d'Haïti, 1983. Profondément attaché à la langue et à la culture créoles, Pradel Pompilus a publié dès 1958 un « Lexique créole français » aux Éditions des universités de Paris, et plus tard « Le manuel d’initiation à l’étude du créole » (Port-au-Prince : Impressions Magiques, 1983), suivi de « Le problème linguistique haïtien » (Port-au-Prince : Éditions Fardin, 1985).
La réflexion sur le partenariat créole-français suit son cours en Haïti et elle est portée par de nombreux enseignants et linguistes QUI PLAIDENT EN TOUTE RIGUEUR POUR QUE LE CRÉOLE DEVIENNE LANGUE D’ENSEIGNEMENT DANS LA TOTALITÉ DU SYSTÈME ÉDUCATIF HAÏTIEN AUX CÔTÉS DU FRANÇAIS. Cette juste perspective s’expose, par exemple, dans le livre collectif dirigé et coécrit par le linguiste Renauld Govain, Doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien » (JEBCA Éditions, 2021). À la conclusion générale de ce livre intitulée « Pour une meilleure connaissance de la francophonie haïtienne » (page 305 et suivantes), Renauld Govain précise avec hauteur de vue qu’« (…) une francophonie haïtienne qui ne s’appuierait pas sur la créolophonie pour se déployer ferait une erreur stratégique. De même, pour développer la maîtrise du français en Haïti, l’école a besoin de s’appuyer sur le CH [créole haïtien] : les deux langues doivent se comporter comme deux langues partenaires dans le système scolaire. Et tout partenariat linguistique digne de ce nom sait qu’il n’y a pas d’étagement entre les langues et que celles-ci sont au même niveau et se mettent mutuellement au service les unes des autres au bénéfice du système éducatif ». Renauld Govain est l’auteur de nombreux articles scientifiques en dialectologie, en créolistique et en phonologie, parmi lesquels « Normes endogènes et enseignement-apprentissage du français en Haïti », Études créoles, no 1 et 2, 2008, et « Le français haïtien et l’expansion du français en Amérique », dans Le(s) français dans la mondialisation, Véronique Castellotti (dir.), EME Intercommunications, 2013. Il est aussi l’auteur de « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » (L’Harmattan, 2014) ainsi que « Les rituels de contact en contexte interpersonnel » (Jebca Éditions, 2016) et de « Le français haïtien et le « français commun » : normes, regards, représentations », paru en mai 2020 dans le numéro 23 de la revue Altre Modernità (Università degli Studi di Milano, Italie). Renauld Govain a coordonné et co-écrit le livre « Le créole haïtien : description et analyse » (Éditions L’Harmattan, 2018) et il est également l’auteur de l’étude « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » parue dans la revue Contextes et didactiques, 4 | 2014.
En lien avec la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996, la notion de partenariat entre les langues s’articule à la perspective que l’État attribue le statut de langues partenaires en dehors de toute idée de hiérarchisation des langues. Une langue est dite partenaire lorsque l’État, établissant le dispositif de partenariat linguistique entre plusieurs langues, fixe le cadre juridico-administratif de leur cohabitation, de leur complémentarité, de leur coopération fonctionnelle et de leur enrichissement mutuel. Adossé à l’impératif de l’efficience des droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens, le plaidoyer pour un partenariat créole-français en Haïti promeut la perspective centrale du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » (voir notre article « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti », Le National, 7 novembre 2019).
Il s’agira pour l’État haïtien, dans le cadre de l’énoncé de la politique linguistique nationale qu’il est appelé à élaborer et à mettre en œuvre, de fixer le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles. Ce dispositif consignera le statut et le rôle de chacune des deux langues selon l’exigence de la parité statutaire constitutionnelle entre le créole et le français. Cet énoncé de la politique linguistique nationale accordera une place prioritaire à l’aménagement du créole dans le système éducatif national et dans l’Administration publique. En ce qui a trait au système éducatif national, il s’agira d’élaborer et de mettre en œuvre une véritable politique linguistique éducative fondée sur les droits linguistiques. Le dispositif de partenariat linguistique entre nos deux langues officielles devra aussi fixer les paramètres d’une didactique compétente du créole, d’une didactique renouvelée du français ainsi que de la didactique convergente créole-français (voir, là-dessus, Darline Cothière : « Pour une pédagogie convergente dans un nouvel aménagement des pratiques didactiques », dans Berrouët-Oriol et al., « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions », Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011). Ce dispositif consignera les données descriptives à explorer de chacune des langues pour mieux situer les perspectives didactiques à mettre en œuvre dans le domaine éducatif. Il fixera en amont un nouveau paradigme de convivialité entre nos deux langues officielles, la « convergence linguistique », et établira le cadre d’une campagne nationale de sensibilisation au partenariat entre le créole et le français sous l’angle des droits linguistiques de l’ensemble de la population : le « droit à la langue » (le droit à la possession/appropriation des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, conformément à l’article 5 de la Constitution de 1987 et à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996) et le « droit à la langue maternelle » créole dans l’Administration publique et dans le système éducatif national.
"National" au sens "national Mquais". Ça va sans dire, mais ça va mieux en le disant...
Lire la suite...mè "dannsòl".
Lire la suiteSi on vous comprend bien, MoiGhislaine, le charbon de Lorraine devrait, pour reprendre votre expr Lire la suite
Je crains que vous n'ayez mal compris cet article. A moins que ce ne soit moi qui me trompe. Lire la suite
Il faut être un sacré farceur pour faire croire aux Martiniquais qu'un deuxième Cuba est possible Lire la suite