Si la critique en matière de roman policier est abondante, celle portant sur le polar de la Caraïbe francophone l’est beaucoup moins. C’est notamment pour pallier cette lacune qu’Emeline Pierre, professeure au Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal, a écrit son livre Le polar de la Caraïbe francophone.
Nous nous sommes entretenus avec elle.
Quel était votre objectif en écrivant ce livre?
J’ai écrit ce livre pour examiner et mettre en lumière les dimensions du polar de la Caraïbe francophone, un domaine encore relativement peu étudié. Mon objectif était de comprendre comment les auteurs caribéens revisitent les conventions du genre à partir de leurs contextes socioculturels spécifiques, en introduisant des thèmes, des réalités et un lexique propres à leur univers. Dans la Caraïbe, le roman policier est profondément influencé par l’histoire coloniale, les dynamiques sociopolitiques actuelles et les croyances populaires. En analysant cette adaptation du genre, j’ai souhaité offrir une perspective qui montre comment les auteurs caribéens utilisent le polar pour divertir, mais aussi pour commenter et critiquer les travers de leurs sociétés respectives. La production caribéenne bénéficie du soutien des maisons d’édition locales et de celles situées dans les grandes métropoles occidentales, des collections spécialisées y compris en littérature jeunesse, ce qui témoigne de la vitalité du genre.
À ce jour, j’ai recensé près de 90 titres, ce qui est notable étant donné que l’appropriation du genre est récente. Cette effervescence du roman policier indique aussi l’émergence d’une nouvelle génération d’écrivains qui marque une évolution de la littérature par l’exploration des paralittératures. En fin de compte, ce projet est né du désir de valoriser une littérature souvent sous-représentée tant dans la Caraïbe qu’ailleurs dans le monde.
La sélection des titres de mon corpus a été guidée par la volonté à la fois de couvrir une diversité représentative du roman policier issu de l’espace caribéen francophone et de répondre à plusieurs critères essentiels pour garantir une analyse approfondie et significative. J’ai veillé à inclure des œuvres de différentes régions de la Caraïbe francophone, telles que la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane française et Haïti. Cette diversité géographique permet d’explorer les singularités socioculturelles qui influencent la narration policière dans ces contextes distincts. Les livres sélectionnés abordent des thèmes clés comme la traite de personnes – passée et contemporaine –, le trafic de drogue, le racisme, le terrorisme et la corruption, qui sont cruciaux pour comprendre comment le genre incorpore et représente les réalités historiques et sociales de la Caraïbe. J’ai en outre inclus des œuvres qui non seulement respectent les conventions du genre, mais aussi les réinterprètent à travers le prisme de l’imaginaire caribéen. Il était également important d’introduire des publications locales, en plus de celles venant de Paris, Genève ou Montréal. En combinant ces critères, j’ai constitué un corpus qui reflète les spécificités du genre dans la Caraïbe et qui offre en même temps une perspective intéressante sur les réalités sociales et culturelles de la région.
L’objectif de cet ouvrage était d’explorer les mécanismes d’appropriation et de transformation du genre dans l’espace caribéen. Cette analyse a révélé des spécificités qui montrent comment le roman policier caribéen a su établir ses propres normes. De nombreux écrivains de la Caraïbe francophone s'efforcent de dévoiler des aspects méconnus de l’histoire de leur région. Dans le corpus provenant des territoires français comme les Antilles et la Guyane, l’esclavage et ses répercussions contemporaines sont des thèmes prédominants. En Haïti, le polar met l’accent sur la banalisation du crime dans une société postduvaliériste en exposant les dynamiques de pouvoir et les réalités politiques qui influencent l'environnement criminel actuel. Ainsi, l'histoire de la Caraïbe devient la toile de fond d’un vaste roman policier. Contrairement au roman noir classique, le polar caribéen, dans la majorité des œuvres examinées, contient des éléments didactiques qui visent à éduquer le lectorat. En plus des personnages typiques, la transposition du roman policier dans la Caraïbe s’accompagne d’un décentrage des protagonistes. Alors que certains personnages suivent les stéréotypes classiques du genre – victimes, enquêteurs, suspects, coupables –, les écrivains créent également des figures atypiques, mais familières dans l’imaginaire créole. Ces personnages donnent lieu à de nouveaux archétypes: indépendantistes, duos d'enquêteurs composés d'un Antillais et d'un Français, rastas, étrangers – Haïtiens et Dominiquais –, prostituées brésiliennes ou dominicaines, quimboiseurs [sorciers], hougan [prêtres vaudous], etc.
Les auteurs caribéens présentent des enquêteurs profondément enracinés dans des réalités qui leur sont familières. Dans cette partie du monde, les frontières entre la réalité et le surnaturel demeurent poreuses. Les approches des enquêteurs, intégrant des éléments de surréalité, établissent un dialogue entre deux démarches apparemment opposées. Par exemple, dans Saison de porcs ou Soro, de Gary Victor, l’inspecteur critique les croyances populaires tout en les utilisant. Il fait appel au raisonnement cartésien et à l’irrationnel, qui semblent contradictoires. Pour lui, ces outils restent complémentaires et le paradoxe entre eux n'est que superficiel. Il reflète plutôt le fonctionnement de la société haïtienne, où le surnaturel est une composante intégrée au quotidien. De même, dans les œuvres issues de la Guadeloupe ou de la Martinique, le magicoreligieux joue comme un élément central ou secondaire de l’enquête. Certains enquêteurs, tout en demeurant fortement attachés à une démarche cartésienne, n’hésitent pas à solliciter des quimboiseurs. C’est le cas dans Chauve qui peut à Schœlcher, de Tony Delsham, où la résolution de l’enquête passe également par le recours au surnaturel. En confrontant l’irrationnel aux conventions logicodéductives du roman policier, ces auteurs mettent en question les normes du genre à travers les valeurs et les croyances de la société caribéenne. Il en ressort que la récurrence de l’irrationnel est telle qu’elle le rend acceptable comme explication logique.
Emeline Pierre. Le polar de la Caraïbe francophone, Les Presses de l’Université de Montréal, 2024, 250 p.
Photo : La professeure de littérature Emeline Pierre présente son livre «Le polar de la Caraïbe francophone».
Aux dernières nouvelles une délégation de parlementaires antillo-guyanais ira prochainement visit Lire la suite
Belles paroles....
Lire la suiteArrêtons avec l'idéalisme ! Lire la suite
...oui j'oubliais une chose, importante par les temps qui courent. Lire la suite
... Lire la suite