Sous le beau titre de « Détresse créole » Raymond Massé, excellent spécialiste des sociétés créoles, offre un texte solidement ancré sur une connaissance précise de la réalité du terrain qu’il explore. Mais un texte dont on comprend vite qu’il dépasse le lieu apparemment limité des observations sur lesquelles il se fonde, pour tracer un tableau nuancé des tensions sociales qui provoquent peut-être, et en tout cas donnent un sens et un langage, à la souffrance psychique qui affecte une population.
Ceux qui connaissent mal la Caraïbe pourraient s’étonner du choix de la Martinique comme lieu de détresse. Tout devrait aller mieux que dans les îles voisines. Devant l’ampleur de certains troubles, on a même pu parler de « paradoxe au paradis ».
3C’est justement cet apparent paradoxe qui lance à l’auteur le défi qu’il va approcher par diverses voies. Car, dans cette population dont le niveau de vie a rejoint à grand pas celui des sociétés d’Europe occidentale et d’Amérique du nord, surgissent des troubles qu’elle va exprimer par un « idiome de détresse » qui lui est propre et qui prend ses racines dans une histoire bien antérieure au monde contemporain.
4Au carrefour de ce mal être qui sous-tend la vie psychique de nombreux membres des sociétés occidentales et de « l’originalité du contexte culturel et historique des Antilles françaises », au carrefour aussi du poids de l’histoire et des bouleversements de la modernité, la détresse créole construit son visage particulier, sur une trame plus générale : les troubles sont colorés, selon le mot de l’auteur, dans leurs « modes d’expression, d’explication et de prise en charge » par cette originalité. Et c’est dans l’interstice entre un problème général et ses spécificités locales que se glisse ce livre.
5Résumons l’essentiel de l’ouvrage, avant de nous mettre en relief ses apports et ce qu’il laisse encore ouvert.
6Le déroulement de la démarche est très clair. Trois parties se succèdent : « L’état de la santé mentale à la Martinique », « Les causes structurelles de la détresse », « Le détresse comme langage local de communication de la détresse ».
7L’auteur précise dans un premier chapitre sa position théorique, et donne ce qui a été son cadre d’analyse et qui pour le lecteur est son cadre de lecture. Il présente ensuite les données épidémiologiques sur la santé mentale à la Martinique, état qui « n’a rien de catastrophique, tout au moins en comparaison avec celui observé dans d’autres sociétés modernes » (p.47), mais qui s’assortit, selon les praticiens, d’une souffrance psychique plus largement répandue, et dont l’expression devient de plus en plus polymorphe. L’analyse des explications les plus courantes, venues de soignants et de certains intellectuels, qui font de l’Antillais le produit d’une « société pathogène » dans son essence, montre que ce discours répétitif en raison même d’un insoluble problème identitaire et du poids du passé n’explique rien, et qu’il est même dysfonctionnel. Car il ancre l’idée d’une impuissance, qui « consacre l’Antillais comme homo alienus définitif » (p 53). L’ethnoépidémiologie que propose Raymond Massé, serrant au plus près la réalité du terrain, porte un regard plus positif et plus opératoire. En ce sens elle rejoint l’approche de certains anthropologues et des écrivains de la créolité soucieux de ne plus « définir l’Antillais comme un déporté à l’extérieur de lui-même pour le définir comme un Créole de plein droit, ouvert sur le monde ».
8Cela incite à se tourner vers des causes structurelles, qui, pour être comprises, demandent un examen de la société contemporaine, en vue de dégager les facteurs anxiogènes propres à cette société. Raymond Massé aborde alors ce qu’il juge des « causes fondamentales tant politiques qu’économiques et culturelles de la détresse psychologiques ». Cette détresse, qui se manifeste et s’exprime dans bien des aspects de la vie quotidienne, l’histoire la modèle par les structures qu’elle a peu à peu élaborées, et qui dépassent le contrôle, voire la conscience des individus. Le poids de ces structures exerce une contrainte, que ces individus ressentent profondément et qui se traduit, de façon chronique ou brutale, sous forme de tensions, d’incidents, de souffrance . Le chercheur qui refuserait de pousser son investigation jusqu’à ces fondements, demeurerait superficiel : on sait combien des descriptions ethnographiques ou cliniques même très précises restent au seuil de l’explication de la détresse tant dans sa fréquence et sa répartition que dans les formes de son expression.. Aussi, soucieux de comprendre et de faire comprendre, Raymond Massé procède-t-il systématiquement à une plongée vers les profondeurs d’où il compte ramener ces explications.
9Il consacre alors trois chapitres aux structures fondamentales de la société martiniquaise. La fresque est large, complète, équilibrée. Partant du niveau le plus global, il commence par un tableau du cadre politico-économique dans lequel est prise toute la société de l’île. Il passe ensuite aux dimensions plus individuelles par lesquelles ce cadre conforte son emprise au sein des individus, tout en suscitant chez eux des réactions, individuelles et collectives, intellectuelles, idéologiques et psychologiques. C’est dans ces trois chapitres que s’affirme sa maîtrise de son terrain. Avec une connaissance qui relève à la fois de l’érudition et de l’empathie, de la qualité de l’analyse et de la capacité de synthèse, il donne là un tableau très clair d’une question aux dimensions multiples.
10L’ethnologue prend ensuit la parole de façon plus spécifique dans une troisième partie, où la détresse est vue comme la manifestation d’un « mal de vivre », manifestation qui est, non seulement par ses modalités mais par son existence même un mode d’expression de ce mal dans un langage local. On se situe alors à cheval sur le « normal et le pathologique », au point que l’on se trouve devant un continuum plus que devant une opposition. Cette situation rend difficile et passionnante la tâche de décryptage qu’accomplit Raymond Massé. Quel langage ? Pour dire quoi ? à qui ? Une trentaine de pages sur la notion d’idiome de détresse et un long passage sur la dépression vue à travers cette approche éclairent le propos. Bien que soucieux de ne pas perdre la flexibilité du concept d’idiome de détresse, l’auteur le précise en le subdivisant en idiomes d’identification (désignations d’un tableau clinique), idiomes d’expression (manifestations) et idiomes d’explication (causes signifiantes, souvent en rapport avec le surnaturel). Défilent alors devant nous, ces divers idiomes : on voit alors se lever le voile qui masque souvent à celui qui n’est pas averti un sens qu’il s’agit certes d’exprimer, mais aussi de coder. Ce n’est pas seulement l’expression qui est « locale », c’est aussi la capacité de comprendre le message ; et l’anthropologue joue là pleinement son rôle de traducteur culturel.
11Plongeant enfin dans le creuset où le plus collectif et le plus individuel se fondent, Raymond Massé passe alors au champ des pouvoirs surnaturels, et du religieux, qui sous leurs diverses formes apparaissent comme lieux de manipulation des détresses : il contribuent à créer l’inquiétude qu’ils apaisent, tout en donnant tant à la détresse qu’à sa résolution un cadre et un langage.
12Ce trajet conduit d’une main ferme apporte clarté et cohérence à ce qui semble a priori insaisissable, sauf à travers les catégories préétablies et trop réductrices de la clinique, ou, à l’opposé d’une ethnologie qui confine au folklore. Il s’achève sur une bibliographie qui montre une très bonne connaissance des textes : bien au delà de la médecine ou de l’ethnologie elle encadre, par la réflexion des essayistes et des écrivains, une recherche qui sait utiliser les apports des disciplines, mais qui évite de s’enfermer dans une orthodoxie.
Jean Benoist, “Massé R., Détresse créole. Ethnoépidémiologie de la détresse psychique à la Martinique”, Bulletin Amades [Online], 77 | 2009, Online since 01 April 2010, connection on 06 February 2022. URL: http://journals.openedition.org/amades/762; DOI: https://doi.org/10.4000/amades.762
Il faut être un sacré farceur pour faire croire aux Martiniquais qu'un deuxième Cuba est possible Lire la suite
...toute la "classe politique" (qui n’est d’ailleurs pas une "classe sociale") sur le même plan ? Lire la suite
...ou ka trouvé tout diks-li, òben yo ka viré enprimé tou sa i fè-a vitman présé! Lire la suite
...À une époque pas si lointaine, l’adjectif qualificatif "national" était fréquemment utilisé po Lire la suite
ce sera très drôle! Lire la suite