Bangkok (Thaïlande) : cachez ces fils que je ne saurais voir

Patrick Chesneau

   Rester bouche bée devant l'étrange densité de la canopée urbaine en milieu tropical. Un spectacle des plus étonnants attend le visiteur profane au détour de chaque ruelle dans la ville géante. 

   Des kilomètres de fils électriques en hauteur. Auxquels s'ajoutent les raccordements téléphoniques et les connexions internet. Une forêt noire suspendue dans l'air empesé de la capitale du Royaume de Siam. Des enfilades de câbles tarabiscotés tentent d'agripper le premier pylône venu. S'enroulent façon python. Jettent leur dévolu sur le moindre poteau. 

   L'ensemble est un méli-mélo insolite qui accroche immanquablement l'oeil des touristes et des expatriés encore non accoutumés à ce gigantesque foutoir.  Novices éberlués. Les Thaïs, eux, ont grandi avec. Ces grumeaux visuels font partie intégrante du paysage mental des quinze millions d'habitants de la Cité des Anges. On peut même dire que l'évidence des images fait corps avec leur cadre de vie ordinaire. Des pelotes sombres encombrent l'espace et obscurcissent la vue. A l'air libre, l'horizon est vite bouché.

   Les câbles s'enroulent en volutes mystérieuses, les fils s'enchevêtrent. Ça commence où ? Ça finit où ? Ça raccorde quoi ? De quoi ce moignon est-il le nom ? Oui, celui en train de pendouiller dans une gangue difforme. L'ensemble court jusqu'au transformateur éventré gisant à quelques mètres de distance. Inextricable. Micmac dantesque. 

   Alors, les récriminations fusent, provenant des voyageurs piqués d’esthétisme : 

   "Comme c'est laid ! Dépareillé au possible !  Ça rend la ville hideuse ". En plus, " c'est terriblement Dangerous ! ".

  Pas faux. Les accidents dûs à ces exubérances incongrues ponctuent régulièrement l'actualité. Des piétons tombent à pieds joints dans le traquenard tendu par d'inopportunes ramifications. Des pièges parfois mortels. Il arrive que des conducteurs de deux roues soient happés en plein milieu de la chaussée par un noeud coulant subitement décrocher de sa ligne haute tension. En pleine course, l'étranglement est inévitable. Et quand il pleut, des amas indistincts obligent les piétons à patauger dans des kyrielles de mares aux canards. Fréquentes électrocutions. 

   Le bilan eût été bien pire si des escouades de techniciens en combinaison bleue ou beige n'avaient été pendant des décennies inlassablement à la manœuvre. 

Installateurs et réparateurs de L'EGAT, Electricity Generating Authority of Thailand, (l'EDF locale) ont accompli des prouesses dont le droit d'entrée dans le livre Guinness des records est assuré. Leurs collègues des compagnies spécialisées dans les installations numériques s'offraient eux aussi au vu et au vu de tous, en plein rappel ascensionnel, harnachés comme s'ils exploraient la sylve amazonienne. Dans cette jungle, toujours ils se retrouvaient sans coup férir. Démêlant les configurations les plus emberlificotées. N'ayant pas leur pareille pour traquer le raccordement indiscipliné à l'origine du dernier court-circuit. Une facétie se terminant trop souvent en incendie ravageur. Pompiers et services de secours rappliquant dare dare en pleine nuit. Freinés dans leur progression par des soï ( rues) aménagées au hasard des siècles sur le modèle d'un goulet d'étranglement. Obligeant le gouverneur de Bangkok à se déplacer. Puis à squatter à son corps défendant toutes les tranches d'infos des télévisions friandes de faits divers même en été. Sans omettre les temps de mousson. Invariablement, le même jugement lapidaire plongeait la foule des badauds incrédules dans une semi-incrédulité: " On va moderniser. Il faut rationaliser. Sécuriser ". Et tout reprenait comme si de rien n'était. Tout simplement parce que les agents-prestidigitateurs en salopette résolvaient à tout coup ces rébus orientaux qui désorientent tellement les Farang. La tête enfouie dans les monticules protubérants ou carrément avalée par la marée indéchiffrable des tuyaux et des tubulures biscornues, ils arrivaient toujours à dénouer les mystères les plus épais. Aucun sac de nœuds ne leur a résisté très longtemps. Avec un indéniable succès. Ça marchait malgré tout. Chapeau les artistes de ces " stand ups " sur le tas. Improvisés mais totalement maîtrisés. Leur brio et leur dextérité sont légendaires. Dans un embrouillamini sans nom, ils parviennent encore à reconstituer des schémas d'aménagement électrique, remontent la piste de réseaux énigmatiques. Élucident le cafouillis. Au total, ils parviennent vaille que vaille après un grave pépin à rétablir un semblant d'ordre. 

   Pourtant, changement de décor.

   L'heure est désormais à l'enfouissement général. Les autorités ayant décidé de lancer des travaux d'envergure. Ordre a d'ailleurs été donné ces jours derniers d'accélérer le mouvement. En bénéficieront les uns après les autres tous les districts de la mégapole. D'ores et déjà, dans certains quartiers de la capitale thaïlandaise, on enfouit à tout va. On ensevelit à marche forcée. On dissimule avec frénésie. En principe, l'épopée ubuesque devrait bientôt arriver à date de péremption. En conséquence, les images ahurissantes vont graduellement se raréfier, l'objectif étant d'éradiquer ces kystes accusés de laideur. Tout sera logé en sous-sol. Des opérations d'esthétique urbaine qui se conjuguent, il est vrai,  avec une sécurisation renforcée des réseaux et, en perspective, une amélioration de la distribution des services. La modernité est un cap ardemment revendiqué par l'édilité de Bangkok. Domestiquer le fouillis, mot d'ordre irrévocable. 

   Nonobstant cette louable ambition, faut-il se réjouir sans nuances et sans réserve? Que dire de cette transformation accélérée de la capitale dans son anatomie intime? Certes, comme d'aucuns s'exclament familièrement: " ça fait plus propre ".  En même temps, ne devrait-on ajouter: " ça normalise. Ça banalise. Ça hygiénise ". Qui aime Bangkok de longue date sait que l'apparence du fatras est consubstantielle  à cette ville. C'est sa logique originelle. L'hydre tentaculaire excelle à  entremêler tradition et innovation. Une symbiose pratiquement inégalée dans le monde. Lui injecter des doses massives d'ordre pour en faire une immense bourgade propre sur elle, bien comme il faut, c'est peu ou prou l'émasculer. Cette mégapole doit préférablement se déguster nature. Bordélique rime volontiers avec sympathique. Ne faut-il pas la préserver de l'hyper-conformisme devenu la norme planétaire. La garder à l'abri de trop d'académisme. Sinon, c'est assurément la soporifier. L'affadir. Bien sûr, élaguer garantit de gagner en fonctionnalité et performance. Le pendant est une perte considérable, côté cachet. La sécurité contrevient à l'originalité. Cette ville géante se doit de brandir envers et contre tout l'aspect d'une foultitude indomptée. Sinon, Singapour satisfera amplement le désir irrépressible de ceux qui veulent se rassasier de pureté, de rangement et de netteté. Pour ma part, j'affectionne le côté enjoué, désordonné, pantagruélique de Krungthep Mahanakorn. C'est un gage d'authenticité, d'irrévérence et de vitalité. Ville brouillonne ne veut pas dire ville souillon. C'est l'éventualité d'une métropole pas encore complètement domestiquée. Parfois même indomptée. Rétive au rouleau compresseur de la mondialisation hyper normée. Dans un monde uniformisé tiré au cordeau, la magie de la pétulance et de la luxuriance doit survivre. 

   Alors, j'implore Bouddha. Puisse Bangkok rester beaucoup moins sage qu'une simple image trop léchée.

 

   Patrick Chesneau

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