La Fondation Clément, le philanthrocapitalisme, l'art washing et la réconciliation

Jean-Luc Herthé

Rubrique

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La Fondation Clément, le philanthrocapitalisme, l’art washing et la réconciliation

Au sujet de  l’exposition d’art contemporain intitulée : “Révélation”, présentée par la Fondation Clément en partenariat avec l’Agence de Développement des Arts et de la Culture du Bénin (  ADAC), dont le chef de délégation n’est autre que le président du pays invité, Patrice Talon, le quotidien France-Antilles, dans un article en date du 13 décembre 2023 titre : “ Exposition d’artistes du Bénin à la Fondation Clément : une porte vers la réconciliation?” Il s’agit de considérer à la fois le rapprochement entre l’Afrique et cette part de sa diaspora que constitue la Martinique, mais aussi et surtout de mettre l’accent sur le projet de fraternisation qui a du mal à se dessiner entre les descendants des anciens colons et ceux des esclaves. 

La venue en Martinique de cette délégation du Bénin dirigée par le président Patrice Talon accompagnée de 42 artistes représentant un large panel qui va de la peinture à la sculpture en passant par le dessin et l’art numérique est en soi un événement. Cette présence présidentielle est la deuxième en Martinique d’un chef d’Etat africain depuis celle de Léopold Sédar Senghor. Si on croit les déclarations du président du Bénin, il est essentiel de créer des ponts entre la Caraïbe et l’Afrique de l’ouest, d’où ont été déportés des millions d’esclavagisés, dans le cadre du commerce triangulaire, avec la complicité de dignitaires africains. Cela tombe à point nommé puisque, malgré plus de trois quarts de siècle de politique assimilationniste, beaucoup de martiniquais n’ont pas renoncé, d’une part à leur ascendance africaine et d’autre part à demander des comptes à ce continent-mère. 

Par ailleurs et c’est le fil rouge de cet article, le temps semble venu pour un certain nombre de martiniquais de réduire les tensions raciales larvées. C’est le voeu d’une association nommée Tous créoles fondée en 2007, à l'initiative de Roger de Jaham et de Gérard Dorwling-Carter et composée, comme  l’indique son site Internet, de toutes les composantes de la communauté créole antillaise, mais aussi de Métropolitains et d’africains qui, je cite, ont adopté depuis longtemps notre créolité comme démarche de vie et de pensée. Tirant des enseignements de ces nombreux échecs à convaincre de ses bonnes intentions, cette association, à l'occasion d’une relance de ses activités en 2020, a de façon opportuniste, intitulé une série de rencontres qu'elle prévoyait à travers la Martinique : Vérité § Conciliation. Cette initiative n’a pas plus de succès que ses précédentes. Sans doute est-ce dû au fait que le rapprochement qu’elle appelle de ses vœux est loin de répondre aux problématiques posées à la société martiniquaise par la communauté békée. Ses animateurs ont beau convoquer Nelson Mandela et l’épilogue de la situation d’apartheid en Afrique du Sud pour justifier leur projet, ils font mine d’oublier que l’éthique et la transparence ont été les moteurs des travaux de la Commission Vérité et Réconciliation, telles que mentionnées dans le livre : Amnistier l’apartheid publié aux éditions Seuil, dans la rubrique : L’ordre philosophique.

L’absence de transparence est bien ce qui caractérise les activités des békés, la Fondation Clément ne constituant pas une exception. 

Les différentes recherches que j’ai menées sur Internet afin de comprendre  l’origine, le contexte, la justification et la mission de cette fondation ne m’ont apporté que peu de réponses satisfaisantes, si ce ne sont des propos laudateurs. Cependant un article du quotidien  Le Monde en date du 14 janvier 2016 et écrit par Laurent Carpentier jette un éclairage utile sur les conditions qui ont vu l’édification de ce centre d’art. Je cite l’auteur : Un haut fonctionnaire, Michel Collardel, écrivait en 2010, dans un rapport très pessimiste intitulé : “Pour une action rénovée de l’Etat  en faveur du développement culturel des Outre-mers français. En dépit de cette alarme , trop peu aura été fait par les instances publiques, si bien que c’est un collectionneur mécène qui s’empara du sujet, poursuit l’auteur.

Ainsi un voile est levé sur les circonstances de la construction de cette fondation. S’inscrivant dans la cadre de la loi Aillagon de 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations, cette fondation bénéficie d’une délégation de service public. Son concepteur a profité pendant longtemps d’une réduction fiscale de 60%. Si l’histoire des fondations privées est riche de controverses, depuis quelques années un regard plus critique est porté sur les contradictions qui sont au cœur de leur réalité. 

                          Philanthrocapitalisme et art washing

A l’occasion de la lecture du livre de Françoise Vergès titré : “Programme de désordre absolu” et sous-titré : “Décoloniser le musée”, deux notions m’ont particulièrement interpellé. Cependant avant de les évoquer et tenter d’en comprendre le sens à la lumière du sujet qu’est la Fondation Clément, j’aimerais revenir sur le titre de l’ouvrage de Françoise Vergès, publié aux éditions La Fabrique. En introduction, en page 15, l’autrice prend soin de justifier le choix de son titre: Exprimant la pensée de Fanon en 1961, elle écrit La décolonisation qui se propose de changer l'ordre du monde, est, on le voit, un programme de désordre absolu. Mais elle ne peut être le résultat d’une opération magique, d’une secousse naturelle ou d'une entente à l’amiable,. Ce désordre, poursuit Françoise Vergès, n’est pas le chaos, mais la remise en cause de ce que les puissants appellent l'ordre du monde, monde qu’ils ont construit et qu’ils ne cessent de solidifier, qu’ils voudraient immuable quand bien même son organisation et son fonctionnement ne cessent d’être contestés.

 C’est donc à l’aune de la contestation que j'inscris les lignes suivantes. Une contestation qui vise un narratif trop bien huilé, m’appuyant sur l’essai de Françoise Vergès et un article à vocation sociologique écrit par des universitaires qui s'intéressent aux conséquences de l'implication des entreprises privées dans le domaine de la philanthropie. 

Dans son essai qui aborde en grande partie la thématique de la restitution des oeuvres pillées durant la colonisation et la quasi absence de l’esclavage et la colonisation dans les musées, l’autrice consacre une dizaine de pages à la problématique des fondations. En page 93, dans une rubrique nommée : “The Revolution will not be founded”, à savoir La Révolution ne sera pas financée ( par le gouvernement ou les fondations), Françoise Vergès fait l'inventaire du champ d’action des fondations privées et les pratiques d’art-washing. L’art-washing est la première notion dont j’ai compris le sens à la lumière de l’exemple de la Fondation Clément. Les fondations, d’après ce qu’écrit Françoise Vergès, assurent un soutien à la création et à la production, financent des projets, offrent des résidences à des artistes et à des jeunes artistes, permettent la rencontre de ces jeunes et des artistes et des designers connus. Selon Florent Plasse, chargé des collections et du patrimoine à L’Habitation Clément, La Fondation éponyme offre aux plasticiens une structure qui leur permet de s’ouvrir au monde, elle leur donne les outils professionnels qui leur manquent. Ce narratif qui fleure bon la philanthropie masque en réalité des pratiques d'art washing. Wikipédia indique que ce néologisme désigne l’utilisation par une entreprise privée, de la philanthropie et des arts pour améliorer sa réputation, cette pratique s’apparentant à l'écoblanchiment transposé au domaine des arts et du mécénat artistique. 

L’histoire ancienne et plus récente regorgent de controverses avec le parcours de la communauté békée. Sans remonter à l‘indemnisation qu’ont reçu les anciens colons et qui profite à leurs héritiers, dont le patron du groupe GBH, on pourrait pointer du doigt la situation de quasi monopole dans la distribution des enseignes du groupe qui participe à entretenir un coût de la vie très élevé, les accointances de cette oligarchie avec les différents pouvoirs qui se sont succédés en France qui lui permettent d’une part de mobiliser la force publique à son profit et d’autre part de bénéficier, dans des scandales( faillite du Crédit Martiniquais, empoisonnement au chlordécone, etc..) de décisions de justice très favorables, la tendance au recrutement d’employés blancs de l'Hexagone, au détriment des jeunes martiniquais, la pratique de salaires bas dans l’ensemble de leurs activités. 

Malgré tout ce qu’on sait de leur comportement préjudiciable , cette communauté et singulièrement le propriétaire de la Fondation Clément jouissent d’un grand crédit dans l’opinion. 

C’est ainsi qu’au cours d’une discussion avec une martiniquaise d’âge mûr et paraissant raisonnable, quant aux questions posées par l’organisation de l’exposition Révélation, mon interlocutrice a avancé l’argument suivant : Si la Fondation Clément n’existait pas, qui aurait pu accueillir cet événement? Un autre martiniquais  affiche sur sa page Facebook en fanfaronnant ce message concernant l’exposition : J’y étais. J’attends toujours de comprendre ce qui dérangerait… certains dans cette exposition.  

Dans un article de Linsey Mc Goey, Darren Thiel et Robin West, traduit de l’anglais par Fanny Narcy et titré : le philanthrocapitalisme et les crimes des dominants, les auteurs tracent l’origine de ce néologisme, sa portée, ses contradictions et son objectif. 

Après l’art washing, le philanthrocapitalisme est la deuxième expression notée dans : Programme de désordre absolu et dont la réalité mérite d’être confrontée au récit concernant les activités des békés et celles à la Fondation Clément. Ce néologisme créé à partir des mots philanthropie et capitalisme reflète les tensions et incompatibilités entre ces deux concepts.  

Tandis que la philanthropie a vocation à placer l’humain et ses activités au centre de son activité, le capitalisme a pour objectif la recherche et la maximisation du profit. Les auteurs de ce texte considèrent le philanthrocapitalisme comme la face souriante du capitalisme. Bénéficiant d’une délégation de service public, les philanthrocapitalistes, écrivent ces auteurs, prétendent que les intérêts personnels et l'intérêt général seraient inextricablement liés. Ils jouissent d'une révérence culturelle et leurs actions, à travers leurs fondations qui peuvent leur conférer une immunité perpétuelle. C’est manifestement le sens de l’action menée par la Fondation Clément : permettre à son propriétaire et à l’ensemble de sa communauté, d’une part de masquer son passif et d’autre part d’apparaître comme des bienfaiteurs publics. La fonction mystificatrice de ces fondations est aussi analysée sous le prisme de la religion. Si la philanthropie n’a pas nécessairement de liens naturels avec les religions instituées, le don n’en est pas moins regardé, écrivent ces auteurs, comme un signe de grâce morale, si n’est de supériorité. Cette Remarque prend tout son sens dans une Martinique en grande partie acquise aux croyances religieuses et où la communauté béké entretient des rapports très étroits avec la religion catholique. 

Parmi ceux qui sont confiants dans l’entreprise de séduction opérée par le truchement de la Fondation Clément, il y a Emmanuel de Reynal, actuelle cheville ouvrière de l'association Tous Créoles qui, d’un message triomphaliste sur sa page Facebook, faisant suite au vernissage de l’exposition Révélation, écrit ceci : Toute la Martinique constructive et fraternelle y était! Sans exception! Cette affirmation prend des allures d’excommunication pour tous ceux qui ne partagent pas les convictions de ce Monsieur. 

Avant de conclure, j'aimerais revenir au président du Bénin, pour évoquer une de ces déclarations au cours de ce séjour en Martinique. Lors d’un échange au Fort Tartenson, à Fort-de-France, Patrice Talon, selon le commentaire journalistique, parlant plus volontiers du futur que du passé, répond à une interpellation très respectueuse de Didier Laguerre, maire de la ville hôte. L’édilité tente d’exposer au président du Bénin qu’il est impossible à la société martiniquaise de se dissocier du passé pour se projeter vers l’avenir. D’une façon qui se voulait docte et didactique, Patrice Talon qui comprend qu’il est question de réparations, se projetant dans le cadre d’une réforme agraire, affirme qu’il est difficile d’imaginer des réparations, les terres appartenant pas aux esclaves. Ce parti-pris défie toute logique; les terres n’appartenaient pas non plus aux colons! 

On aura compris que pour le président du Bénin le passé importe peu quand il s’agit de faire des affaires. Heureusement que ceux qui œuvrent activement pour le rapprochement entre les africains et ce qu'il est convenu d'appeler sa diaspora se préoccupent autant du passé, du présent que du futur.

Quant à ceux qui militent pour la réconciliation en Martinique, ils doivent être conscients que cette question ne concerne pas seulement ceux qu’ils qualifient d’activistes, mais une part importante de la société martiniquaise qui est convaincue qu’on ne pourra pas faire l’économie de l’éthique, de la transparence et de la vérité dans ce projet.  

Rivière-Pilote, le 15 Janvier 2024

HERTHE Cerlan, Jean-Luc

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