Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Après un nouveau déplacement suite à la rupture du cessez-le-feu par Israël le 18 mars 2025, Rami est rentré chez lui avec sa famille le 9 octobre 2025.
Cela fait plus de deux semaines que je n’ai pas donné de nouvelles. La dernière période a été difficile pour ma famille et moi, et surtout pour mon épouse Sabah.
Sabah a perdu son frère, Mohamed. Il avait 26 ans. Il était marié, père d’un enfant, et sa femme en attend un deuxième, dans six mois. Le 22 novembre, les Israéliens ont violé une nouvelle fois le cessez-le-feu. Plusieurs leaders du Hamas ont été assassinés dans un bombardement. Mohamed faisait partie des victimes « collatérales ». Comme toute la famille de Sabah, lui et son épouse avaient dû quitter leur maison du quartier de Shajaya, qui se trouve maintenant dans la « zone jaune », interdite aux Palestiniens, et qui s’étend sur plus de la moitié de la bande de Gaza. La mère et les frères de Mohamed vivent toujours sous une tente. Mais lui et sa femme avaient trouvé un petit appartement dans le centre de Gaza-ville. Ce jour-là, Mohamed était parti rendre visite à des amis vers le rond-point de Shajaya. Un immeuble a été bombardé au moment où il passait devant.
Mohamed a été grièvement blessé. Transporté à l’hôpital, il est resté une semaine dans le coma, avant de partir reposer en paix. Sabah a perdu de nombreux membres de sa famille dans cette guerre, dont son père, qui n’a pas été tué directement mais qui est mort de tristesse, ne supportant plus cette vie d’humiliation. Des oncles et plusieurs de ses cousins ont été tués. Mais là, pour la première fois, je l’ai vue craquer. Pourtant, Sabah est une femme forte. Nous avons vécu ensemble des moments très difficiles. Plus d’une fois, nous avons cru que notre mort était imminente, quand nous avons été encerclés par les chars israéliens, ou quand, au début de la guerre, en novembre 2023, nous avons quitté notre appartement en échappant de peu aux tirs des snipers et des drones quadricoptères. Mais la force a des limites.
Nous nous sommes résolus à enterrer Mohamed au cimetière Ibn Marwan, un ancien cimetière que personne n’utilise plus, dans la zone du rond-point de Shajaya. Nous n’étions pas nombreux. Beaucoup de gens n’ont pas pu venir car, au même moment, une opération israélienne était en cours dans la zone, non loin de la ligne jaune. Il était impossible de se rendre au cimetière en voiture. Nous y sommes allés à pied, et nous avons inhumé le frère de Sabah dans le bruit des tirs et des drones qui bourdonnaient au-dessus de nos têtes.
Le même jour, le père d’un ami très proche, Hassan, est entré à l’hôpital. Hassan, que j’appelle de son diminutif Hassoun, est comme un petit frère pour moi. Son père avait besoin d’une opération sur une artère, une intervention relativement facile normalement. Mais le chirurgien n’avait pas le matériel nécessaire. Il nous a dit franchement : « On va bricoler. » Il a vraiment employé ce mot. Il fallait réparer les tuyaux comme on pouvait, c’était presque un travail de plombier. Mais le père de Hassoun n’a pas survécu. Il est mort parce que l’armée israélienne bloque le matériel médical et les médicaments.
Pour enterrer le père de Hassoun, là aussi il a fallu improviser. On a trouvé un espace entre les tombes, dans un ancien cimetière à côté de l’hôpital baptiste, Al-Maamadani. Il a fallu payer la place environ 200 euros. D’habitude, on enterre le défunt à même la terre, puis on scelle la tombe avec du béton ou du carrelage. Mais les matériaux de construction sont interdits à Gaza, alors nous avons bricolé une solution : couvrir la tombe avec une porte en acier, rouge, achetée au propriétaire d’une maison détruite. Les gens essaient de vendre ce qu’il reste de leurs habitations…
La porte était un peu trop petite, il manquait quelques centimètres. Nous avons scellé la tombe comme nous pouvions, en fabriquant un peu d’argile. Mais nous savions que la pluie arrivait. Alors le lendemain, nous avons acheté un sac de ciment – 400 euros — pour empêcher que la tombe soit inondée. Il faut comprendre que l’écrasante majorité des Gazaouis n’ont pas ces moyens. Une tombe peut coûter jusqu’à 1 200 euros. Alors les gens enterrent leurs proches dans des endroits publics, près des hôpitaux, à côté de chez eux… Souvent ils ne peuvent mettre que du sable sur le corps. Quand il y a de fortes pluies, on voit des cadavres sortir de terre. Littéralement.
Voilà la tristesse que ma famille a vécu pendant ces deux dernières semaines. À Gaza, tout est tristesse. On est tué par les bombardements, par le manque de moyens médicaux, par l’humiliation, par manque de tout. Les dernières intempéries ont fait plus de quinze morts, ainsi que trois bébés morts de froid. Il n’y a pas de médicaments, pas de vêtements d’hiver pour les enfants.
Quinze personnes sont mortes, ensevelies sous leurs maisons qui se sont écroulées à causes des pluies. Refusant de vivre sous la tente, ces gens n’avaient pas voulu quitter leurs habitations, partiellement détruites par les bombardements. Les intempéries ont fait le reste. Treize maisons se sont effondrées jusqu’à présent. La défense civile n’a pas les moyens de dégager ceux qui se trouvent sous les décombres. Voilà l’art de tuer à Gaza. On meurt de différentes manières possibles. Enterrés vivants, bombardés, de froid, de faim, de maladie, du manque de matériel médical le plus élémentaire.
Je l’ai déjà dit : il faut inventer des mots nouveaux pour décrire cette réalité. Tout un peuple est en train d’être tué par l’occupant, mais aussi ses sites archéologiques, sa géographie, son histoire, ses systèmes de santé et d’enseignement, son écosystème en général, ses terres agricoles : c’est ce que j’ai appelé le « gazacide ». Mais ils ont aussi tué nos cœurs. Peut-on appeler « coeuricide » le fait de mourir de tristesse ?
ONU, il n’entre que 30 %. Du strict minimum. Il n’y a pas de médicaments, pas de quoi fabriquer des tentes, pas de vêtements pour les enfants, pas de matelas, pas de couvertures.
C’est invivable. Il n’y a pas un cœur à Gaza qui ne soit empli de tristesse, de chagrin, de souffrance, de fatigue. Le jour où on a enterré le frère de Sabah, son fils Slimane, cinq ans, a dit :
Pourquoi vous êtes en train de pleurer ? Mon père, c’est un martyr. Il ne faut pas pleurer pour un martyr. En plus, mon père, il a des muscles. Vous allez voir, il va sortir de sous la terre. J’ai son téléphone portable, il va venir le chercher, vous allez voir. Arrêtez de pleurer. Je connais très bien mon père.
Ils ont brisé le cœur des enfants. Combien de milliers d’orphelins ? Combien de veuves ? Combien de mères et de pères qui ont perdu leurs enfants ? La tristesse nous envahit. Chaque jour est un jour de tristesse chargée d’humiliation, passé à chercher de quoi manger, de quoi boire, à faire la queue pour un jerricane d’eau, une casserole de riz ou de lentilles, dans le meilleur des cas.
Des jours passés à voir mourir les siens. Imaginez une mère qui voit son fils mourir devant ses yeux parce que son cancer ne peut être traité, ou qu’il ne peut être dialysé. Beaucoup de maladies graves ne sont plus soignées. Plus de 40 000 personnes devraient être hospitalisées à l’étranger, selon l’ONU. Regardez comme cela brise les cœurs des gens, des mamans, des maris, des épouses, des enfants et des parents. Tout cela dans le but de rendre la vie à Gaza insupportable. Le ministre de la guerre israélien a évoqué récemment une solution : l’ouverture du terminal de Rafah, la frontière avec l’Égypte, mais dans un seul sens : celui de la sortie. Pour que les gens sortent et ne reviennent pas. C’est la déportation, mais avec un euphémisme : le « départ volontaire, humanitaire », pour se faire soigner, étudier, travailler. Ailleurs.
Des milliers de personnes ne sont pas concernées par cette solution : ceux qui sont sous les décombres. Ceux qui ont été exécutés sommairement et qui ont été enterrés dans des fosses communes. Ceux qui ont disparu, enlevés par l’armée israélienne, et dont on ne sait pas s’ils sont morts ou vivants.
Nous sommes en 2025 et deux millions de personnes vivent sous des tentes, les enfants ne trouvent pas à manger, ni à s’habiller, ni à aller à l’école parce qu’il n’y a plus d’école. Nous sommes en 2025 et il n’y a pas de médicaments, même pour les maladies saisonnières. Une population entière est en train de chercher à manger et à boire. La stratégie israélienne, c’est d’anéantir la population de Gaza, et d’abord de détruire les cœurs.
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