Ce morceau musical est d’abord un plaidoyer et une invitation à la valorisation de la culture créole dans sa globalité. Dans « Kreyòl Nou Ye », Brutus et Richie, ses auteurs-compositeurs-interprètes, présentent le créole sous un regard socioculturel et historique. Le morceau gravé sur l’album « Let it groove » sorti en 2001 touche, entre autres, à l’identité et aux différentes variétés de créoles : la dialectologie dans la langue, la situation sociolinguistique d’Haïti, voire la racine africaine de la culture créole.
Riche et fascinante, la culture créole est composée de multiples dialectes, de danses virevoltantes, de couleurs éclatantes, de plats uniques, sans oublier la faune et la flore qui attirent des myriades de touristes dans le monde.
Le créole, c’est aussi une littérature qui a germé de grandissimes écrivains comme Anténor Firmin, Patrick Chamoiseau, Dany Laferièrre, Aimé Césaire, Jean Price-Mars, Jacques Stephen Alexis pour ne citer que ceux-là. Cette même culture fait briller sur tous les recoins du monde, des musiciens légendaires comme Roger M. Eugene (Shoubou), Ralph Thamar, Jacob Desvarieux, Les frères Décimus et Coupé Cloué.
Brutus est encore membre de Zenglen, mais Richie l’a laissé en 2011 pour créer un an plus tard «Bagay Nèf» qui allait vite devenir ce lumineux «KLASS» que l’on compte aujourd’hui dans l’industrie musicale haïtienne.
La musique dite créole, le konpa et le Zouk en particulier, a influencé des musiciens dans l’univers musical. Le Kizomba, une musique africaine, avec sa danse très populaire dans les pays lusophones et européens, a été créé sous l’influence du Zouk après une tournée du groupe Kassav’ en 1985 à Angola. Quant au Zouk, il a été créé sous l’influence du konpa. Selon le critique musical Aly Acacia, le konpa est grand-père : il enfante le zouk qui accoucha du kizomba !
Haïti, le pays natal des musiciens de Zenglen, est aussi un point focal pour la langue et la culture créoles. Toutefois, les Antilles ne sont pas en reste :
“Nou menm Antiyè n se kreyòl
S on lang ti dyòl gwo dyòl
Nou ganyen plizyè depatman
Yo chak ka pale l yon jan
Men se menmman parèyman”
Je trouve utile de rappeler qu’une distinction s’impose entre les termes « Antillais » et « Créole ». Le premier représente l’espace géographique, tandis que le second c’est l’espace culturel. Il y a des pays dans les Antilles qui n’ont pas une culture créole, comme il y a des pays ayant une culture créole, mais qui ne se trouvent pas géographiquement dans les Antilles.
Ce qui nous ramène au concept de marché linguistique développé par Pierre Bourdieu dans son livre titré « Ce que parler veut dire », paru en 1982. Il y a marché linguistique toutes les fois que quelqu’un produit un discours à l’intention de récepteurs capables de l’évaluer et de l’apprécier.
En Haïti, le marché linguistique est mouvementé en raison d’une inégalité sans bornes entre les deux langues officielles, à savoir le créole et le français. Ce qui ouvre la voie à la diglossie en lieu et place du bilinguisme. Contrairement au créole, le français est souvent considéré comme une langue qui apporte des profits linguistiques à son locuteur. Par profit linguistique, il faut entendre des avantages qu’apporte une langue en l’utilisant. L’un des profits qu’apporte le français au détriment du créole en Haïti c’est le grade « intellectuel ».
Le marché linguistique est mouvementé en raison d’une inégalité sans bornes entre les deux langues officielles.
Selon Hugues Saint-Fort dans son texte titré «Le marché linguistique haïtien : fonctionnement, idéologie, avenir», paru en 1995, un locuteur haïtien qui parle seulement le créole n’est pas vu comme un intellectuel dans le pays, car cette langue ne possède pas de valeur sur le marché linguistique haïtien.
Contrairement au créole, le français est une langue de prestige social en Haïti. C’est pourquoi certains créolophones ne s’expriment pas toujours avec fierté. Les musiciens de Zenglen, dans la présente chanson, questionnent le complexe d’infériorité dû à l’utilisation du créole surtout en Haïti. Ils ont chanté ceci :
“Mwen di zanmi m pa kritike m
Poutèt ou ka chare m
Sa s on pwoblèm ti lespri
Moun ki pa konprann lavi a
Si m wè w ka fawouche m
Pa chare mwen”
Respecter la langue ou l’accent de l’autre s’avère important pour les musiciens de Zenglen sur ce morceau. Ils indexent des gens venant des provinces haïtiennes, qui, une fois arrivés à Port-au-Prince, oublient leurs accents provinciaux par peur du préjugé linguistique.
Ces gens se trouvent dans une situation d’« insécurité linguistique ». Ce terme a été introduit dans l’univers sociolinguistique par le linguiste américain William Labov — l’un des fondateurs de la sociolinguistique moderne — dans les années 1960 dans ses travaux remarquables sur la stratification sociale des variables linguistiques. L’insécurité linguistique est un manque de confiance ressenti et parfois affiché par des locuteurs qui croient que leur utilisation de la langue n’est pas légitime ou valorisée dans le milieu social où ils évoluent.
C’est pourquoi certains créolophones ne s’expriment pas toujours avec fierté.
L’insécurité linguistique est un cas flagrant en Haïti. Elle engendre souvent l’échec scolaire chez beaucoup d’élèves. Ce manque de confiance est souvent visible chez beaucoup de jeunes campagnards qui foulent le sol de Port-au-Prince, car leur accent est différent de celui des citadins. C’est comme s’il y a une hiérarchisation en utilisant une langue en Haïti. Ce que chante Richie et Brutus :
“Mande m poukisa m konplekse
Mwen pa sa jwenn fyète
Kou m fè sa m rive Pòtoprens
M te mèt sot nan pwovens
Aksan m gentan chanje”
Parler de la dialectologie en sociolinguistique fait référence à l’étude des dialectes. Ce dernier est la variété linguistique spatiale. William Labov l’appelle la variation diatopique. Le créole comme toute langue varie selon la région. Haïti, la Guyane française, la Martinique, la Guadeloupe, la Louisiane, Seychelles et la Réunion sont entre autres des régions connaissant cette langue avec des dialectes différents.
Dans ce morceau de Zenglen, les musiciens ont présenté brièvement quelques simulations du créole de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et celui d’Haïti. Cette dernière comportant elle-même plusieurs départements, connait aussi plusieurs dialectes.
“Matinik, Gwadloup nou rive
Giyàn medam y ap chante :
« Zenglen pe dous ».
Aprè sa nou f on rive Pòtoprens
Tande de moun k ap f on diskisyon :
« Gad figi msye ! Adye Bondye ! »”
Les expressions « Nèg anwo » et « Nèg anba », « Pitit Dessalines » et « Pitit Pétion » ou encore « Nèg Pòtoprens » et « Nèg andeyò », expriment les soubassements de l’inégalité en Haïti.
Or, le langage du Capois est différent de celui d’un utilisateur du créole vivant à Port-au-Prince, Port-de-Paix ou Cayes. Ce problème est aussi posé par les musiciens de Zenglen. Richie et Brutus, respectivement originaires de Cap-Haïtien et de Fonds-Parisien, deux zones très reculées de Port-au-Prince, ont utilisé l’accent des créolophones de différentes régions pour exécuter ce morceau. Une manière de mettre en valeur la région et son dialecte.
“Nan Pòdpè m te rive
madanm nan di mwen konsa : « Manjon ti diri. G on bay bon m di w ».
Aprè sa n rive nan Kap Ayisyen
Mesye yo move : « Kite fanmanm la pa manyen y mete afèranm la m bezwen y, pa pala key, pa pala key»”
Nul n’est sans savoir que le créole a son origine en Afrique. Dans la perspective d’Alfred Métraux, cet anthropologue américain d’origine suisse, L’Afrique est vivante en Haïti. Selon Suzanne Sylvain, la première femme anthropologue haïtienne et fille de l’écrivain Georges Sylvain, le créole haïtien a été créé sur l’Île de la Tortue par des « nègres bossales » au cours du dix-septième siècle. Les nègres bossales dont parle Sylvain furent des esclaves noirs nés en Afrique. Néanmoins, les Haïtiens ont souvent tendance à oublier leurs origines africaines. Jusqu’à aujourd’hui, des institutions scolaires en Haïti sanctionnent des élèves s’exprimant en créole.
Les Haïtiens ont souvent tendance à oublier leurs origines africaines.
Dans « Kreyòl Nou Ye », Richie et Brutus, avec un accent martiniquais, dénoncent cette situation flagrante. Selon eux, nous oublions nos racines africaines.
“Ayisyen yo, Antiyè yo
Manman nou se Afrika
Faut pas n’oublier sa
Se Kreyòl ke nou ye
Faut pas nou konplekse
Se Kreyòl ke nou ye
Faut pas nou oublier”
(pour écouter le titre https://youtu.be/8Z4xIpLjByE )
La tradition africaine est fort vivante dans toute la culture créole. Les pratiques paysannes des Haïtiens ne sont pas différentes de celles des Africains. La formation même du créole sur le territoire haïtien est indubitablement une forme de protestation des esclaves face aux colons. Ces esclaves originaires de l’Afrique se sont entendus afin de sauvegarder leurs langues. Oublier les racines africaines ou encore marginaliser le créole au profit du français est une autre forme de colonialisme.
Cet article a été mis à jour pour préciser la date de sortie de l’album Let it groove. C’était en 2001, pas en 2003.
Image de couverture : Les auteurs-compositeurs-interprètes Richie et Brutus de « Kreyòl Nou Ye » | © Photo Zenglen/Facebook
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