Dans une étude d’une grande amplitude analytique, « La didactique du créole en Haïti : difficultés et axes d’intervention », le linguiste haïtien Wilner Dorlus dresse un état des lieux similaire pour l’essentiel aux observations de terrain formulées quelques années plus tard par d’autres linguistes, notamment Renauld Govain (2013, 2014, 2021), Fortenel Thélusma (2018, 2021), Guerlande Bien-Aimé (2021), Bartholy Pierre Louis (2015), ainsi que Benjamin Hebblethwaite et Michael Weber (2012). L’étude de Wilner Dorlus a été élaborée en vue de sa participation aux Journées d'études sur la graphie et la didactique du créole organisées en 2008 par le CRILLASH (Centre de recherches interdisciplinaires en lettres, langues, arts et sciences humaines) de l’Université des Antilles en Martinique, et elle a été reproduite en 2020, avec l’aimable autorisation de l’auteur, sur le site www.berrouet-oriol.com. Professeur de communication créole au Lycée Anténor Firmin et enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti, Wilner Dorlus examine avec pertinence (1) « le contexte dans lequel a émergé [le créole] comme discipline dans l’enseignement haïtien » ; (2) « la façon dont l’enseignement de la discipline en question est défini par le curriculum de l’École fondamentale » ; (3) « le discours didactique à travers lequel passe cet enseignement, sans négliger l’imbroglio terminologique que reflète (…) « le champ conceptuel de la grammaire du créole en Haïti », alimenté par tous ceux-là qui, pour une raison ou pour une autre, s’estiment bien placés pour marquer de leur empreinte le domaine de la réflexion sur le créole ».
Quatorze ans après l’élaboration de cette étude, les observations de terrain et l’analyse de Wilner Dorlus sont d’une brûlante actualité : l’enseignement du créole comme discipline et l’enseignement en langue maternelle créole se caractérisent encore par des carences conceptuelles et opérationnelles et, surtout, par d’importantes lacunes sur le plan didactique. Il faut en prendre toute la mesure et bien situer les nombreux défis qu’Haïti doit relever 43 ans après le lancement de la réforme Bernard de 1987, dont se réclame encore confusément l’État haïtien, et 35 ans après la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987. Dans les domaines de la didactique générale et de la didactique du créole, ces défis sont nombreux et complexes, allant du contenu linguistique et didactique des apprentissages scolaires à l’élaboration de matériel didactique et lexicographique de qualité en langue créole. Ces défis sont régulièrement voilés sinon obscurcis, d’une année à l’autre, par l’avalanche des « plans », des « circulaires » et des « directives » du ministère de l’Éducation nationale. De surcroît, le discours pré-scientifique et aveuglement fanatisé des Ayatollahs du créole --incapables d’élaborer une didactique modélisée du créole--, génère un écran de confusion dans le domaine de la didactique du créole. Le remarquable diagnostic de Wilner Dorlus doit également s’apprécier à l’aune d’un constat avéré dans la documentation courante : l’État haïtien ne finance et n’administre qu’environ 20% des écoles du pays ; 80% des écoles, en Haïti, sont financées et administrées par le secteur privé national et international. Cela signifie que l’État haïtien n’a ni le pouvoir d’imposer un modèle de didactique du créole dans la totalité des écoles du pays ni celui d’en contrôler la mise en œuvre à l’échelle nationale. Cela signifie également que l’État haïtien, très peu informé du profil académique de l’ensemble des enseignants du créole, n’est toujours pas en mesure d’intervenir sur le plan de la qualification de ces enseignants. Or les études les mieux documentées ont depuis de nombreuses années démontré que la sous-qualification des enseignants est l’une des plus grandes lacunes de l’École haïtienne. Ainsi, Bernard Hadjadj, spécialiste de l’éducation et ancien représentant-résident de l’UNESCO en Haïti, expose qu’« En 2000, 53% des enseignants du secteur public et 92% des enseignants du secteur privé étaient non qualifiés » (voir l’étude « Education for All in Haiti over the last 20 years : assessment and perspectives », Education for All in the Caribbean, Assessment 2000 monograph series, Kingston, Jamaica : Office of the UNESCO Representative in the Caribbean).
Wilner Dorlus expose qu’avec le décret-loi du 18 septembre 1979 instituant la réforme Bernard, « les bases légales et institutionnelles sont jetées pour une didactique du créole en Haïti ». L’intitulé de ce document est « Loi autorisant l’usage du créole comme langue instrument et objet d’enseignement » ; il est assorti d’un document maître ayant pour titre « La réforme éducative / Éléments d’information » (Département de l’Éducation nationale, Port-au-Prince, 1979). Le rappel de la dimension juridique et institutionnelle de cette inédite intervention de l’État est important : pour la première fois dans l’histoire du pays, le créole accède au statut de langue enseignée et de langue d’enseignement. L’auteur précise toutefois que « Cette innovation, qui n’a pas été bien accueillie par la société haïtienne et les différents acteurs de l’éducation (parents, directeurs et maîtres d’écoles), s’est heurtée à une résistance farouche de ces derniers dans les premières années de l’application de la réforme en question ». Pareille résistance à une réforme éducative inaboutie et mise en veilleuse en 1987 a été corroborée par l’un de ses acteurs-clé, le sociologue Guy Alexandre, auteur de « Matériaux pour un bilan de la réforme éducative en Haïti » (Le Nouvelliste, 6, 11, 16 et 18 mai 1999), ainsi que de « La politique éducative du Jean-Claudisme » paru dans « Le prix du Jean-Claudisme / Arbitraire, parodie, désocialisation », sous la direction de Pierre Buteau et Lyonel Trouillot, C3 Éditions, 2013. Guy Alexandre confirme que les grands caïds de la dictature de Jean-Claude Duvalier, entre autres le tontonmakout Jean-Marie Chanoine, se sont tous opposés à la réforme Bernard de 1979.
Les objectifs généraux de l’enseignement du créole sont examinés par Wilner Dorlus, qui précise que « D’une manière globale, une place prépondérante est accordée à la langue créole dans le curriculum de l’enseignement fondamental. (…) en plus de faire du créole la principale langue d’enseignement et de communication, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture se réalise d’abord dans cette langue dès la 1ère année. L’enseignement fondamental étant réparti en trois cycles, les objectifs généraux de l’enseignement du créole y sont définis pour chacun d’eux ». De la sorte, à la fin du 3e cycle, l’élève doit être capable de « S’exprimer avec aisance et précision tant dans la conversation spontanée que dans des situations formelles (exposé, débat, réunion) tout en respectant les règles de la bonne écoute et de la prise de parole ». L’atteinte de ces objectifs est en lien direct avec les approches préconisées par le programme de créole, à savoir l’approche pédagogique et l’approche linguistique. L’approche pédagogique met en œuvre la pédagogie par objectifs, tandis que l’approche linguistique se veut « notionnelle et fonctionnelle du point de vue linguistique. Les notions étudiées ont une certaine relation avec des actes de communication dans des circonstances définies (présenter des excuses à quelqu’un, par exemple) ». Sur le plan proprement didactique, plusieurs « thèmes sont définis pour l’enseignement du créole : la communication orale, la lecture, le graphisme (pour la 1ère année), le vocabulaire, l’orthographe, la production écrite et la grammaire. Ils constituent les différentes composantes de l’étude de la langue en question et renvoient, dans l’ensemble, aux quatre habiletés fondamentales qui caractérisent la compétence dans une langue donnée, à savoir écouter, parler, lire et écrire ».
L’article « La didactique du créole en Haïti : difficultés et axes d’intervention » met en lumière, sur les plans symbolique et idéologique, la réalité de « la représentation des langues dans la société haïtienne ». Le français est survalorisé tandis que le créole, parmi les élèves, est dévalorisé et sujet à des moqueries. L’auteur note toutefois que la situation a évolué ces dernières années et que certaines Facultés ont résolu de « retenir le créole parmi les matières dans lesquelles les candidats sont évalués aux concours d’admission ». De manière plus essentielle, Wilner Dorlus aborde l’épineuse et toujours actuelle question de « l’absence de matériels didactiques appropriés » en ces termes : « Mises à part les classes allant de la 1ère année à la 5ème année pour lesquelles des ouvrages ont été confectionnés par l’Institut pédagogique national (IPN) depuis le démarrage de la réforme éducative, les autres classes n’ont pas, jusqu’à l’heure actuelle, de matériels de supports qui permettent l’atteinte des objectifs pédagogiques visés par les programmes correspondants ». Il faut ainsi prendre la bonne mesure que la didactique du créole, dès le lancement de la réforme Bernard de 1979 et en dépit des travaux pionniers de l’IPN, s’est élaborée dans la précarité et la sous-instrumentalisation : Wilner Dorlus parle non pas de « rareté » ou d’« insuffisance » mais bien d’« absence de matériels didactiques appropriés ». En raison d’une telle absence, dit-il, il est extrêmement difficile d’atteindre les objectifs visés par la réforme éducative car, il importe de le rappeler, « L’utilisation du créole dans l’enseignement a, entre autres, comme objectifs la promotion de la langue, la diffusion de la culture nationale, l’étude de la langue et de la littérature créoles, l’éradication de l’analphabétisme et, enfin, un abord plus facile du code écrit français (Département de l’Éducation nationale, « La Réforme éducative », 1982b, p. 50 et 54). « L’absence de matériels didactiques appropriés » ainsi mise en lumière par Wilner Dorlus en 2008 rejoint un diagnostic similaire posé en 1993 par Léon Gani, enseignant-chercheur en sociologie-démographie à l'Université René Descartes (Paris 5) et auteur de l’étude « Population et réforme éducative en Haïti / Questions relatives à l’analyse de l’évolution d’un système éducatif », Colloques et séminaires, ORSTOM, 1993. L’« absence de matériels didactiques appropriés » constatée par Wilner Dorlus et Léon Gani a également été évoquée par l’un des meilleurs analystes du système éducatif haïtien, Michel Saint-Germain, enseignant-chercheur à l’Université d’Ottawa et auteur de l’étude « Problématique linguistique en Haïti et réforme éducative : quelques constats », Revue des sciences de l’éducation, 23 (3), 1997 : 611–642. À la page 637 de cette étude, l’auteur note que « Les moyens manquaient pour assurer le perfectionnement des maîtres ; le matériel didactique était tantôt en quantité insuffisante, tantôt en qualité insatisfaisante ; les zones rurales étaient difficiles d’accès et l’encadrement posait des défis tout comme l’acheminement du matériel ». Poursuivant ses observations, il ajoute que « Lorsque les deux tiers des élèves d’un pays relèvent du secteur privé, et que quatre écoles sur cinq sont du secteur privé, il devient très difficile, pour une administration gouvernementale qui ne possède que peu de moyens, d’assurer un contrôle sur les enseignements ». Il y a lieu toutefois de relativiser le diagnostic de Wilner Dorlus relatif à l’« absence de matériels didactiques appropriés » : des efforts notables ont été consentis ces dernières années et plusieurs ouvrages à vocation didactique ont été publiés par les Éditions C3, notamment la série « Lang pan ou » (7e et 9e AF) de Claudette et Fortenel Thélusma. Et Jean Amorce Dugé a pour sa part publié, chez le même éditeur, le « Manyèl kreyòl pou 1e AF » et le « Manyèl kreyòl pou 7e AF ». Sur les 216 titres du catalogue 2021 des Éditions C3, toutes matières scolaires confondues, nous n’avons toutefois relevé que 13 ouvrages ayant un lien avec la didactique du créole. Sur le site des Éditions Henri Deschamps, réputé être le plus grand éditeur de manuels scolaires en Haïti, un seul titre semble avoir un certain rapport avec la didactique du créole : « Kreyòl pale kreyòl ekri 7èm ane ». Mais le contenu de l’ouvrage n’est pas explicité, pas plus que le nom de l’auteur n’est indiqué.
Dans l’article « La didactique du créole en Haïti : difficultés et axes d’intervention », Wilner Dorlus aborde de manière tout à fait pertinente la complexe question de la « didactisation » du créole. Il expose, d’une part, que « (…) la production de certains manuels scolaires destinés à l’enseignement du créole est bien souvent prise en charge par des gens qui ont tendance à voir dans le créole une langue dont la description serait aussi facile qu’ils sont capables de la parler, sans penser à des principes et des normes de description qui commandent une telle pratique et qui pis est, au mépris des études scientifiques réalisées par les linguistes ». Et il précise, d’autre part, « (…) qu’ aucun effort de transposition didactique n’est remarqué au niveau de ces quelques ouvrages pour faciliter l’apprentissage du créole et cela à des niveaux différents : compétence linguistique, compétence discursive, etc. Dans un manuel destiné à un apprenant dont l’intérêt immédiat n’est pas d’analyser les sinuosités du fonctionnement d’une langue, il faudrait des stratégies qui puissent l’amener à un minimum de conscience linguistique, cela, à partir de textes intéressants, capables de susciter son envie pour l’étude de la langue et à partir de la décomposition du contenu selon le niveau des élèves. Par exemple, l’expression de la réciprocité ou de la réflexivité en créole peut être abordée à des degrés différents, selon le niveau (la classe) et à travers un langage qui soit à la portée de l’élève ».
Cet ensemble de données analytiques relatives à l’insuffisance ou à « l’absence de matériels didactiques appropriés » et à la « didactisation » du créole est corroboré par les enquêtes de terrain conduites par le linguiste Renauld Govain et dont les résultats sont consignés dans l’étude « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » parue dans « Contextes et didactiques » 4/2014. De manière fort pertinente, Renauld Govain élargit la réflexion par l’abord d’une dimension essentielle, la « didactisation » du créole. Dans cette étude, il énonce l’observation selon laquelle « Dans l’état actuel des expériences linguistiques en Haïti, il se pose le problème de la standardisation, voire de la « didactisation » du créole comme objet et outil d’enseignement, afin qu’il puisse remplir convenablement sa fonction de langue d’enseignement. La standardisation est « un processus rationnel d’imposition d’une variété stabilisée et grammatisée (une variété écrite et décrite, évidemment dans un procès de grammatisation) sur un territoire donné, unifié par des institutions entre autres culturelles et linguistiques » (Baggioni, 1997). La didactisation est, selon nous, un processus qui s’appuie sur des procédés scientifiques (mais aussi sur des techniques particulières et contextuelles selon les caractéristiques du public cible, du milieu dans lequel l’enseignement/apprentissage doit avoir lieu, des objectifs visés, etc.) qui rendent la langue apte à être enseignée selon une démarche qui minimise les risques des fuites dus à une orientation aléatoire du processus d’enseignement/apprentissage de la langue. « Didactiser » une langue, dans cette perspective, consistera en l’établissement d’une série de démarches ou dispositifs permettant de modéliser son enseignement/apprentissage en situation formelle et institutionnelle afin de maximiser l’intervention d’un facilitateur (côté enseignement) et l’activité d’apprentissage (côté apprentissage). Cette modélisation a pour rôle de rendre le contenu à enseigner/faire apprendre plus « potable », plus concret en essayant de le rapprocher le plus possible du vécu et des réalités quotidiennes des apprenants ». En l’espèce, l’apport majeur de Renauld Govain est amplifié et systématisé dans l’étude qu’il a rédigée en collaboration avec la linguiste Guarlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle » parue dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, mai 2011).
Dans le domaine relativement jeune de la didactique du créole, il y a communauté de vue entre Wilner Dorlus et Renauld Govain qui précise, dans « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », que « Quelque chose semble avoir échappé à l’attention des concepteurs de la réforme [Bernard de 1979] : la langue enseignée est différente de celle que les apprenants utilisent quotidiennement. Il s’agit dans les deux cas du créole mais pas réellement du même code. La variété du créole que pratiquent les apprenants est différente de celle utilisée à l’école qui est la variété standardisée s’adaptant aux besoins d’une expression commune ». Et il ajoute, en se référant à Vernet et Chaudenson –« L’école en créole, étude comparée des réformes des systèmes éducatifs en Haïti et aux Seychelles », Paris : ACCT, 1983--, que le problème de la langue enseignée renvoie à « celui de la capacité du créole à faire face dans tous leurs aspects, aux nécessités de l’ensemble du discours pédagogique (problème des vocabulaires spécialisés : mathématiques, par exemple) ».
En dépit de l’existence de nombreuses études réalisées ces quarante dernières années par des experts nationaux et internationaux sur le système éducatif haïtien, et malgré les travaux de recherche conduits par Wilner Dorlus (2008), Renauld Govain (2013, 2014, 2021), Fortenel Thélusma (2018, 2021), Guerlande Bien-Aimé (2021), Bartholy Pierre Louis (2015), ainsi que Benjamin Hebblethwaite et Michael Weber (2012), la didactique et la didactisation du créole demeurent les parents pauvres de l’aménagement linguistique en Haïti. Ce constat ressort des problèmes plus haut identifiés et de l’incapacité avérée de l’Éducation nationale à dépasser le stade des généralités programmatiques et des anciennes préconisations de la réforme Bernard de 1979. En clair, ce qui s’apparente à la « pensée didactique haïtienne » aux plus hauts sommets de l’État –en particulier au ministère de l’Éducation--, est en réalité une pensée rachitique et lacunaire, et elle est en lien direct avec l’inexistence, depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, d’une politique linguistique éducative nationale. Ce diagnostic avéré s’est aggravé ces onze dernières années avec l’arrivée au pouvoir du cartel politico-mafieux du PHTK qui n’a pas de véritable projet éducatif au pays et qui accorde un faible budget à l’éducation : « Le budget alloué au ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) est revu à la baisse. En 2016, le budget du MENFP pour 4 millions d’enfants à scolariser s'élevait à 300 millions de dollars. Aujourd’hui, le budget est passé de 300 millions de dollars américains à 200 millions de dollars. Nous sommes passés d’environ 20 % de dépense publique dans le système d’éducation à environ 10 % », s’est plaint le titulaire du MENFP [Nesmy Manigat] durant sa participation à l’émission ’’Panel Magik’’ ce jeudi 23 décembre 2021 » (« Nesmy Manigat poursuit son plaidoyer pour l’augmentation du budget de l’Éducation nationale », Le Nouvelliste, 23 décembre 2021). Cette revendication budgétaire n’a pas empêché Nesmy Manigat, ministre de facto d’un PHTK néo-duvaliériste, de garder la porte ouverte aux affairistes-prédateurs du système éducatif national lorsqu’il a confirmé en novembre 2021 la poursuite du très controversé PSUGO, vaste entreprise de détournement de fonds et de corruption (voir notre article « Le système éducatif haïtien à l’épreuve de malversations multiples au PSUGO », Le National, 24 mars 2022 ; voir aussi l’article du 30 juin 2016 de Charles Tardieu, « Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti »).
La didactique et la didactisation du créole sont encore les parents pauvres de l’aménagement linguistique en Haïti en raison du constat avéré que l’aménagement du créole dans l’École haïtienne, aux côtés du français, n’est toujours pas une priorité au ministère de l’Éducation nationale (voir nos articles « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018 ; « Politique linguistique éducative en Haïti : retour sur les blocages systémiques au ministère de l’Éducation nationale », Le National, 23 novembre 2017 ; et « Retour sur le droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien », Le National, 27 août 2019). De 1979 à 2022, l’enseignement supérieur haïtien et le ministère de l’Éducation nationale --en dehors d’un comateux « Module de didactique générale »--, n’ont produit aucun ouvrage de référence dédié de manière spécifique à la didactique du créole, tandis que le plus populeux pays créolophone au monde, Haïti, ne dispose toujours pas d’un modèle national de didactique du créole. Cela a ouvert la voie, dans l’ensemble des écoles du pays, à la prolifération de toutes sortes de « modèles » didactiques aussi erratiques qu’approximatifs et incontrôlés, et certains enseignants observent qu’il y a en réalité une véritable « borlettisation » de la didactique du créole en Haïti. La « borlettisation » de la didactique du créole en Haïti est l’un des principaux obstacles à l’aménagement de cette langue dans le système éducatif national, et elle a des effets majeurs dans le domaine de la lexicographie créole. Le constat de l’existence d’une « lexicographie borlette » est avéré aussi bien en Haïti qu’au MIT Haiti Initiative qui, depuis Boston, tente de parachuter en Haïti un « Glossaire » de plus de 800 équivalents « créoles » donnés pour « scientifiques » mais qui à l’analyse sont pour la plupart des aberrations pré-lexicographiques et a-sémantiques d’une grande médiocrité et non conformes au système morphosyntaxique du créole (voir notre article « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », Le National, 15 février 2022).
En dépit de ces lourdes lacunes, il y a lieu toutefois de noter que le Centre de formation pour l’École fondamentale (CFEF) de Port-au-Prince a été créé en 1999 par décret du ministère de l’Éducation nationale. Cette jeune institution d’enseignement supérieur –quasiment fermée depuis plusieurs mois en raison de l’insécurité qui règne à Martissant, en banlieue de Port-au-Prince--, forme les futurs enseignants des trois cycles de l’École fondamentale. Aux côtés de la didactique des disciplines générales, elle assure une formation en didactique du français et en didactique du créole. Le CFEF assure une formation de quatre ans (trois ans d’apprentissage en salle de classe et un an de stage dans des écoles) à une centaine d’étudiants par an, et il délivre un diplôme sanctionné par le ministère de l’Éducation auquel il revient ensuite la responsabilité de les titulariser dans le corps enseignant. Au moment de la rédaction de cet article, il n’a pas été possible d’accéder au contenu de ces cours ni d’établir si cette formation donne lieu à une véritable spécialisation en didactique du créole.
À ce tableau général s’ajoute le faible niveau de qualification des enseignants, et hormis les cours donnés au CFEF, les universités haïtiennes n’offrent toujours pas une formation spécialisée en didactique générale et en didactique du créole. D’autre part, il existe très peu d’ouvrages didactiques rédigés en langue créole par des professionnels de la didactique : le ministère de l’Éducation nationale ne sait même pas quelle est la typologie des ouvrages abordant plus ou moins la didactique du créole et actuellement en usage dans l’École haïtienne et il n’a publié aucune étude attestant qu’il a connaissance du niveau de qualification des enseignants de créole… Il faut cependant noter que le ministère de l’Éducation a tout récemment entrepris de mener une enquête d’envergure nationale destinée à cartographier le nombre d’enseignants en poste dans les écoles publiques et privées du pays ainsi que leurs qualifications et le nombre d’années d’expérience cumulé par chaque enseignant. Rien n’indique toutefois si cette enquête vise à fournir des données liées à la formation des enseignants en didactique générale et en didactique du créole.
La didactique du créole est un chantier majeur de la refondation du dispositif de transmission des savoirs et des connaissances dans l’École haïtienne. Pour être crédible et rassembleuse, elle devra être élaborée par des linguistes et des didacticiens associés aux enseignants. Elle devra être portée par une claire et forte volonté politique de l’État assumant, au nom de l’intérêt public et en conformité avec l’article 5 de la Constitution de 1987, la vision d’un projet éducatif national caractérisé par la clarté de ses objectifs, par l’efficacité de son action et par la transparence au moment de son évaluation. Dans la conjoncture actuelle, où les institutions de l’État sont disqualifiées et démantelées les unes après les autres par un Exécutif néo-duvaliériste obnubilé par sa survie, il est peu probable que l’État se préoccupe véritablement de didactique et d’aménagement du créole. Il appartient à la société civile organisée de prendre le relais et elle devra s’associer à l’expertise mutualisée de l’École normale supérieure et de la Faculté de linguistique appliquée dans la commune élaboration d’une didactique du créole.
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