De la stratification socio-raciale à la zone grise au travers de quelques œuvres littéraires martiniquaises

Patrick Bruneteaux ("Reseau-Terra.Eu")

Au travers d’une analyse de quelques écrits d’Aimé Césaire et de créolistes (Chamoiseau et Confiant), le propos consistera à identifier la manière dont ces écrivains ont abordé la question de la zone grise, des "collaborateurs", des "traîtres", des "mulâtres". Si la dénonciation de la colonisation apparaît toujours claire dans leurs romans, elle demeure binaire. Si le rôle des colonisés dans le fonctionnement de leur domination est effectivement traduit dans leur littérature, il l’est de manière discrète, complexe, presque brouillée, autrement dit, déniée.

De la zone grise dans le monde néocolonial

Penser le néocolonialisme, c’est d’abord penser les divisions socio-raciales dans le champ du pouvoir local, comme le reconnaissent eux-mêmes les Békés, cette caste de 3000 Blancs enfermée dans son gated community : « Le reportage Les derniers maîtres de la Martinique comprend ainsi une interview de l’homme d’affaires béké Alain Huyghes-Despointes : ‘Quand je vois des familles métissées avec des Blancs et des Noirs, il n’y a pas d’harmonie. Nous on a voulu préserver la race’. D’autres porte-parole de la communauté béké se sont empressés de condamner Huyghes-Despointes et d’affirmer que tout allait bien en Martinique et que ces préjugés appartenaient au passé. L’un d’eux n’a fait que porter atteinte à sa propre cause. Estimant que la communauté béké était plus ouverte que par le passé, Roger de Jaham souligne que sa famille est liée par le mariage à la fois au monde noir et au monde mulâtre. C’est reconnaître implicitement l’existence en Martinique de ‘trois mondes’, exactement comme dans la Martinique de Peau noire, masques blancs, il y a plus de soixante ans » [1] . Si l’on peut d’ailleurs douter de l’importance de cette ouverture dans les stratégies matrimoniales, même si les alliances avec les mulâtres les plus blancs et avec des métropolitains ou des Blancs en général semblent avérées, l’importance de cette position réside ailleurs : elle éclaire le fait que, plus de 160 ans après l’abolition de l’esclavage, les compartimentages socio-raciaux demeurent. Un processus social jalonne l’histoire du colonialisme, celui des groupes qui le portent, l’articulent, le fluidifient : castes et divisions socio-raciale ne signifient donc pas guerre civile larvée ou actualisée. Pour qu’une situation explosive, l’esclavagisme puis le colonialisme ségrégationniste, ne débouche sur rien d’autre que la revendication d’assimilation, l’explication du paradoxe mérite vraiment un recentrement de la posture scientifique sur les mécanismes spécifiques de liaison, d’adhérence, de fonctionnalisation des groupes sociaux entre eux. La cheville ouvrière du processus colonial, c’est la zone grise ; les groupes porteurs les plus manifestes de ce dispositif de savoir pouvoir, ce sont les serviteurs du maîtres sur la plantation, les affranchis propriétaires d’esclaves, les Libres de couleur aspirant à maintenir l’esclavage, les Mulâtres en politique désireux de fonder l’assimilation, les bourgeoisies économique et politique actuelles intriquées aux groupes de pouvoir (Etat français et Békés) [2] .

Si les analyses socio-raciales révèlent distinctement le phénomène de la stratification entre les colons (Blancs pays ou métropolitains), les dominants noirs (mulâtres) et les classes populaires (nègres), elles ne s’appesantissent pas sur les rouages relationnels entre ces groupes. Penser les liens de fonctionnalité entre ces acteurs, ce n’est donc pas étudier la bourgeoisie noire en tant que telle, mais la décrire au travers de ses liens de dépendance au système issu de la plantation, autrement dit au système socio-racial colonial installé par les Empires européens en Caraïbe comme dans les Amériques noires en général. De façon résumée, deux chercheurs américains éclairent le fonctionnement de base entre ces trois composantes majeures du monde colonial, toujours présentes aujourd’hui : « Dans son étude controversée sur la bourgeoisie noire, E. Franklin Frazier avançait que les Mulâtres, les Noirs avec leurs géniteurs blancs, menèrent une existence bien plus privilégiée comparée à leurs pairs « purement noirs ». Pendant l’esclavage, ces Noirs plus clairs de peau furent à cette époque émancipés par leurs pères blancs. Après l’esclavage, ces liens de parenté aux Blancs leur donnèrent un avantage sur les autres Noirs dans l’accès à l’éducation, aux professions supérieures et à la propriété [3] » . La même réalité domine dans la Caraïbe post-esclavagiste : « The persistence of ‘the class arrogance of the black middle class’ (citant R. Lewis) was reflected in Walter Rodney’s analysis of Jamaica as a neo-colonial society where « ‘white hearted black men’ (de son livre : The Groundings with my Brothers 1971) continued to uphold the philosophy that ‘black is the lowest natural colour of things, and that white is at the top’. Mulattoes and browns were in an ambivalent position, but while some were in the vanguard of the black consciousness movement, the ‘vast majority had fallen to the bribes of white imperialism, often outdoing the whites in their hatred and oppression of blacks’ [4] » .

Rendre compte de ces liens invite à saisir plus précisément les logiques d’affinités en rapport à la dimension structurale coloniale. Pour le dire simplement, les dominants noirs sont issus des groupes de noirs ayant servi le maître dans ses tâches de maintien de l’ordre, « putréfactions monstrueuses de révoltes inopérantes…terres consanguines [5] » . Le monde colonial est traversé par une souffrance palpable qui se lit, d’emblée, au travers de désignations de l’autre qui ne sont que des injures. Pire, chaque groupe noir est lui-même en tension entre ce qu’il est et ce qu’il aspire à être. Ces tensions ou ambivalences entre le même et l’autre, entre l’alignement au désir du colon et la détermination à le supprimer, entre la négritude et le blanchiment, impriment sa marque à ce type de structure sociale dans lequel le bourreau a étroitement défini et imposé les termes de ses relations avec ses choses humaines. Les effets spécifiques de ce réel qui se dérobe sans cesse ne peuvent se penser hors de la compréhension endogène des mécanismes relationnels qui ont uni les colons et les colonisés dans le fonctionnement et la perpétuation du système d’exploitation. Si toute sociologie est une science du lien social, cette approche sociologique implique de penser des liens sociaux particuliers noués dans une structure sociale anti-sociale, autrement dit, ce liant au cœur de la distance : le système plantationnaire introduit des ruptures dans le rapport entre les humains - déportation et déshumanisations, travail forcé et sanctions physiques, viols et tortures, méfiances et haines, émeutes et marronnage, fidélisations domestiques et ségrégations, délations et intrigues - tout en aménageant des proximités : une partie des dominés a joué le jeu des dominants.

L’étude de ces liens sociaux à double détente, dans la dépendance maintenue des uns et dans l’autonomisation accrue des autres, définit en propre le territoire que retient le modèle ternaire : celui des liens et des rituels, des métiers et des institutions, des procédures et des conventions juridiques, des sanctions et gratifications façonnant structuralement des modes d’allégeance à un monde non seulement dominant, mais aussi et surtout faisant de l’assujettissement continu mais différencié le substrat même de son fonctionnement et de sa perpétuation. Cette sorte de saturation de la violence dans les liens sociaux d’exploitation n’avait quelque chance de durer sans organiser simultanément d’autres formes « d’attachement » au système sédimentées dans plusieurs types d’acteurs et de groupes : les proches et fidèles du maître, lesquels sont issus largement du groupe des « victimes » prélevées pour fournir le levier nécessaire à cette violence généralisée en acte . Saisir ce qui fait la force de cet ordre, son moteur interne en quelque sorte, suppose de sortir des polarisations ou des oppositions binaires (Blancs/Noirs ; colonisateurs/colonisés ; Martiniquais/Métros) en promouvant une analyse fouillée des prises de possession relationnelles d’une partie des esclaves ou même des affranchis retournés en dominants intermédiaires et associés aux rouages de l’exploitation coloniale.

Il revient à F. Vergès d’avoir été la première à esquisser un rapprochement conceptuel entre le jeu colonial et la logique concentrationnaire. Chez les Martiniquais, « ce dernier fait est spécifique : les descendants d’esclaves furent seuls parmi les colonisés à choisir pendant la décolonisation, l’intégration politique dans la République…Ce choix est généralement expliqué par la notion marxiste ‘d’aliénation’, plus précisément par une trahison du peuple par une bourgeoisie de couleur ‘blanchie’. Cette explication nous semble appauvrir l’analyse d’une position politique exigeant le respect de l’histoire et des différences culturelles » . Elle poursuit néanmoins son exploration des oppositions internes aux dominés noirs : « Pourquoi l’histoire et la mémoire coloniale restent-elles un point aveugle de notre inconscient collectif ? Il ne s’agit plus aujourd’hui de condamner moralement mais d’opérer un tournant critique…On s’attacherait à analyser la zone grise produite par l’horreur. J’emprunte cette expression à Primo Lévi qui l’invente pour décrire l’espace des « arrangements » quotidiens dans les camps de concentrations - vols, mensonges, passivité, évitements - car je pense qu’elle peut être transposée à l’univers de la plantation » . A notre connaissance, cette historienne est donc la première chercheuse à employer ce syntagme. Elle a ouvert une porte essentielle dans la compréhension de l’ordre colonial en tant que tel. Si une des dimensions les plus lisibles de ce schème ternaire inclusif a été, du côté du « Noir », l’adulation de la culture du Blanc, au point de se renier, de détester sa peau , on oublie surtout que, dans l’ordre économique, cette « culture » de participation a aussi signifié un rôle actif dans le maintien de l’ordre du travail agricole forcé. C’est ainsi que la logique de « zone grise » - expression empruntée à Primo Lévi - traverse toute la logique de l’exposé. Elle prend pied dans la plantation et affecte d’abord les esclaves eux-mêmes, comme on le verra lors de certaines révoltes où esclaves et mêmes marrons, notamment à la Jamaïque, peuvent se retrouver auprès des colons. Après la disparition du cadre officiel de l’esclavage, les biographies américaines d’anciens esclaves témoignent de nombreux jugements favorables à l’égard de l’ancien maître . Le schème ternaire n’est donc pas réductible à l’examen d’un groupe, même si de fortes proximités peuvent être repérées dans les pratiques des différents groupes mulâtres en Caraïbe. Presque trait pour trait, les élites de couleur à la Jamaïque ont fonctionné comme leur consœur des Antilles françaises . Cette homogénéité procède de l’effet de système, un système qui existe dans les dispositions des acteurs (schème ternaire) comme dans les relations entre les groupes dont la division sociale fonctionnelle obéit au principe de la tripartition dans toute la Caraïbe et même plus globalement encore dans les Amériques Noires. Il se niche dans les conduites de différenciation autour de la couleur. Il s’incarne dans les jeux d’allégeance et d’arrangement. Il plie les plus dominés courbés dans les tactiques ambivalentes du marronnage. Il traverse tout l’espace social même s’il s’ancre plus fortement dans les conduites de telle ou telle profession ou institution. Il est de l’ordre de l’effet social généralisé même si le propos se concentre autour d’un ensemble de groupes intermédiaires, dont le plus repérable a été socialement catégorisé selon une intention de dénonciation : les « Mulâtres ».

Que nous disent les chantres de la négritude ou de la créolité sur cette affaire des « collaborateurs », des « traitres », bref de la zone grise ? Que nous disent-ils sur ces Mulâtres qui ont tant appelé à l’assimilation ? Que nous disent-ils sur les profondes divisions qui traversent « le peuple noir martiniquais » ? En fait, bien peu de chose. Des traces presqu’imperceptibles pour celui qui ne dispose pas du décodeur. Si la stratification socio-raciale résonne dans tous les romans, base documentaire incontournable au risque du ridicule, en revanche, les liens fonctionnels de dépendance et le renversement des rôles du nègre noir créolisé originel en aide-bourreau ou du mulâtre ultérieur en dominant pris dans le jeu colonial sont bien peu mis en lumière.

Des traces de la tripartition dans la littérature césairienne

La dépendance maintenue à la métropole, l’abdication de tout projet de vie politique propre, le maillage économique serré entre les capitaux locaux et les supports financiers européens (fonds structurels, salaires des fonctionnaires, politiques d’insertion, etc) introduisent, au sein des élites culturelles, plus particulièrement des intellectuels, un profond malaise. Devant l’impasse, Frantz Fanon, isolé, partira, s’exilera dans la lutte armée en Algérie, raillant l’édilité locale, notamment Aimé Césaire. Malgré tout, Aimé Césaire, Frantz Fanon, René Ménil, Edouard Glissant ou Raphaël Confiant ont certainement été des écrivains engagés, selon des voies différentes, pour soutenir l’idée d’un peuple extrêmement affecté par la situation coloniale jusque dans les dernières années du XXe siècle . Et les études anglophones portant sur les pays de la Caraïbe rattachés anciennement à l’empire britannique confirment cette logique structurelle de malaise identitaire, voire même de traumatisme . Cette « hystérie des Martiniquais » (Césaire), cette « malemort », « morbidité », « dépérissement », « délire verbal » (Glissant), ce « spectacle de la médiocrité dévirilisant » (Confiant) ou « folie » atteste d’un cri contenu, littéraire, impuissant, contre un ordre social jugé mortifère. Dans une introduction à un ouvrage collectif au titre suggestif, Jean Benoist affirmait : « Les écrits des poètes, des essayistes ou des romanciers antillais sont bien souvent parcourus d’une anxiété latente, d’un harcèlement de questions inassouvies et de réponses toujours remises en cause. Ambiguïté, quête de soi-même, révolte, recherche d’une identité, reviennent sur un point douloureux, le scrutant, tentant de l’apaiser mais ne calmant une douleur sourde qu’au prix d’une douleur plus aiguë » . Ce mal-être, ces malaises, nous les avons distinctement appréhendés dans les musées locaux, point de départ de notre interrogation sur un « passé mal dépassé » .

Le monde social du néocolonial, ainsi réfléchi dans les structures psychiques, affleure dans les œuvres des auteurs, dont l’identité est à la fois esthétique, politique et sociologique. Rien n’est plus étonnant de constater que, dans l’impuissance d’un champ scientifique en science sociale muselé par le cadre colonial, les écrivains locaux sont souvent mobilisés par les chercheurs métropolitains ou caribéens. Ils ont devant eux des acteurs multipositionnés qui, la plupart du temps, inscrivent une part de science sociale dans leurs fictions. Si le réalisme est une composante de la littérature, en revanche, dans les Antilles colonisées, le regard des élites cultivées reconnues se porte volontiers sur une déconstruction de leur propre monde, en partie étranger à eux. Le discours sur la colonisation, Texaco, Ecrire en pays dominé ou Le discours antillais ressemblent à des plaidoiries sociologiques, des dénonciations armées de science sociale. Il n’en reste pas moins vrai que, en dépit de F. Fanon, l’analyse des classes socio-raciales et du préjugé de couleur, demeure peu abordée, dès lors qu’il est question d’introduire des divisions dans « le peuple noir ». Aimé Césaire (on y reviendra longuement) qui, rêvant de l’indépendance de la Martinique, fulminait dans son poème Hors des jours étrangers contre les « traîtres » et les « maîtres », ne détaille que bien peu ses propres pratiques sociales comme il oblitère toute pensée sociale des Noirs dominant. C’est donc à une invitation au déterrement des traces et des allusions que le lecteur est convié dès lors que la pensée du poète est arrimée à ce questionnement spécifique. Pour que « l’Antillais puisse acquérir cette conscience désaliénée », il devait au préalable bannir les maîtres et les « collaborateurs », « ces traîtres qui sont tous les Noirs qui ont collaboré à l’oppression de leurs frères et qui seront traités comme leurs maîtres : expulsés de l’île et de la société » . Ecrit en 1950, le poème de Césaire offre un indicateur d’une zone frontière, d’un point de basculement des perceptions sociales officielles : la pensée doudouiste des Mulâtres, imprégnant tout l’espace culturel des années 1848-1914, aussi bien du côté des hommes que des femmes , s’éteint tandis que s’exprime la vengeance sociale des Noirs scolarisés (les militants par conscience de la petite bourgeoisie) et aussi, on l’oublie, des Noires , à l’égard des « traîtres ». Le poète ne leur propose d’autre choix que le bannissement. La négritude, c’est le cri des Noirs toujours dominés par les Blancs…mais c’est aussi, on l’oublie, un cri contre les Noirs « traîtres » qui ont fait cause commune avec les « maîtres ». L’écrivain - et l’homme politique - qu’est Césaire va être tiraillé et pris dans des mouvements contraires, s’alignant le plus souvent, dans l’ordre du « réel », sur le point de vue dominant, tout en essayant d’atténuer politiquement le sort réservé aux plus dominés, comme l’atteste sa politique municipale clientéliste de discrimination positive ou son soutien aux ouvriers installés dans les bidonvilles autour de Fort-de-France .

Le mimétisme de la caste intermédiaire est nettement identifié dans le portrait socio-psychologique qu’Aimé Césaire dresse de ses personnages au travers de la pièce Une tempête. Dans cette fiction, Aimé Césaire met en scène le maître, le Mulâtre et le Nègre. Et le Béké est astreint, comme le caïd dans le ghetto, à maintenir la pression sur l’esclave pour lui asséner en quelque sorte « le régime » du travail forcé et de la soumission radicale. Dans le langage foucaldien, le maître accumule les preuves de sa puissance indiscutable en imprimant le réel dualisé d’épreuves régulières et humiliantes, micro-pouvoirs testant la performance de la relation de pouvoir dans un cadre plantationnaire où la puissance souveraine du maître demeure formelle, sans adhésion spontanée. Ces actes « gratuits », « exhibitionnistes » (pour reprendre le mot de Fanon) que l’on retrouve dans tout espace concentrationnaire, s’imagent ici au travers de corvées de bois incessantes. D’une certaine façon, le maître Prospero est astreint, pour anticiper toute révolte, à infliger constamment à Caliban l’esclave des preuves concrètes de son assujettissement. Car « par cette insubordination, c’est tout l’ordre du monde qu’il remet en cause » (Une Tempête, III, sc. 3, p. 71). Puisque tout signe de résistance met sur les rails le processus de dissidence, le quotidien est émaillé de jeux de prise sur le corps et la volonté des esclaves. La domination coloniale est symbolisée par l’action directe et incessante du maître toujours sur le qui-vive afin d’éviter le sauve-qui-peut . Mais l’absence du Mulâtre, non en tant que personnage (il existe et il est même qualifié de « collaborateur ») mais sous l’aspect concret et pratique de ses actions, manifeste tout de même une certaine dénégation de la tripartition. Prospero, chez Césaire, possède une supériorité matérielle, mais nullement intellectuelle, sur Ariel, devenu pour les besoins de la pièce un esclave mulâtre. Le maître éprouve même un certain complexe devant son serviteur et se sent « limité » dans le domaine de l’esprit : « C’est toujours comme ça avec les intellectuels ! » (Une T., I, sc. 2, p. 23). Les relations maître-esclave sont réduites à de simples rapports de forces : « Ta liberté, tu l’auras, mais à mon heure ! » (ibid.). Prospero ne comprend pas Ariel, tout comme il ne comprend pas Caliban : « Allons bon !... Écrase ! » (ibid.). Le malentendu est à la source de nombreux confits. Le maître considère Ariel un peu comme un chien bien dressé, son « petit boy », son esclave domestiqué, d’où son étonnement quand il ne réagit pas comme prévu : « Je te complimente et tu n’as pas l’air content » (Une T., I, sc. 2, p. 22). Il sait se montrer paternaliste avec lui : « Mon cher Ariel, tu as vu comme il m’a regardé ? » (Une T., I, sc. 2, p. 29) et prend un ton protecteur aussi : « Va, mon poussin » (Une T., III, sc. 5, p. 83). Pour Prospero, Ariel doit mériter sa liberté : c’est une faveur qu’il veut bien accorder, pour avoir bonne conscience, non un dû qu’on voudrait lui arracher. Lorsqu’il le libère, il ne se fait guère d’illusions. Pour lui, Ariel, laissé à lui-même, restera désoeuvré : « Je souhaite que tu ne t’ennuies pas ! » (ibid.). Ariel craint Prospero, persuadé qu’il est que son maître le surpasse : « Inutile d’insister, jeune homme. Mon maître est un magicien » (Une T., I, sc. 2, p. 32), dit-il à Ferdinand. L’Ariel de Césaire est pris de remords : « Je vous ai obéi, mais pourquoi le cacher, la mort au coeur » (Une T., I, sc. 2, p. 22). C’est un « collaborateur » qui a lui-même mauvaise conscience, mais qui souhaite « qu’une conscience naisse à Prospero » (Une T., II, sc. 1, p. 37). Au cours de la scène suivante, il se rend d’ailleurs compte de son erreur. Devant la cruauté de Prospero, il ne peut s’empêcher d’exprimer son indignation : « C’est du despotisme ! » (Une T., II, sc. 2, p. 43). Pourtant, paralysé par la peur, il accomplit, une à une et à la lettre, toutes les directives données par le maître : « Alonso, admirez qu’un dieu vienne ainsi à votre secours » (Une T., II, sc. 3, p. 47). Il essaie bien timidement d’intervenir en faveur de Caliban mais, devant l’intransigeance de Prospero, il s’incline : « Bien, Maître » (Une T., III, sc. 3, p. 71). Ariel est aliéné, pris de remords dans chacune de ses actions. Ariel dit : « J’ai souvent fait le rêve exaltant qu’un jour, Prospero, toi et moi, nous entreprendrions, frères associés, de bâtir un monde merveilleux » (Une T., II, sc. l , p. 38) » .

L’identification active de la tripartition, très nette chez le dramaturge, est beaucoup plus alambiquée dans ses autres œuvres. Ici, dans Une tempête, A. Césaire dévoile méticuleusement la psychologie sociale du modèle ternaire, sous forme d’archétypes qui n’existent bien sûr jamais de façon aussi caricaturale dans le fonctionnement ordinaire de la société. Est-ce un aveu discret d’une impuissance politique, la position d’Ariel interdisant finalement la révolte ou même l’alliance exclusive avec Caliban ? Dans ses autres écrits, le leader martiniquais est moins prolixe. Dans le réquisitoire sublime adressé aux Blancs colonisateurs qui, dans la lignée de Marx, se « colonisent » eux-mêmes le cerveau en déteignant en barbares dans le double acte de la violence extrême contre « les masses avilies », et de l’annihilation d’autres cultures interdépendantes (le modèle de la chute de l’Empire romain), l’idéologue démonte précisément la machinerie sociale coloniale (politiques, militaires, administrateurs, idéologues scientifiques, écrivains de renommée) et parle ainsi d’une « division du travail » . Mais cette hiérarchie des opérateurs est exogène, « métropolitaine », elle n’est pas rapportée à la division sociale du travail colonial dans les colonies elles-mêmes (d’où l’absence des Békés et des intermédiaires multiples). Le dualisme est consacré, opposant les colons blancs sous toutes leurs déclinaisons, aux déshumanisés, de l’esclave au colonisé. De manière allusive, il évoque les « élites décérébrées », « le larbinisme », « les féodaux indigènes qui acceptent de servir (avec des colons avec qui ils) ont ourdi une vicieuse complicité, rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace » . Pense t-il aux classes mulâtres des Antilles ? Rien n’est moins sûr, au vu de cet essai planétaire. Mais on peut le penser, au vu de l’expérience personnelle de l’auteur. Analysant la sortie du colonialisme politique pour l’impérialisme et la soldatesque aux ordres des multinationales, Une saison au Congo aborde aussi le thème des « traîtres », et à vrai dire toute une constellation de « collaborateurs » du système impérialiste (les quatre banquiers), à commencer par les officiers corrompus et leurs pantins politiques (« caste des colonels et des nouveaux messieurs » , suivis par les mercenaires, indicateurs, géoliers, « mouchards », « homme de main » ou encore « certains qui te vendraient (Lumumba) pour un plat de lentilles » (p. 80). La relation entre le peuple et Lumumba (et quelques rares défendeurs d’une autre vision de l’Indépendance, comme cet expert « neutre » (p. 51), secrétaire général de l’ONU Hammarskjöld ; mais Lumumba lui répondra, « nous nous passerons des hommes neutres » p. 70), la figure héroïque de l’indépendance anti-impérialiste, est sans cesse dévissée par ces intermédiaires avides : « Notre vie est à la merci du premier homme de main venu. S’il est Noir, c’est qu’un Blanc lui aura armé le bras ! » . L’Afrique parle t-elle à la Caraïbe ? Il est permis d’y penser. Dans La tragédie du roi Christophe, Aimé Césaire ne dit-il pas : « Pauvre Afrique ! Je veux dire pauvre Haïti ! Ici, nègres, mulâtres, griffes, marabouts, que sais-je, le clan, la caste, la couleur, méfiance et concurrence » . Ici, le dramaturge plante un décor opposant un ancien nègre devenu général au service de l’ordre -donc « mulâtre » - et un « Mulâtre » Pétion, devenu général. Le premier affirme : « Je ne suis pas un Mulâtre à tamiser les phrases » . Pétion le traître, « couille molle…offre de verser une indemnité aux anciens colons » (p. 26). L’opposition structurale entre Ariel et Caliban le guerrier prêt à la violence politique est rappelée dans cette autre figure ternaire, le général Christophe nègre à talent cuisinier (et « ses formidables mains de potier » p. 32) et le général Pétion mulâtre mou . Surtout, au travers de l’entreprise de Vastey, secrétaire du roi Christophe, l’ambition, tournée en dérision, de mimer le Blanc noble (édifier une cour) soi-disant pour se faire respecter des Français et du monde, rejoue d’une certaine manière tout le processus socio-historique de distinction des Mulâtres affectant tragiquement, comme dans une répétition implacable, les peuples colonisés. Dans ces textes, Césaire semble fanonien. Dans un autre cercle structural, Metellus, l’esclave rebelle, cloue au pilori les deux généraux, ramassés dans la figure du « trivial pantin piteux » . Certes, la tyrannie n’exprime pas directement le thème de la collusion avec les bourreaux. Mais les fastes artificiels concoctés par les maîtres de cérémonies subjugués par l’étiquette française s’opposent à la culture du Nègre et à sa volonté de lutter « pour les Nègres du monde entier ». Mais Christophe, traître, a tout de même été admiré par Metellus, dans sa phase ascendante. Une fois au pouvoir, même si le roi nègre aspire à réunir les deux Etats, il demeure pris par la logique coloniale : par son ambivalence entre blanchitude et négritude, posture type du schème ternaire. La Négritude vient recouvrir ces partitions. Césaire en appelle au « nègre fondamental » qui saura balayer ces aliénations et refonder un peuple, depuis « le plus bas de la fosse » . « Afrique de ta grande corne sonne mon sang ! » . Ambivalent, le roi Christophe veut unifier son peuple tout en le forçant à travailler comme avant et à se marier (clin d’œil au multipartenariat pour s’en moquer ?). Ambivalent, il est pour l’indépendance tout en remisant un affidé aux confins du royaume pour avoir dansé « la bamboula » à la cour . Ambivalent, le roi Christophe épouse les paillettes de la cour tout en démembrant la canaille qui prétend exploiter le peuple. Son message est clair et vibre comme le bras armé de Césaire l’intellectuel impuissant : « Il est temps de mettre à la raison ces Nègres qui croient que la Révolution ça consiste à prendre la place des Blancs et continuer, en lieu et place, je veux dire sur le dos des Nègres, à faire le Blanc » . Césaire ne dit pas que le système plantationnaire perdure en Haïti sous la forme des mêmes ethnoclasses, en particulier les Mulâtres ici habillés en « Nègres à faire le Blanc ». Il se contente de dire que le schème ternaire est bien là, dans l’ambivalence, dans l’imitation, dans un mimétisme imparfait à la Homi Bhabha. On le voit, A. Césaire ne cesse de penser les intermédiaires sociaux qui consolident l’ordre de l’oppression entre les maîtres et les colonisés, tout en laissant libre cours à ses messages de refondation, au-delà des divisions incessantes. Dépassant la négritude abstraite et le binarisme de ses premiers écrits, il entre dans la factualité des groupes constituant le colonialisme, lesquels sont métonymisés sous les traits de personnages singuliers. C’est ce qui rend malgré tout le décodage compliqué et interprétatif, bien loin des descriptions ciblées d’un Fanon. Pour saisir le sens de cette « prudence », il faut passer par une analyse morphologique de sa trajectoire sociale. Sans pouvoir l’entreprendre ici, il est néanmoins possible de dire que Césaire fut un petit mulâtre dont le père était géreur sur une habitation, donc un proche des Békés du Nord de l’île. Cette ambivalence entre la révolte de l’intellectuel et l’extrême pusillanimité de ses pratiques politiques dérive largement de ces attachements originaires, jamais démentis dans un quelconque discours. Comme le dit clairement R. Confiant, « L’aboutissement logique du Discours sur le colonialisme ne pouvait qu’être la rupture, à terme, des liens coloniaux triséculaires entre la métropole française et la colonie martiniquaise (…) Ce qui frappe lorsque l’on aborde cette question, c’est le fossé, la béance existant entre la radicalité du Discours sur le colonialisme et l’extrême modération des revendications et de la pratique politique du député maire de Fort-de-France pendant un demi-siècle » . Les informations collectées sur le terrain de l’altermondialisme , où il était souvent question de classes socio-raciales et d’alternative économique au schéma colonial, suggèrent qu’il est rare, à l’école, jusque dans les années 1970, de passer au travers des coups dans la cour ou d’éviter de subir des injures/moqueries quand on appartient aux « couleurs » les plus réprouvées. Une conversation avec un prêtre martiniquais « ébène/bleu » d’une quarantaine d’années atteste de la force de ces jeux de distinction, lequel raconta l’ostracisme qu’il subit de la part de ses « copains » de classe ainsi que la violence physique supportée quotidiennement. Il eu même recours à une tentative de suicide. L’expérience du racisme, chez le jeune A. Césaire, expérimenté au sein des enfants de l’élite « mulâtre » de Fort-de-France, et sans doute aussi en France, est semble t-il constitutive d’un habitus très ambivalent, orienté vers l’ordre dans ce qui est hérité et se joue dans la trajectoire sociale d’une part, et, d’autre part, orienté vers le changement compte tenu de ses expériences épidermiques. D’ailleurs, Frantz Fanon a connu en France des déboires similaires et en a été marqué durablement, alors qu’il était un jeune étudiant en médecine . Une récente biographie met d’ailleurs en évidence la caractérisation sociale du lycée Schoelcher dans lequel il a aussi poursuivi sa scolarisation, une vingtaine d’années après Césaire : « In Martinican terms, Fanon was not in fact black but Mulatto, and had some white ancestry. In historical terms, some mulattoes owned black Slaves. Hence the force of the injunctions not to ‘faire le Nègre’ (mot d’ordre de sa mère). He himself was educated at the lycée Schoelcher, whose ‘yellow reinforced-concrete buildings’ (Confiant) still look down on Fort-de-France from their hill. The school was and is, in the words of a later alumnus, ‘the symbol of an historic victory : that of the mulatto class’ and this is where Martinique’s elite was educated » . Or, simultanément, la sociologie scolaire enseigne qu’il est fréquent que des élèves connaissant une réussite scolaire dans une classe donnée subissent de plein fouet l’expérience d’une position plus moyenne dans une meilleure classe (à la faveur d’un déménagement vers une capitale régionale ou dans l’accès à un meilleur établissement . Homologiquement, Césaire qui était un petit hobereau de province (son père en tant que comptable du Béké, le fréquente forcément régulièrement et il n’est pas impossible a minima que l’enfant ait été présenté au maître), devient alors un « Noir », un « Nègre », certes brillant scolairement mais rabaissé au dernier rang de la hiérarchie raciale par son phénotype. Son Cahier d’un retour au pays natal sonne d’abord comme une assignation à la demande d’excuses à son égard. La négritude, c’est d’abord une demande de contrition qu’il entend imposer aux Mulâtres ouvertement méprisants. On connaît la scène : « Un soir dans un tramway en face de moi un Nègre. C’était un Nègre grand comme un pongo qui essayait de se faire tout petit sur un banc. Et tout l’avait laissé sous l’action d’une inlassable mégie. Et le mégissier était la Misère. Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente. La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un mal fou pour l’achever. Il était comique et laid, comique et laid pour sûr. J’arborai un sourire complice. Ma lâcheté retrouvée ! » . « Petite » scène événementielle à l’intérieur d’un poème en prose : la discrétion codée d’un message personnel au cœur d’un message universel. Le Nègre blessé à l’école et dans la vie urbaine racialisée de Fort-de-France a projeté sur l’autre plus bas que lui cette haine de soi, selon le processus psycho-culturel développé par F. Frazier, laquelle domine massivement la littérature mulâtre avant A. Césaire. Sa blessure identitaire demeure à jamais impossible à établir mais son cri en faveur des Nègres peut résonner, d’abord, comme une vengeance contre ce petit groupe élitiste de métis fortunés et arrogants. Ambivalent, la scène littéraire décrite par lui atteste qu’il a pu mouiller dans ce jeu de distinction raciale en cascade. Tout porte à croire, de ce fait, que la constitution de son habitus ne valide aucunement l’idée d’un mimétisme mécanique avec les Mulâtres, quand bien même il appartient à une des fractions de ce groupe. Ce n’est pas la logique objective des indicateurs de proximité socio-professionnelle qui fait sens ici, mais l’expérience subjective ami-ennemi, y compris au sein d’un même groupe fortement compartimenté en micro-différences d’ethnoclasses. En l’occurrence, le programme de la négritude constitue un pied de nez à cette caste dominante noire plutôt ouverte à la blanchitude. Son expérience personnelle permet de saisir l’acharnement avec lequel les intellectuels noirs des revues Tropiques ou Légitime défense s’en prennent aux Mulâtres les plus conformistes et racistes. C’est pour contrer l’expérience subie du racisme imposée par ses camarades de classe qu’il répond dans le langage de la négritude, un racisme inversé comme l’a bien vu René Ménil au travers de ses Tracées. Une négritude qui certes prend de l’envol et s’adresse universellement aux Européens racistes, torpillés dans le Discours sur la colonisation. Mais simultanément, son enfance costumée de petit maître, sur une habitation où le maître est plus proche de lui que ses travailleurs, le prédispose tout de même à vivre davantage au milieu des élites de la bourgeoisie de couleur qu’au sein des ouvriers et djobeurs. Arrivé à la capitale, il va recevoir de plein fouet un racisme qui l’avait relativement épargné. On peut définir l’habitus d’Aimé Césaire comme un agent mulâtre dissident, un petit mulâtre en porte-à-faux qui incarne le type idéal de l’ambivalence, entre haine de l’autre (négritude) et haine de soi (soumission forte à l’ordre existant), entre haine du mulâtre raciste et haine du nègre concret, deux oscillations qui se retrouvent dans la négritude. R. Confiant remarque, par ailleurs, que, au début du XXe siècle, la famille Césaire arrive dans cette position sociale d’intermédiaire social assez tardivement. Il est un agent qui « appartient à la petite bourgeoisie noire qui est une frange tardive et mal intégrée de la mulâtraille » . Or, un double processus de rejet est donc à l’œuvre, par le bas et par le haut. Par le haut, la caste exprime son racisme coloriste contre lui. Par le bas, l’impétrant cultivé ne peut s’identifier pleinement à un groupe aussi grossier et injurieux, lui qui fut baigné, insiste d’ailleurs R. Confiant, dans le respect de principes de respect par son père et par l’inculcation de valeurs indiennes. L’idéologie de la négritude découle de cette disposition à refuser la « mulâtraille » et dans le même temps à ne pas pouvoir s’identifier aussi au Nègre réel, ni même aux Européens esclavagistes. R. Confiant dit : « En contact permanent avec une mulâtraille qui ne l’acceptait que du bout des lèvres, la petite bourgeoisie noire était plus à même de prendre conscience de son identité raciale, quitte à ne la revendiquer que sur le mode épidermique » . D’où cette construction abstraite coloriste, africaniste, qui déplace la question des identités, des références et des allégeances, des Mulâtres vers les Africains, des Mulâtres francisés et blanchis vers cet aspect inversé de la culture française dans ce qu’elle a d’universaliste, donc de compatible avec l’humanisme abstrait, dé-classé, qui le porte aussi bien vers les grandes figures culturelles européennes qu’en direction des cultures africaines lointaines et méconnues en pratique, sans transfert possible dans un projet politique. Ce qu’à bien vu René Ménil : « La négritude n’échappe pas à la tentation d’enraciner la spécificité et l’identité nègre dans une nature mythologique au lieu de les inscrire dans une culture et une histoire. La mythologie embellit, décore, théâtralise la réalité. C’est pourquoi, si elle est diversion pour une politique, elle est à même d’inspirer une poésie. Inapte à fonder une politique anticolonialiste conséquente parce qu’elle bute sur une spécificité mythologique… » . Evoquant plus généralement les « philosophes noirs » des années 1930, il conclut : « Ils s’empêtrent dans le plus plat mysticisme. Ils sont incapables, dans la description de la mentalité nègre, de concevoir cette mentalité dans un développement historique comme un produit de la vie sociale. Le nègre de Senghor est le Nègre absolu, le Nègre de nulle part, le Nègre en dehors des rapports sociaux, en dehors du monde réel et du contexte national » . Pour René Ménil, A. Césaire est un « gaulliste noir », niant, derrière la façade du colorisme unanimiste, la préférence pour l’allégeance au « gouvernement, à l’église, aux propriétaires fonciers », ce qui le conduit à s’aligner sur les intérêts de la « bourgeoisie nationale aux colonies qui a partie liée avec la bourgeoisie métropolitaine » .

Le mouvement créoliste dans la dénégation des « traîtres »

Plus récemment, le mouvement créoliste a aussi directement abordé la question de la tripartition sociale, en l’évoquant aussi par touches et de manière codée, tant il est vrai que les œuvres de ce courant post-négritude font état, avant tout, d’une culture noire populaire (oralité, mythologie, magico-religieux, langage créole recomposé dans l’écriture française, débrouillardise, liens sociaux spécifiques…). Mais il n’est presque jamais question des affinités sociales entre les élites mulâtres et l’ordre colonial. Descriptions des couches socio-raciales mais aveuglement sur les violences qui pèsent sur les nègres « en pays dominé » de part les collusions structurales entre élites blanches et noires. Seule l’analyse du racialisme coloriste, dans la lignée de Fanon, peut trouver une place. Perspective coloriste somme toute abstraite des relations sociales bien réelles et des stratégies d’ententes entre groupes sociaux. Prenons par exemple l’essai Lettres créoles signé par deux grands noms de la littérature antillaise. L’exacerbation populiste du révolté, soit le « nègre marron, héritier du premier cri » de la cale , ou « l’artiste du cri, le conteur créole », trace l’ancêtre de la littérature créole. Dans cette filiation de la révolte et du dualisme persécuté/persécuteur, P. Chamoiseau et R. Confiant accordent une place à la tripartition. Apparaît, face à « la culture créole de résistance » « le colon » et « la culture du Centre. Il transmettra cette idée aux Mulâtres bien entendu puis aux Nègres emboîtant le mouvement après l’abolition de l’esclavage ». Les auteurs abordent par touches discrètes le mouvement de la zone grise en demeurant dans l’ordre des effets culturels, des symptômes comportementaux. Pour eux, ce qui prédomine, chez toutes les castes de Noirs, c’est « l’ambivalence », identifiée par E. Glissant, à savoir « l’acceptation et le refus », ce que J. Benoist nomme pour sa part le « dédoublement des valeurs » . Cette posture, pour pertinente qu’elle soit, ne permet pas de différencier les degrés d’adhésion et de dissidence en fonction des places sociales occupées. Elle place tous les groupes dans un même mouvement de balancier. Or, l’hypothèse de la zone grise est que cette « pulsion mimétique » du bourreau qu’ils identifient (tout en demeurant dans l’ordre d’une psychologie de la « fascination ») touche prioritairement les « Mulâtres » dans l’ordre de la plantation car, structuralement, le système de la plantation, pendant et après le colonialisme, repose sur une myriade d’agencements relationnels (don de terre des békés aux affranchis, liens serrés dans le temps entre les domestiques initiaux et les familles de descendants qui obtiendront des postes dans les entreprises du maître, liens sociaux autour des baptêmes, mariages, enterrements, aides matérielles diverses, affaires communes, liens matrimoniaux même), ordre qu’ils suggèrent en dualisant les « nègres des mornes » des « mulâtres des bourgs » . Mais leur effort se situe dans l’ordre des effets culturels, à commencer par l’analyse linguistique : « Considérée comme une langue d’esclave, la langue créole sera reniée dès 1860 par les Blancs créoles. Lorsque l’ethno-classe mulâtre prendra de l’ampleur dans les bourgs et les villes à partir du XIXe siècle, elle rejettera à son tour le créole comme on se dévêt des hardes de la négraille. Désireuse d’une égalité avec les Blancs, la classe mulâtre fera tout pour effacer son origine nègre dont l’usage du créole lui semblait le stigmate infamant. Elle interdira même à ses rejetons de le parler » . Néanmoins, ils livrent de belles analyses sur le mimétisme scolaire, l’occupation des postes politiques (sans toutefois rapporter ce nouveau pouvoir aux marchandages toujours en cours avec les Blancs créoles) et les effets de zone grise : « La première moitié du XXe siècle sera marquée par l’assimilation des élites aux modèles culturels métropolitains. Après d’âpres luttes pour introduire ses enfants dans les meilleures écoles (celles réservées jusqu’alors aux Békés), la petite et moyenne bourgeoisie de couleur, à dominante mulâtre, va se tailler une place de choix sur l’échiquier politique local jusqu’à en évincer les anciens maîtres…Les préjugés raciaux, linguistiques et raciaux des Blancs créoles seront désormais intériorisés et véhiculés par l’élite de couleur » . « Dans les années 1930, l’idéologie mulâtre règne sans partage…une idéologie de blanchiment que Frantz Fanon dénoncera 20 ans plus tard sous le nom de lactification. Sus à la peau noire. Sus aux cheveux crépus » . Les auteurs situent le point de basculement vers un autre cadre idéologique que celui de l’ordre mulâtre officiel en 1932 quand une dizaine d’intellectuels issus de la « bourgeoisie de couleur » se déclarent « traîtres à cette classe » dans le manifeste Légitime défense. La négritude est née et avec elle, dès la Libération, un brouillage des représentations idéologiques par rapport au maintien des structures socio-raciales.

Or, et cette césure apparaît nettement dans l’ensemble de leur œuvre littéraire, tout se passe comme si ces auteurs participaient à une sorte de dénégation de la tripartition dans le monde qu’ils vivent directement. Leur travail taxinomique s’arrête en fait dans les années 1960, dans le mouvement même de délimitation temporelle de leur immersion dans l’imaginaire. Leur objet concerne principalement toutes les périodes précédant leur existence en tant que sujet social, périodes qu’ils analysent en termes socio-raciaux. Et, simultanément, dans le « Temps présent », leurs catégories deviennent processuelles et abstraites. Dans Biblique des derniers gestes, P. Chamoiseau balance entre une écriture du colonialisme impérial aux connotations nettement marxistes et fanoniennes et une écriture post-moderniste de la domination douce par la société de consommation, modèle cher à E. Glissant, A. Lucrèce ou à F.Ozier-Lafontaine. Dans le premier cas, son héros Bodule Jules Balthasar se reconnaît dans la figure du marron qui s’en prend à tous les colonialismes mondiaux, identifiés sous les traits humains du gouverneur, du planteur, du guerrier impérial, du Mulâtre. Dans le second, il se suicide sans plus avoir d’ennemi précis, terrassé par un monstre invisible qui aimante un peuple s’éloignant de lui dans le gavage consumériste et l’assurantiel assisté systématique. P. Chamoiseau égratigne son peuple aliéné : sa plume corrosive démolit dans les premières pages du roman ceux qui n’existent plus que dans le recours à l’Etat français et à ses valeurs individualistes consuméristes. La tripartition se dissout dans un refus de penser la domination socio-raciale (actuelle) alors qu’elle constituait le fil rouge de l’argumentation pour les années antérieures à la reconversion partielle de l’économie plantationnaire en société monétarisée de services et de biens dans les années 1970. Pour nuancer le propos, on dira qu’il demeure ici ou là des traits de la tripartition, sans que ces dimensions ne soient vraiment constitutives de l’œuvre. La référence aux dominants noirs s’adosse à une représentation négative, pointes discrètes contre les dominants noirs de la part d’écrivains qui sont simultanément des intellectuels critiques mais aussi des auteurs issus, c’est le cas de Chamoiseau, de la toute petite bourgeoisie. Intellectuel avant tout, il demeure un éclaireur de la réalité du Nègre opposé à la bourgeoisie socio-raciale. Cette vision codée apparaît distinctement dans l’exégèse que D. Chancé propose de son œuvre :

« ‘Négrillon’ est le terme qu’emploi Chamoiseau pour nommer l’enfant qu’il a été dans Antan d’Enfance. L’esclave vieil homme (du livre L’esclave vieil homme et le molosse) est évidemment tout aussi noir, c’est un ‘vieux-nègre’ du temps de l’esclavage dans une habitation où le maître est blanc, les commandeurs ‘mulâtres’. Le monde de Chamoiseau est très fidèle à la description sociologique des Antilles, selon les « ethnoclasses », ces distinctions sociales que le temps a figées, directement greffées sur des différences raciales. C’est dans ce cadre conceptuel que Texaco retrace l’histoire des Noirs de Martinique, de ces « nègres » qui, après l’Abolition n’ont pas trouvé de place sociale et qui sont partis chercher un destin moins misérable à Fort-de-France, cet ‘en-ville’. Mais partout, les Mulâtres ont déjà pris la place, ce que perçoit Esternome lorsque, ayant quitté la plantation, elle arrive à Saint-Pierre : ‘L’en-ville était la part des Béké-magasins et des Blancs-France à bateaux. Les Mulâtres y mouvementaient raides, afin d’élargir leur faille’. Et le héros de comprendre que les ‘Nègs’, ‘Nèg-vendeurs’ ou ‘femmes-nèg à paniers n’avaient que peu de chances’. Ainsi, le combat d’Esternome, puis celui de Marie-Sophie Laborieux, sa fille, narratrice de l’épopée, est celui des ‘Nèg-terre’ pour conquérir l’en-ville que les Mulâtres ont déjà largement occupé (…et) le plus souvent dépeints comme égoïstes et pervers. Il semble donc que la société ait perpétué, après l’Abolition, les distinctions qui dominaient déjà dans la société esclavagiste. Les Mulâtres, nés du métissage entre maîtres békés et esclaves noirs, souvent privilégiés ensuite et promus comme contremaître (géreurs, commandeurs) ou domestiques, « nègres à talent », ont continué à engendrer des Mulâtres, à la fois plus clairs de peau et plus avancés socialement, conquérant à la fin du XIXe siècle, par la réussite scolaire et la maîtrise du français, les postes de maître d’école, avocats, médecins. Les Noirs, quant à eux, semblent avoir continué à engendrer des Nègres, à la fois sombres de peau et constituant un prolétariat agricole et urbain. C’est cette reproduction sociale que met en scène Texaco. La partie dominante de la classe mulâtre était en quelque sorte déjà installée, avant l’Abolition. Elle descend des affranchis déjà intégrés avant 1848. C’est du moins l’impression que l’on a à lire les romans antillais de Glissant, Confiant ou Chamoiseau, représentations d’une société qui aurait cessé de se métisser. Contrairement à l’intuition que l’on pourrait avoir d’un métissage infini qui permettrait sans cesse à de nouveaux noirs de devenir Mulâtres, l’image que donnent les représentations romanesques est que les Mulâtres, en tant que classe sociale, se reproduisent entre eux, tandis que les Nègres demeurent dans les marges (…) Ainsi, si Patrick Chamoiseau est issu de la toute petite bourgeoisie noire (ou mulâtre) urbaine, l’auteur se représente dans ses fictions, en tant que Chamgibier, Ti-Zibié, comme issu de ces groupes de djobeurs, de sans-emploi, de Nègres que la société mulâtre a laissés sur les bas-côtés, depuis 1848 » .

On pourra évoquer, aussi, le roman de R. Confiant, Les commandeurs du sucre, qui représente un des rares romans antillais prenant à bras le corps la question de la zone grise dans ce qu’elle a de plus répressif . Pourtant, rien de tel ne transparaît dans la trilogie. Très incidemment, on peut découvrir un travailleur de la canne traiter le commandeur Firmin de « sale Mulâtre, valet des Békés » , ou une sentence acerbe contre les « Blancs créoles ou les bourgeois mulâtres qui s’étaient accommodés du pétainisme colonial » . Mais l’essentiel du propos réside ailleurs. On découvre que R. Confiant est le petit fils d’un distillateur au Lorrain, ce qui le place dans la chaîne de la tripartition. Est-ce que cela a joué dans sa manière de se positionner comme intellectuel critique ? Existe-t-il alors des impensés dans ses dénonciations ? L’acharnement avec lequel il s’emploie, avec les autres créolistes, à valoriser la culture nègre créole n’est-il pas à mettre en relation avec l’absence de tout éclairage sur son propre groupe social d’appartenance ? La polarisation sur le commandeur, figure de proue de la répression, sans doute sans commune mesure entre la période coloniale et l’entre-deux-guerres, n’est alors que l’occasion d’exalter les qualités sociales des travailleurs et des chefs que sont ici les contremaîtres présentés au travers de leur compétence technique, leur mémoire prodigieuse, leur souci du travail bien fait au détriment de ses nuits perturbées, leur sens de la justice dans les sanctions à l’encontre des mauvais travailleurs et leur soutien apporté aux femmes enceintes, enfin leur amour de la nature. Les liens de pouvoir sont effacés et le contremaître n’est plus que « commandeur du sucre » ou « régisseur du rhum », comme s’il s’agissait d’une substantialisation du produit que l’on retrouve dans la muséographie antillaise . Bien plus, dans une biographie consacrée à Aimé Césaire, il critique vigoureusement le père de la négritude tout en montrant un alignement non moins prononcé pour les Békés. Ce qui revient à dire que l’auteur s’engage lui aussi comme acteur témoignant du respect « mulâtre » pour le groupe béké. Postulant que « le Béké est un nègre », il affiche clairement une vision consensualiste de l’ordre socio-racial ségrégationniste. La réversibilité des positions atteste d’une vision radicale de l’hybridation tandis qu’il oblitère le fait que les Békés n’en veulent pas, ce qu’a très bien vu Juliette Sméralda. Posant la créolité comme un métissage généralisé touchant tous les groupes sociaux, il déclare : « En termes clairs (sic), le Béké est aussi un Nègre. Chaque ethnoclasse est à la fois elle-même et l’autre dans l’éco-système antillais » . C’est une contradiction pure et simple entre le modèle de l’ethnoclasse et la volonté purement idéologique, créoliste, de fonder un creuset commun qui serait la nation martiniquaise. Derrière une fausse radicalité, R. Confiant, pris lui-même par certaines dimensions du modèle ternaire, revendique haut et fort comme allant de soi l’appartenance à une même entité collective des bourreaux et de leurs victimes. En évoquant les émeutes à caractère racial de 1959, contre les Blancs métropolitains, il observe un fait de tripartition troublant : le maintien séculaire, quoique ambivalent, de la révérence à l’égard du maître : « Manifestants (qui) tentaient de lyncher toute personne blanche qu’ils rencontraient sur leur passage, sauf les Blancs créoles auxquels il suffisait d’ouvrir la bouche pour franchir tous les barrages sans encombre (ce qui ne sera plus le cas en 2009 !). Ce dernier fait, important, a soit été ignoré, soit mal interprété : on y a vu la manifestation de la déférence triséculaire du serf antillais pour le seigneur béké. Vu l’état d’excitation des émeutiers, cette argumentation nous semble dénuée de valeur et nous préférons y voir une prise de conscience, confuse, inconsciemment exprimée de l’identité martiniquaise dans ce qu’elle s’oppose à l’identité française. Les Békés étant créoles, donc martiniquais, n’étaient pas responsables au premier chef de la brutalité des CRS » . Naïveté ou révérence de Mulâtre pris à son tour dans le schème ternaire ? L’affirmation « le Béké est un Martiniquais », ne procède pas d’une analyse biographique ou scientifique mais d’une prise de position intentionnellement politique. Et son contenu est on ne peut plus clair. Il est étonnant que les appels au calme de Césaire soient dénotés acte assimilationniste alors que la pacification menée par les maîtres « respectés » débouche sur une interprétation opposée, à la limite de la révérence. Comme quoi le schème ternaire subsiste dans la soumission proclamée à l’égard des anciens bourreaux, à condition de décrypter les indices que l’auto-censure n’a pas sanctionnés.

Une sorte de loi sociologique enseigne qu’il est toujours plus facile de parler des classes sociales au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la période dans laquelle on vit. Ce refus d’être l’intellectuel du Temps présent (tout au moins dans leurs romans) explique l’écriture socio-raciale d’un Alfred Alexandre qui dans Bord de canal, détaille précisément le sous-prolétariat drogué des quartiers marginalisés de Fort-de-France aujourd’hui. Lors d’une rencontre, il s’en prend clairement à ces auteurs « dépassés » qui certes, ont mis les horreurs de l’esclavage sur l’agenda de la mémoire collective, mais qui depuis, ont stoppé leur vocation d’intellectuel critique. Des romans sociaux à la Dickens comme celui d’Alfred Alexandre sont extrêmement rares à la Martinique. Les « Nègres » d’aujourd’hui n’ont ni partis ni intellectuels assumant le rôle de « militants par conscience ». Il n’en demeure pas moins que, dans le roman antillais contemporain, les relations de tripartition ne sont que très allusivement évoquées.

Conclusion

Cette courte approche de quelques grandes figures de la littérature martiniquaise, au travers des deux courants esthétiques les plus connus, ne saurait valoir pour l’ensemble des auteurs antillais. Edouard Glissant, notamment, mériterait une étude à part. Quand E. Glissant dit encore en 1997 : « On voyait ainsi en Martinique ou en Guadeloupe, un peuple de descendance africaine pour qui le mot ‘africain’ ou le mot ‘nègre’ représentaient généralement une insulte » , on décèle ce régime en pointillé de la médisance des « Mulâtres » envers le Nègre noir, le nègre agricole, le « Nègre en bas feuille » dans le langage créole. E. Glissant constate clairement que cette caste a voulu défendre ses propres intérêts sans rechercher aucunement à vouloir la défense des colonisés en général : « Les luttes des mulâtres, dès la fin du XIXe siècle, font ainsi appel aux idées généralisantes (l’égalité devant la loi, la citoyenneté, l’école laïque et obligatoire, le droit de défendre la patrie française, etc.) dans les conflits qui les opposent à l’oligarchie béké généralement soutenue par les gouverneurs et la magistrature en place. Les épisodes les plus connus des Martiniquais (affaire Bissette en 1824) laissent l’impression poignante de gens qui se garrottent eux-mêmes. Là où ils croient lutter à mort contre un système. Quand on les traite en colonisés, ils croient jusqu’au bout qu’on les opprime comme citoyens. Le leurre est venu très tôt » . Ici ou là, de manière éparpillée et résiduelle, le poète signale le modèle ternaire en indiquant que la classe politique vit toujours sous le signe du « leurre ». Après 1848, de nouveaux postes s’ouvrent tant pour les « mulâtres » que pour « les fils d’ouvriers agricoles ou d’habitants des bourgs qui auront bénéficié de l’enseignement primaire ». La zone grise se dilue, hors du système esclavagiste, mais elle se maintient dans l’ordre colonial (1848-1946) tant par l’assimilation dans les « rôles d’instituteurs et de petits fonctionnaires » que par la pérennisation du système des plantations et de l’exploitation économique. Edouard Glissant, avec Frantz Fanon ou René Ménil, seront sans aucun doute des intellectuels engagés qui ne peuvent être assimilés au cadre d’analyse proposé dans cette contribution. C’est dire que cette première percée ne saurait prétendre à l’exhaustivité. Elle invite à élargir le cadrage et à entreprendre une recherche plus systématique dans le monde littéraire caribéen sur les relations que les intellectuels critiques entretiennent avec leur sens critique.

NOTES

[1] D. Macey, Frantz Fanon. Une vie, Paris, Fayard [2000], 2011.

[2] Se reporter à mon ouvrage pour disposer de l’analyse socio-historique des groups. P. Bruneteaux, Le colonialisme oublié. De la zone grise plantationnaire aux élites mulâtres à la Martinique, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, Collection Terra, 2013.

[3] V.M. Keith & C. Herring, « Skin Tone and Stratification in the Black Community », American Journal of Sociology, Vol. 97, n°3, 1991, pp. 760-778.

[4] G. Shankar, « Where the Present is Haunted by the Past. Disarticulating Colonialism’s Legacy in the Caribbean », Cultural Dynamics, 11 (1), Austin, University of Texas, 1999, pp. 57-87.

[5] A. Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, (rééd.) Présence africaine, 1983, p. 25.

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