Le vent du nord dans les fougères glacées

La quête d’un immense conteur, Boulianno, qui s’est retiré dans la forêt ; une ascension laborieuse qui tourne en lente dérive dans une nature et un imaginaire foisonnants ; une réflexion sur les pouvoirs de la parole face à la mort et au silence

: le dernier roman de Patrick Chamoiseau entrelace subtilement ces trois mouvements dans un récit aussi sensible que percutant.

Tout communique et s’imbrique dans cet « organisme narratif », long monologue d’un vieux conteur, Osphare Tertullien Philogène, que Chamoiseau recueille ici et qui fait suite à Le Conteur, la Nuit et le Panier (Seuil, 2021). L’écrivain affirme ne faire que retranscrire la parole du vieux conteur, en comblant parfois les propos qu’il n’a pas eu le temps de noter. La notion d’ « organisme narratif » permet de dépasser l’autorité d’un narrateur surplombant l’action et de tisser subtilement « ce filet énigmatique où apparaissent soudain des forces rendues visibles » (Baudelaire Jazz, p. 127).

Cette enquête sur Boulianno Nérélé Isiklaire s’ouvre par des interrogations sur les raisons de son retrait et de son silence. Elle se poursuit par l’ascension-odyssée de cinq personnages, dont le narrateur, vers la case de Boulianno, vers ces hauteurs primordiales que les colons n’ont pas souillées. Elle s’achève sur une nouvelle montée vers les pouvoirs du son et de la voix, seuls capables de conjurer la mort et d’accompagner les âmes et les vivants dans cette traversée. L’ascension se fait lente dérive dans les souvenirs, entrée dans une perception modifiée et dans l’univers-même des contes enfouis dans la mémoire des personnages : parcours initiatique dans une « étrangeté merveilleuse » (p. 255) puissante et féconde. Le texte mérite qu’on lui laisse son mystère et on s’arrêtera sur ce seuil.

« C’est toute la culture de la Martinique qui affleure ici, son lien avec les forces primordiales de la nature, la place laissée au corps et au mystère. »

Entre la vannière-matador Man Delcas qui tisse le monde, le rationaliste Albert Cardinal Ptolémée dit Bébert-la-science qui consigne tout ce qu’il apprend sur Boulianno dans un Almageste de la Parole que Chamoiseau dit avoir consulté, le mystérieux Populo Ablastine et surtout la jeune et brillante Anaïs Alicia Carmélite, qui veut devenir conteuse, c’est toute la culture de la Martinique qui affleure ici, son lien avec les forces primordiales de la nature, la place laissée au corps et au mystère, le rôle crucial des conteurs-chanteurs qui s’emparent des veillées mortuaires jusqu’au chant du coq pour accompagner les vivants et les morts, la force de la Parole enfin, qui « appartient à la famille des rosées du matin » (p. 47) et qui conjure le silence et la disparition tout en restant insaisissable.

C’est surtout la figure énigmatique et puissante du conteur Boulianno qui émerge ici, sa faculté à instruire « sans savoir ni indiquer le chemin » (p. 274), à laisser et faire sortir la Parole du silence et d’une présence au monde, à « inventorier tous les greniers du monde » (p. 252), à devenir ce qu’il raconte tout en laissant place au silence, à « tenter d’apprivoiser l’incompréhensible » (p. 326) dans une concentration aiguë et un rire libérateur, « en plus haut sens » (p. 327), l’immense éclat de rire de Rabelais que Baudelaire opposait, bien avant Bakhthine, au ricanement étriqué du malveillant.

« Ce texte est aussi une réflexion sur les pouvoirs exigeants d’une parole qui veut s’en tenir aux faits tout en suggérant une existence plus vaste. »

Réflexion sur la « haute condition » de l’humain et de son verbe, qui seuls dissipent la mélancolie, ce texte est aussi une réflexion sur les pouvoirs exigeants d’une parole qui veut s’en tenir aux faits tout en explorant les possibles et en suggérant une existence plus vaste. « Comment dire cette affaire sans diablerie et sans mathématiques, au plus près de son réel possible ? » (p. 310). Comment, surtout, bien voir et raconter en effleurant, en laissant aux choses et aux êtres leur mystère : « dire sans dire tout en disant » (p. 42).

Il y a ici la liberté d’un Rabelais et de son mépris des « agelastes » (ceux qui ne rient pas), le style audacieux et ciselé d’un Céline, une liberté narrative exploratoire à la Diderot, la puissance des grandes interrogations qui fait songer à Garcia Marquez comme à la quête mystérieuse d’un Conrad dans Heart of darkness relu par Malraux dans La Voie royale. À l’ère du raz-les-pâquerettes et d’un pseudo-rationalisme ricanant, le souffle des questions fondamentales, la saveur d’un style vigoureux et un regard qui scrute finement les êtres sans dissiper leur mystère confèrent à ce roman un élan qui captive et interpelle. Et bien plus. « Une vie ne vaut qu’en puissance créatrice » (Baudelaire Jazz, p. 19).

Le Vent du nord dans les fougères glacées, de Patrick Chamoiseau,Seuil, 336 p., 19,50 €

 

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