Le 17 avril 2008, Aimé Césaire

  Qui ne se souvient du chagrin du petit peuple foyalais au décès du "Nègre fondamental" et de cet extraordinaire cortège qui, des heures durant, accompagna la dépouille du défunt à travers rues et quartiers de la capitale de la Martinique ? Qui ne se souvient de ce mélange de ferveur et de tristesse qui étreignit les plus humbles, ceux qui n'avaient jamais lu une seule ligne des difficiles écrits littéraires du Père de la Négritude mais qui savaient au plus profond d'eux-mêmes qu'il s'était efforcé d'être leur voix ?

   Lui, Césaire, qui s'était donné pour mission d'"être la voix de ceux qui n'ont pas de voix"...

   Cette mission, l'avait-t-il réussi ? Etait-il parvenu à conduire le peuple martiniquais "hors des jours étrangers" ? Des dizaines, voire des centaines d'ouvrages ont été écrits sur son oeuvre littéraire, cela dans une bonne quinzaine de langues mais, par contraste, assez peu sur son oeuvre politique et donc il n'y a pas jusqu'à aujourd'hui de véritable réponse à cette question. Il est vrai que de son vivant beaucoup se sont accrochés à sa personne, son aura, sa stature et son parti politique, le PPM (Parti Progressiste Martiniquais), cela jusqu'à aujourd'hui et à compter de sa disparition se sont employés à faire fructifier ce capital au profit de leur petites personnes, de leurs ambitions personnelles. Césairophiles, césairistes, césairiens et césairolâtres se sont multipliés mais en ce nouveau millénaire, il semble ne rester que les derniers, les césairôlatres. Ceux qui n'ont lu que trois lignes de Césaire qu'ils se complaisent à citer à la moindre occasion, allant parfois jusqu'à dénaturer son oeuvre littéraire et politique comme ce grotesque tee-shirt arboré récemment par les militants du PPM lorsque des jeunes activistes avaient menacé d'abattre la fameuse Porte du Tricentenaire au Parc Floral lequel porte le nom du grand homme.

 

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    Aimé Césaire aura au moins réussi, à une époque où le système colonial était beaucoup plus féroce qu'aujourd'hui, ces deux tâches : 

 

    . il a revalorisé le mot "Nègre" qui jusque-là était une injure et l'un de ses ouvrages porte le titre flamboyant de "Nègre je suis, nègre je resterai". Ce ne fut pas une mince affaire dans une Martinique dominée par le békéisme, d'une part et le mulâtrisme, de l'autre. C'était là défier trois siècles de déshumanisation. Ce faisant, Césaire refit en français ce qu'avait déjà fait depuis longtemps la langue créole dans laquelle ce mot signifie d'abord "homme, individu, personne". Car, par exemple, la phrase "Fout Neg-tala ni tjè !" ne signifie aucunement "Qu'est-ce que ce Nègre est vaillant !" mais bien "Qu'est-ce que cet homme est vaillant !". Ou encore "Man sé Neg Baspwent" ne signifie pas "Je suis un Nègre de Basse-pointe" (commune natale de Césaire), mais "Je suis un natif/un originaire de Basse-Pointe" (commune natale de Césaire). D'ailleurs, le mot "Neg" en créole signifie si peu "Noir" que le créole y ajoute une couleur : Neg wouj, Neg nwè, Neg blé etc... D'où l'on comprend que l'opposition entre Négritude et Créolité que beaucoup d'entre les césairolâtres n'ont cessé de monter en épingle était une sottise. Il ne faut donc pas se tromper : le titre du livre "Nègre je suis, nègre je resterai" doit être lu "Homme je suis, homme je resterai", les siècles d'esclavage ayant cherché à déshumaniser les Africains transportés aux Antilles ainsi que leurs descendants.  

 

   . il s'est toute sa vie efforcé de domicilier l'Afrique en Martinique. Et non pas d'inciter les Martiniquais à retourner en Afrique à la manière d'un Marcus Garvey ! Que signifier "domicilier" ? Ceci : tout faire pour que la part africaine de notre culture, trop longtemps occultée et méprisée, soit ravivée, valorisée, défendue. C'était là l'un des principaux objectifs du SERMAC. Mais Césaire n'ignorait pas pour autant les autres facettes, notamment l'indienne, lui qui avait été élevé par une "da" (nounou) indienne laquelle lui chantait des berceuses en tamoul, langue qu'il vénérait. Et Césaire fut aussi un maître de la langue française, apport européen à notre culture. Là encore, l'opposition entre Négritude et Créolité, clamée par certains, est aussi une sottise.

 

   Parvenir à réaliser ces deux tâches (revaloriser le mot "Nègre" et donc redonner l'estime de soi à la majorité des Martiniquais/domicilier de l'Afrique en Martinique) fut une entreprise colossale dont les nouvelles générations, naturellement impatientes, n'ont pas idée aujourd'hui, elles qui bénéficient du succès de ladite entreprise. Alors, on peut reprocher à Césaire d'avoir été peu clairvoyant au plan politique, d'avoir été le rapporteur de la Loi de Départementalisation de 1946 qui était également nommée "Loi d'Assimilation", cela en contradiction avec l'idée de Négritude, de n'avoir jamais réussi à donner une traduction concrète à son mot d'ordre d'"Autonomie", de n'avoir guère chercher à tisser des liens étroits avec nos proches voisins de la Caraïbe (hormis Haïti) etc...

   C'est oublier que redonner l'estime de soi à tout un peuple, ce n'est pas rien. C'est oublier qu'un seul homme ne peut pas faire un pays...

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