Comment la contrebande de livres sauva la langue lituanienne

La situation historique et géographique de la Lituanie, située entre la Pologne et la Lettonie, a entretenu les relations conflictuelles du pays balte avec la Russie. Pourtant marquée par l'influence de Moscou, la Lituanie s'est toujours battue pour son indépendance. Au XIXe siècle, une ingénieuse manoeuvre a ainsi permis au pays de ne pas sombrer dans la russophonie : la contrebande de livres.

Petit retour en arrière : en 1795, lors du troisième partage de la Pologne, la Lituanie, dont le territoire est le même qu'aujourd'hui, est annexée à l'Empire Russe. Après plusieurs siècles d'histoire commune avec la Pologne, l'union de Pologne-Lituanie aboutissant en 1569, la Lituanie ne semble donc pas connaître, à cette époque, de réelle indépendance.

Un manque flagrant au XIXe siècle : à Vilnius, capitale de la Lituanie, plusieurs mouvements contestataires se développent face à l'influence croissante de l'Empire Russe. Les professeurs sont destitués, l'université fermée en 1832. En 1864, après une nouvelle insurrection, la répression russe s'intensifie : l'utilisation de l'alphabet latin pour la langue lituanienne est progressivement interdite, et remplacée par le cyrillique, notamment dans les écoles.

Le tsar Alexandre II installe alors Mikhail Nikolaevich Muravyov en tant que gouverneur général, avec une instruction : produire une Lituanie « sans rien de Lituanien ». De quoi mettre largement en péril l'histoire, la langue et les zones lituanophones - l'interdiction durant jusqu'en 1904. Mais face à ce péril, les lituaniens redoublent de génie. Un trafic un peu particulier se met finalement en place : la contrebande de livres. 

"Être partout et toujours lituanien

La période de 1864 à 1904, marquée d'interdictions, est en effet reconnue comme les « quarante années de ténèbres ». La presse lituanienne est interdite : l'usage oral du lituanien est proscrit. Pour entrer en résistance, un objectif : importer clandestinement et massivement des livres et périodiques imprimés en Prusse, jusqu'en territoire lituanien. Naissent alors les knygnešiai, les porteurs de livres (singulier : Knygnešys, de knyga : livre et nešti : transporter). À leurs risques et périls : la déportation en Sibérie n'est jamais loin... 

Jonas Stepšis a relaté cette histoire dans un article publié en 2004, My Father was a Smuggler (Mon père était un contrebandier). Son oncle et son père, tous deux Lituaniens, traversaient alors illégalement le fleuve Šešupe, qui était à l'époque la frontière entre la Prusse orientale et la Lituanie. 

Structure administrative de la Lituanie entre 1867 et 1914, dans l'Empire russe / wikipédia

Une traversée difficile, puisque dans leurs ballots se trouve une marchandise lourde, difficilement transportable et sensible à l'eau. Le trafic de livres tint alors un rôle éminemment politique : la conservation de la langue lituanienne face à la force et l'influence de la russophonie. « Ils risquaient leur vie, l'incarcération ou le bannissement dans les étendues gelées de la Sibérie pour rien de plus que la littérature en langue lituanienne - livres, revues, journaux - qui serait secrètement diffusée à leurs compatriotes » écrit Jonas Stepšis sur Draugas News

 

 

La doctrine de l'évêque Motiejus Valancius, « Soyez toujours et partout lituaniens » (« Visada ir visur buk lietuvis ») a donc largement influencé le combat et la lutte menés par les porteurs de livres. Il a d'ailleurs organisé et financé l’impression des livres et des périodiques à l’étranger, de même que leur distribution illégale en Lituanie.

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« Le travail de restauration de l'indépendance de la Lituanie a commencé, non pas en 1918, mais plutôt à l'époque des porteurs de livres. [C]es guerriers ont été les premiers à commencer à préparer le terrain pour l'indépendance, les premiers à propager l'idée qu'il était impératif de secouer le joug de l'oppression russe. » a plus tard déclaré le père Julijonas Kasperavicius. 

Statue représentant un contrebandier de livres à Kaunas, Lituanie (Pofka, CC BY-SA 4.0) 

Ukraine, Lituanie : la résistance face à la Russie 

Si la Lituanie a gagné son indépendance en 1918, et a vu cette même indépendance se risquer aux évolutions diplomatiques et militaires du XXe siècle, cette manière insolite de combattre une influence étrangère semble avoir de larges échos aujourd'hui. 

L'Ukraine, agressée et envahie depuis fin février 2022, voit ses traditions, son histoire et sa langue contestées et réprimées par les forces russes. Au-delà des crimes de guerre, les forces russes tentent de réduire les ukrainiens à des « sous-hommes », en témoigne l'écrivain ukrainien Ostap Ukrayinets. « L'idéologie russe est basée sur le fait que les Ukrainiens ne forment qu'un seul peuple avec les Russes, et nier cela signifie affronter la Russie. Ceux qui s'en rendent coupables seront punis ». 

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Face à la menace russe, parler la langue ukrainienne devient aujourd'hui un enjeu national. L'usage de l'ukrainien comme langue officielle est obligatoire par le droit constitutionnel ; mais les enjeux linguistiques ont largement éclaté lors de l'attaque russe. Dans un article du journal Le Monde, Olga, Ukrainienne habitant à Paris, témoigne : « La langue est une question très polémique et très importante. » Elle avouera d'ailleurs que « quand ma grand-mère parlait ukrainien, j’avais honte, je me disais que c’était une langue de la campagne. » 

« C'est comme si la guerre avait tout changé. L'ukrainien est devenu le symbole de l'héritage, des survivants, de la force et de la résistance. » explique également Scott Richards au Guardian. La doctrine russe de « l'étranger proche », définie peu après la dislocation de l'URSS en 1991, semble donc malheureusement encore inspirer les troupes. Selon cette doctrine, tous les États frontaliers de la Fédération de Russie font partie de sa « sphère d’intérêt vital ». 

Si l'on n'a pas encore vu, pour le moment, l'ombre d'un knygnešiai en Ukraine, l'histoire des contrebandiers lituaniens a largement traversé les époques, et reste un symbole de la lutte contre l'oppression russe. Une statue en l'honneur du porteur de livre inconnu (Nežinomas Knygnešys) a d'ailleurs été érigée à Kaunas, ville du centre-sud de la Lituanie. 

Un film, knygnešio kelias, créé par un collectif lituanien, permet également de découvrir, ou redécouvrir cette longue histoire. 

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