Des cours en langue régionale dès la maternelle? On vous l'assure, c'est une bonne idée

Alors que plusieurs écoles l'ont adoptée cette année, cette méthode pédagogique suscite toujours l'inquiétude et la défiance en France. Une grande majorité de linguistes la plébiscitent pourtant.

Six inscriptions. Pour une classe capable d'accueillir plus de vingt élèves. Nous sommes le 22 juin 2023, et l'école Les Tulipes, à Colmar (Haut-Rhin), organise une réunion d'information en urgence à l'attention des parents d'élèves. La grande nouveauté de la rentrée 2023, la classe immersive «allemand-alsacien-français», n'a pas encore trouvé le public escompté. La direction de l'établissement a même dû se fendre d'un mail adressé à l'ensemble des parents: «Si cette classe immersive ne devait pas ouvrir par manque d'élèves, nous n'aurons plus que deux classes à la rentrée, puisque nos effectifs ne nous permettent pas d'ouvrir une deuxième classe bilingue.»

La perspective de classes surchargées n'a pas non plus mobilisé les foules. Si l'école Les Tulipes a bien été en mesure d'ouvrir sa classe immersive ce lundi 4 septembre, elle ne compte finalement que huit élèves. Cette mise en place laborieuse, dans un territoire qui prévoit trois autres parcours similaires en cette rentrée, est emblématique de la frilosité ambiante en France concernant l'immersion linguistique.

Que seulement 25% du temps de l'enseignement soit en français en maternelle, alors que le niveau en orthographe, par exemple, est en baisse constante depuis 1987? Le principe étonne et effraie ceux qui en entendent parler pour la première fois. Est-ce vraiment le bon choix à faire pour ses enfants?

Un retard systématiquement rattrapé

Il faut d'abord savoir que si l'immersion linguistique en est encore au stade expérimental dans les écoles publiques françaises, elle est en place depuis des décennies dans les établissements privés de l'Hexagone –notamment dans les écoles associatives telles que Diwan en Bretagne ou Calandreta en Occitanie–, ainsi que dans d'autres pays. Les pionniers en la matière sont les Canadiens: dans les années 1960, constatant la régression toujours constante du français face à l'anglais, le gouvernement a décidé d'y mettre en place l'immersion linguistique.

Des centaines de milliers d'élèves dont la langue native –et parlée à la maison– est l'anglais ont dès lors passé les premières années de leur scolarité dans un bain linguistique francophone. «Déjà, l'inquiétude majeure des parents à l'époque était de savoir si leurs enfants ne seraient pas désavantagés par rapport à ceux qui pratiquent leur langue première dès la maternelle, rapporte Sophie Babault, enseignante-chercheuse à l'université de Lille et spécialiste de l'enseignement bilingue et de l'immersion. Les premières études ont donc logiquement été axées autour de cette interrogation.»

Elles ont toutes abouti aux mêmes conclusions: les élèves en situation d'immersion n'accusent aucun retard par rapport à ceux de la filière monolingue. La dernière enquête, réalisée en Belgique en 2004, portait sur des enfants francophones immergés en néerlandais. Des tests ont été réalisés pour évaluer leur niveau d'orthographe, de conjugaison, de grammaire et de syntaxe en français, puis ont été comparés aux évaluations des enfants francophones monolingues. Les résultats des premiers s'avèrent systématiquement aussi bons, voire meilleurs, que ceux des seconds.

«Ils développent une curiosité différente»

Tout se joue dans les années suivant la maternelle, selon Sophie Babault. «Quand un élève apprend à lire dans une certaine langue, il ne va pas complètement réapprendre à lire dans une éventuelle deuxième langue: il va transférer certaines compétences. Le travail fait en maternelle autour des lettres et des sons, des phonèmes et des graphèmes en langue régionale, sera transféré dans la langue principale plus tard

Pierre Escudé, professeur en didactique des langues et en bi-plurilinguisme à l'université de Bordeaux, ajoute que les enfants immergés développent une plasticité et une adaptabilité particulière, et ce dans tous les domaines. «Ils sont très jeunes amenés à décoder, à comprendre le sens des lettres et des mots qu'ils découvrent. Ils développent une curiosité différente. Diverses études montrent que face à une question jugée difficile, l'élève monolingue ne va généralement pas au bout de la question, là où le bilingue essaie, cherche, quitte à se tromper.»

Fortes de ces constats scientifiques, les classes du réseau privé vont au bout de la logique et n'introduisent le français que très progressivement, en CE1 ou en CE2 seulement. Ce qui veut dire que les cours de lecture, d'écriture, de mathématiques ou d'arts plastiques sont donnés à 100% en langue basque ou en breton en maternelle et en CP. «Il faut avoir conscience que l'immersion se fait toujours dans le contexte d'une langue bien plus puissamment présente», insiste Pierre Escudé.

Ainsi, dans un état des lieux de l'enseignement des langues régionales remis au Premier ministre en juillet 2021, les députés Christophe Euzet (Hérault) et Yannick Kerlogot (Côtes d'Armor) soulignent le fait que «l'exposition des enfants à la langue régionale, même dans les établissements immersifs, reste largement minoritaire au regard de tous les temps de vie des individus exposés (la langue pratiquée dans la famille, dans les activités extrascolaires ou durant les vacances restant de façon largement prédominante le français)».

Une défiance historique

Pour autant, face à la nouveauté et au risque d'une pédagogie alternative, les parents hésitent. «Quand on est parent, c'est normal d'avoir cette crainte du mauvais choix, estime Sophie Babault. Si on ne veut pas faire de choix, on le met dans le système normal et majoritaire. C'est une démarche tout à fait compréhensible. Là où il peut y avoir un problème, c'est quand les autorités éducatives ont le même réflexe. Elles doivent s'appuyer sur les études, qui sont unanimes, et éviter de tomber dans les représentations.»

Ces «représentations» trouvent un premier écho dans les textes de loi, au premier rang desquels l'article 2 de la Constitution, qui stipule que «la langue de la République est le français». En 2001 et 2002, le Conseil d'État a suspendu une série de mesures ministérielles en faveur de l'intégration des classes immersives dans le secteur public, justement au motif de cet article constitutionnel. En 2021, alors que l'ensemble de la loi Molac marque un tournant majeur dans la promotion des langues régionales en France, le seul article retoqué par le Conseil constitutionnel concerne, là encore, l'enseignement immersif.

Cette censure provoque une vague de panique dans le milieu de l'enseignement des langues régionales, qui profitait jusqu'ici d'une zone grise juridique. «Ça a été un véritable choc pour tout le monde, car cela signifiait la mort des langues régionales, confirme Jean-Louis Blenet, président de l'Institut supérieur des langues de la République française. Si les enfants ne portent plus ces langues, elles sont vouées à disparaître. Mais cette décision n'est que la traduction d'une stratégie linguicide de l'administration française qui remonte à François Ier [l'ordonnance de Villers-Cotterêts impose alors le français comme langue officielle du pays, ndlr]

Anthony Lodge, professeur émérite de linguistique française à l'université de Saint Andrews, situe l'origine de cette défiance dans les années suivant la Révolution française de 1789: «Puisque le français était vu comme la langue de la raison, les Français qui ne la parlaient pas devenaient soit des traîtres (les Bretons ou les Alsaciens), soit des fous.» L'école de la IIIe République généralise le français comme langue d'instruction, l'imposant à certaines catégories de la population de manière violente, interdisant l'usage de ce qui était considéré comme des patois.

Langues en danger

Aujourd'hui, les grands-parents ou les arrière-grands-parents des écoliers entretiennent un rapport de honte et de culpabilité avec leur propre langue. «On observe une sorte de mouvement de retour à la langue régionale chez les nouvelles générations, note Sophie Babault. Il y a d'un côté les grands-parents à qui on a interdit l'usage de ces langues hors de la maison, de l'autre les petits-enfants qui valorisent et apprennent les mêmes langues à l'école… En tant que chercheurs, on reçoit des témoignages très forts, cela ouvre des portes en matière de communication intergénérationnelle et peut révéler des choses qui étaient latentes au sein d'une même famille.»

Face à la levée de boucliers des acteurs du secteur de l'enseignement bilingue après la décision du Conseil constitutionnel de 2021, le ministère de l'Éducation nationale a publié une circulaire qui fait globalement machine arrière. Les classes immersives sont ainsi revenues dans une zone grise législative, et les académies peuvent, si elles le souhaitent, franchir le pas (sous certaines conditions), comme l'a fait celle de Strasbourg cette année. Mais cela sera-t-il suffisant pour enrayer une dynamique qui a conduit l'Unesco à identifier vingt-trois langues de France «en danger» ou «sérieusement en danger»?

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