Aux yeux de plusieurs analystes et intervenants du système éducatif national, la question de l’aménagement des langues de transmission des connaissances dans l’École haïtienne n’a toujours pas reçu de réponse satisfaisante. Elle demeure à la fois complexe et explosive, elle donne lieu à des réactions passionnées, certaines fois virulentes, et elle ne cesse d’interpeller la « fibre patriotique » d’un nombre indéterminé de personnes. Alors même qu’Haïti (environ 11 millions d’habitants), seul État officiellement bilingue de la Caraïbe, comprend la plus forte population mondiale de locuteurs dont la langue maternelle est le créole, sa minorisation institutionnelle continue de se déployer sur l’ensemble du territoire et singulièrement dans les écoles du pays où prédomine encore l’apprentissage en français des matières scolaires. Quel est aujourd’hui l’état des lieux de l’aménagement des deux langues officielles d’Haïti, le créole et le français, dans l’École haïtienne ? Quelles sont les principales visions en présence : faut-il aménager simultanément les deux langues de notre patrimoine linguistique historique puisqu’elles ont le statut de langues co-officielles dans la Constitution de 1987 ? Est-il fondé de promouvoir l’aménagement d’une seule langue officielle dans l’École haïtienne, le créole, en faisant l’impasse sur l’autre, le français ? Autrement dit, la vision de l’« unilatéralisme créole » prôné par certains « militants » trouve-t-elle une stricte légitimité dans la Constitution de 1987 ? Quelle est la vision de l’aménagement linguistique dans l’École haïtienne la plus rassembleuse et la plus rigoureusement conforme à la Constitution de 1987 et à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 ?
Notre réflexion analytique préliminaire sur les questions de fond formulées plus haut est consignée dans le livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011). Elle s’est poursuivie dans d’autres textes, notamment par la publication des articles « Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti ? » (Le National, 31 août 2017), « L’aménagement du créole en Haïti et la stigmatisation du français : le dessous des cartes » (Le National, 3 mai 2022), et « L’aménagement du créole doit-il s’accompagner de « l’éviction de la langue française en Haïti ? » (Le National, 10 mai 2022). Sur plusieurs aspects, ces articles sont redevables des enseignements du linguiste Pradel Pompilus, dialectologue, lexicologue et analyste rigoureux de la problématique linguistique haïtienne dès les années 1950-1960.
La problématique des langues d’apprentissage des connaissances dans l’École haïtienne a fait l’objet de réflexions et d’interventions diverses tout au cours du XXe siècle sans toutefois aborder très précisément, chez certains auteurs, la question de la didactique des langues. Un livre collectif, sous la direction de Léon-François Hoffmann, en rappelle des moments forts. Ainsi, « À partir de l’occupation américaine [de 1915] (…) on commença à réclamer l’utilisation du créole dans une vaste campagne d’alphabétisation du peuple. Que l’on puisse également produire des œuvres littéraires sérieuses et des études scientifiques en créole semblait prématuré [sic]. Il est vrai qu’une Académie créole fut fondée en 1947, sous la présidence de Charles-Fernand Pressoir et la vice-présidence de Jean Price-Mars. Mais, après sa séance inaugurale, dont Haïti Journal rend compte le 10 février, elle semble ne s’être plus jamais réunie. 1956 vit la création, sous la présidence de Lamartinière Honorat, d’un Institut de langue créole, société culturelle dont les statuts furent publiés dans Panorama (nouvelle série, mars 1956, pp. 35-38). Son but était « de promouvoir le développement de la langue créole et de la culture populaire nationale ». Cet Institut de langue créole se proposait, entre autres tâches, de « publier une histoire complète de la langue créole et une revue littéraire créole » et de « préparer l’édition d’une grammaire et d’un dictionnaire créoles ». Ces projets non plus n’aboutirent pas. » (« Haïti : couleurs, croyances, créole », sous la direction de Léon-François Hoffmann : Éditions du Cidihca, 1989).
Pionnier des travaux de recherche linguistique en Haïti, Pradel Pompilus nous a légué des publications de premier plan, notamment la « Contribution à l’étude comparée du français et du créole », volume I, phonologie et lexique, 1973 ; volume II, morphosyntaxe, 1976, Éditions Caribéennes, Port-au-Prince ; « La langue française en Haïti », Éditions Fardin, Port-au-Prince, 1981 ; le « Manuel d’initiation à l’étude du créole », Éditions Impressions magiques, Port-au-Prince, 1983, et « Le problème linguistique haïtien », Éditions Fardin, Port-au-Prince, 1985.
Dans l’état actuel des connaissances issues de l’observation de terrain et portant spécifiquement sur la réalité de l’apprentissage et de l’usage du français dans l’École haïtienne au XXIe siècle, nous disposons de peu de données analytiques. Aucun document majeur de synthèse élaboré par une institution nationale n’a jusqu’ici été publié sur ce sujet. De manière générale, ce qui prédomine jusqu’à aujourd’hui c’est plutôt une lapidaire vulgate, un certain discours empressé à dominante idéologique selon lequel la langue française présente dans nos écoles depuis l’Indépendance de 1804 serait, en soi et tel un OVNI, la cause principale de l’échec scolaire au pays. Cette expéditive vulgate ne fournit pas d’instruments analytiques sur l’inadéquation de l’obsolète didactique du français en contexte haïtien, sur les lourdes lacunes de qualification des enseignants de français, sur la typologie et le contenu des manuels de français en usage et pendant longtemps indistinctement importés de France, sur l’inadaptation/inadéquation des programmes officiels d’apprentissage du français et sur les effets systémiques de la « borlétisation » de nos écoles où très souvent n’importe quelle institution, n’importe quel enseignant parachute sans aucun contrôle de l’État ce qu’il croit être une authentique didactique du français langue seconde. À la fois pré-scientifique et dépourvue d’instruments analytiques, cette lapidaire vulgate a cours chez un nombre indéterminé de défenseurs de l’usage légitime et nécessaire du créole dans nos écoles et elle s’alimente également des dérives idéologiques des Ayatollah du créole (nous reviendrons là-dessus).
En dépit des lourdes lacunes informatives et analytiques sur la réalité de l’apprentissage et de l’usage contemporains du français langue de scolarisation, nous disposons de quelques rares documents attestant un remarquable effort d’analyse et de compréhension de cette problématique. Il s’agit du livre du linguiste Lemère Zéphyr, « Les facteurs de blocage à la communication orale dans les cours de français en 9e année fondamentale / Diagnostic et stratégies de remédiation » (Trilingual Press, 2022) ; de celui du linguiste et didacticien Fortenel Thélusma, « L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions » (C3 Éditions, 2016) ; également de celui dirigé et co-écrit par le linguiste Renauld Govain, « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français d’Haïti » (Jebca Éditions, 2021). D’autres textes de Fortenel Thélusma ont abordé la question de l’enseignement-apprentissage du français en Haïti tout en prenant en compte celle de son statut (langue seconde ? langue étrangère ? langue de scolarisation ?) : ce sont notamment les articles « Réflexions sur l’enseignement-apprentissage du français en Haïti :
faut-il l’enseigner-apprendre comme langue étrangère
ou comme langue seconde ? (Potomitan, 6 septembre 2012), et « Propositions pour un enseignement-apprentissage efficace du français langue seconde en Haïti » (Médiapart, 16 septembre 2021).
L’usage du créole, introduit comme langue de scolarisation par la réforme Bernard de 1979, est mieux connu quoique la connaissance de cet usage à l’échelle du pays tout entier soit encore limitée, notamment au chapitre de l’évaluation systématique de la didactique spécifique du créole (voir l’article de Wilner Dorlus, « La didactique du créole en Haïti : difficultés et axes d’intervention », 2008, et « L’état des lieux de la didactique du créole dans l’École haïtienne, une synthèse (1979 – 2022) », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 27 mai 2022). Cet usage a fait l’objet de plusieurs études et articles parmi lesquels il convient de retenir l’« Aménagement linguistique en salle de classe / Rapport de recherche » commandité par le ministère de l’Éducation nationale et imprimé en 2000 aux Ateliers de GrafoPub. Les recommandations de ce rapport de recherche remisé au grenier des « objets perdus » du ministère de l’Éducation sont restées lettre morte en dépit de leur pertinence. Notre connaissance de l’usage du créole, langue de scolarisation, bénéficie de l’éclairage du linguiste Benjamin Hebblethwaite et du philosophe Michel Weber auteurs de l’étude « Le problème de l’usage scolaire d’une langue qui n’est pas parlée à la maison : le créole haïtien et la langue française dans l’enseignement haïtien » (Dialogue et cultures 58 / 2012) ; nous sommes également redevables au linguiste Renauld Govain auteur de l’étude « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » (Contextes et didactiques 4/2014). Pour sa part, le linguiste et didacticien Fortenel Thélusma éclaire à point nommé la problématique ici évoquée dans son livre publié en 2018 aux Éditions C3, « Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives ». Parmi les mérites qualitatifs de ces publications, il y a lieu de retenir, entre autres, une dimension majeure de la réflexion de Renauld Govain sur la standardisation, la didactique et la didactisation du créole : « Dans l’état actuel des expériences linguistiques en Haïti, il se pose le problème de la standardisation, voire de la « didactisation » du créole comme objet et outil d’enseignement, afin qu’il puisse remplir convenablement sa fonction de langue d’enseignement » (Renauld Govain : « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti » (Contextes et didactiques 4/2014). Renauld Govain poursuivra, en l’approfondissant, la réflexion sur la didactisation du créole dans une étude de grande amplitude analytique réalisée avec le concours de Guerlande Bien-Aimé, « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle ». Cette étude est consignée dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021).
Plusieurs textes contemporains du ministère de l’Éducation nationale sont porteurs d’une vision prenant en compte les langues d’enseignement-apprentissage dans la scolarisation des élèves sans que l’on sache véritablement lequel de ces textes a préséance et constitue la référence première de l’État haïtien en matière de politique linguistique éducative. Cette lourde carence s’exemplifie à la lecture d’un document majeur de 70 pages commandité à sa première mandature par l’actuel ministre de facto de l’Éducation nationale, Nesmy Manigat, et qui a pour titre « Cadre pour l’élaboration de la politique linguistique du MENFP » ; il est daté de 2016. En dépit de la pertinence de plusieurs de ses propositions sur un sujet aussi capital, ce document élaboré par Marky Jean Pierre et Darline Cothière a lui aussi été relégué au grenier des « objets perdus » du ministère de l’Éducation nationale. Ce document de travail, non officiel, est distinct de deux documents officiels du MENFP, à savoir le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » ainsi que le « Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054 » (version de décembre 2020). Il s’agit là de deux documents officiels majeurs, mais l’on ne sait toujours pas lequel constitue le document premier de référence de l’État haïtien en matière de politique linguistique éducative (sur les lourdes lacunes conceptuelles et programmatiques de ces documents officiels, voir nos articles « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative » (Le National, 31 octobre 2018) ?, et « L’aménagement du créole à l’épreuve du « Cadre d’orientation curriculaire » du ministère de l’Éducation d’Haïti » (Le National, 2 mars 2021). Deux éléments-clé de l’analyse de ces documents officiels doivent toutefois être retenus : d’abord le constat qu’ils confirment l’emploi de nos deux langues officielles, le créole et le français, comme langues d’enseignement et langues enseignées –cela est conforme à l’article 5 de la Constitution de 1987. Ensuite la réalité qu’en dépit de leurs préconisations et à l’aune de leur amoncellement non hiérarchisé, ils ne constituent pas véritablement LA politique linguistique éducative de l’État haïtien. Il y a lieu de rappeler que depuis la réforme Bernard de 1979 --réforme inaboutie et déficiente sur plusieurs aspects--, et depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, Haïti est encore dépourvue d’une politique linguistique éducative comme d’ailleurs elle ne dispose toujours pas d’une Loi d’aménagement des deux langues officielles.
Ces différents documents du ministère de l’Éducation nationale, bien qu’ils ne constituent pas véritablement l’énoncé unique et prioritaire de la politique linguistique éducative de l’État haïtien, ont le mérite de confirmer, au moins en théorie, que l’État haïtien a choisi d’envisager d’aménager nos deux langues officielles dans le système éducatif national. Tel qu’indiqué précédemment, ce choix est conforme à l’article 5 de la Constitution de 1987 et il correspond aux exigences de l’article 40 de notre charte fondamentale. Mais qu’en est-il dans la réalité ? Le principal obstacle à une traduction effective et mesurable de ce choix est le peu de volonté politique du pouvoir exécutif de l’inscrire dans un texte de loi et dans des règlements d’application, et cette quasi-absence de volonté politique s’apparie à la réalité que le cartel politico-mafieux du PHTK au pouvoir en Haïti depuis onze ans n’a pas de véritable projet éducatif pour le pays et qu’il finance très peu le secteur de l’éducation. Ainsi, au chapitre du rachitique financement de l’éducation par l’État haïtien, Le Nouvelliste du 23 décembre 2021 rapporte que le ministre de facto de l’Éducation nationale « Nesmy Manigat poursuit son plaidoyer pour l’augmentation du budget de l’Éducation nationale ». Ministre nommé par le PHTK néo-duvaliériste, Nesmy Manigat expose dans cet article qu’« En 2016, le budget du MENFP pour 4 millions d’enfants à scolariser s’élevait à 300 millions de dollars. Aujourd’hui, le budget est passé de 300 millions de dollars américains à 200 millions de dollars. Nous sommes passés d’environ 20 % de dépense publique dans le système d’éducation [ce « généreux » pourcentage de 20% est littéralement faux, note de RBO] à environ 10 % », s’est plaint le titulaire du MENFP durant sa participation à l’émission ’’Panel Magik’’ ce jeudi 23 décembre 2021. »
L’aménagement simultané du créole et du français dans le système éducatif national est un choix de société : un choix politique, jurilinguistique et culturel dont les fondements sont consignés aux articles 5, 32 et 40 de la Constitution de 1987. Ce choix de société, sur le plan linguistique, vise l’instauration en Haïti d’un « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » au pays : les droits linguistiques sont de nature et d’application universelle, ils s’appliquent sans exception à l’ensemble des locuteurs, unilingues créoles et bilingues créole-français, et l’État a l’obligation de les garantir (voir notre article « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti », Le National, 7 novembre 2019). Ce choix politique, jurilinguistique et culturel doit contribuer à structurer la vision de l’État en matière d’élaboration de la didactique du français en Haïti et de l’élaboration d’une didactique spécifique du créole.
Dans le domaine de l’aménagement des langues de transmission des connaissances dans l’École haïtienne, le « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » doit fournir des garanties juridiques à la réelle maîtrise des deux langues officielles par l’ensemble des locuteurs au moyen d’une scolarisation adéquate et inclusive prenant appui sur la redéfinition de la didactique du français, langue seconde et de scolarisation, et prenant également appui sur une compétente didactique du créole langue d’enseignement et langue enseignée. Cette vision de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles dans l’École haïtienne est contestée par les défenseurs de l’« unilatéralisme créole » installés dans le déni du caractère historique du patrimoine linguistique bilingue créole-français d’Haïti et qui tournent le dos à l’article 5 de la Constitution de 1987, prêchant ainsi l’aménagement du créole uniquement dans l’espace scolaire et dans le corps social haïtien. En plus d’être inconstitutionnelle, donc illégale, la vision de l’« unilatéralisme créole » demeure rachitique, minoritaire et elle entend se légitimer par l’appel, sous les oripeaux du « nationalisme identitaire », à l’éradication en Haïti de la langue française stigmatisée au titre de « langue coloniale » ou encore de langue de la « Francophonie coloniale » selon le crédo de l’un des Ayatollahs du créole. L’« unilatéralisme créole » plaide, sans avoir recours à un argumentaire crédible et adossé aux sciences du langage et à la jurilinguistique, pour l’adoption en excluant le français d’une seule langue officielle, le créole –c’est le titre d’un livre mort-né de Gérard-Marie Tardieu, « Yon sèl lang ofisyèl » (Éditions Kopivit l'action sociale, 2018). Inconstitutionnel et illégal, l’« unilatéralisme créole » n’a élaboré aucune proposition didactique, aucune perspective de didactisation du créole et lorsqu’il s’aventure sans compétence avérée dans le domaine de la lexicographie créole, il produit de médiocres outils pédagogiques (voir nos articles « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative », Le National, 15 février 2022, et « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021). Les enseignants oeuvrant en Haïti et avec lesquels nous échangeons régulièrement rapportent l’avis unanime d’un grand nombre de parents d’élèves opposés à l’« unilatéralisme créole » : ils s’élèvent fortement contre les « militants » du créole « qui ont été parfaitement scolarisés dans les meilleures écoles francophones d’Haïti mais qui veulent priver les enfants créolophones de l’acquisition du français ». Le « ressenti » et l’opinion de ces parents d’élèves ne doivent pas être banalisés ou ignorés ; ils doivent être entendus et compris à la lumière de l’exigence de l’efficience des droits linguistiques qui sont les mêmes pour l’ensemble des locuteurs haïtiens et qui sont inséparables d’une stricte interprétation de l’article 5 de la Constitution de 1987 –cet article, rappelons-le, n’institue pas de hiérarchisation discriminante entre les deux langues officielles du pays.
Sur le plan jurilinguistique, il est fondé de poser que les critères de constitutionnalité doivent avoir préséance sur tout texte administratif relatif à l’aménagement des langues dans l’École haïtienne. Autrement dit, le ministère de l’Éducation nationale a l’obligation, dans tous ses textes et documents d’orientation pédagogique et curriculaire, ainsi que dans ses documents officiels de gouvernance (procédures, protocoles, directives, etc.) de s’en tenir strictement au statut co-officiel non-hiérarchisé du créole et du français consigné à l’article 5 de la Constitution de 1987 ainsi qu’aux obligations explicitement formulées à l’article 40 du texte constitutionnel. En vertu de cette stricte application de la co-officialité de nos deux langues, l’État haïtien ne peut choisir d’aménager une seule langue, le créole, tout en faisant l’impasse sur l’autre, le français. Il est juridiquement fondé d’accorder la priorité opérationnelle à l’aménagement du créole dans l’École haïtienne en raison du principe du droit à la langue maternelle créole et du poids démographique majoritaire des locuteurs unilingues créoles, mais il n’est pas fondé de le faire en excluant le français du système éducatif national. L’hypothèse de la définition, à l’avenir, d’une règle constitutionnelle de primauté à l’aménagement du créole dans l’École haïtienne mérite d’être sérieusement examinée, mais en amont cette règle constitutionnelle ne pourra pas juridiquement instituer l’exclusion du français du système éducatif national. Les critères de constitutionnalité permettent entre autres de comprendre que la récente décision du ministère de l’Éducation nationale d’exclure du financement étatique les manuels scolaires rédigés en français et de ne financer que les manuels scolaires rédigés en créole est inconstitutionnelle donc illégale. En définitive, les critères de constitutionnalité doivent être au fondement du futur et premier énoncé de politique linguistique éducative de l’État haïtien.
En guise de conclusion, il y a lieu de préciser une fois de plus que le radicalisme sectaire et dogmatique de plusieurs « créolistes » fondamentalistes sert de repoussoir démobilisateur à l’aménagement du créole dans l’École haïtienne. Les débats publics sur la question linguistique haïtienne et sur l’aménagement de nos deux langues officielles dans l’École haïtienne peuvent être éclairants et mobilisateurs lorsqu’ils sont documentés et conduits de manière éthique. Avec l’apport des linguistes et des enseignants, ils peuvent enrichir la réflexion et contribuer au développement d’une vision rassembleuse en lien avec les droits linguistiques, avec le droit à la langue maternelle créole dans l’École haïtienne, arrimés aux droits citoyens et à l’État de droit. C’est bien dans cette perspective unitaire que se situent la réflexion et l’action des linguistes aménagistes, et cette perspective est ouverte à une indispensable refondation de la didactique du français et à l’élaboration d’une compétente didactique du créole en Haïti.
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